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Covid, Brexit et Irlande du Nord : l’ironie du sort

Sociologue

Au Royaume-Uni, la crise sanitaire a rouvert les tensions politiques liées au Brexit, tandis que le Brexit menace la paix en Irlande du Nord. Des émeutes récentes font craindre une remise en cause des accords du Vendredi Saint, au point que la question s’invite au prochain G7 et Joe Biden ferait pression sur Boris Johnson pour éviter l’embrasement. Une situation pour le moins ironique, où la question des frontières est instrumentalisée soit comme un repoussoir, soit comme une nécessité, et ce par les mêmes personnes.

Le 7 avril dernier, sur Shankill Road à Belfast et sous les applaudissements de résidents, des adolescents cagoulés se dirigent vers le mur qui sépare un quartier « Protestant » d’un district « Catholique » voisin. À l’interface entre ces deux zones, ils lancent des cocktails Molotov sur un bus et son conducteur. S’en suit l’intervention de la police et d’habitants catholiques nationalistes. L’évènement s’est soldé par l’incendie du bus, des barricades et des combats et a porté à plus de 90 le nombre total de policiers blessés.

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Cela faisait alors plus de trois semaines que des émeutes agitaient certains quartiers défavorisés de l’Irlande du Nord et qu’elles étaient attribuées à la communauté protestante unioniste. Face au « pourquoi » de ces violences, les journalistes nous renvoient à une pluralité de causes politiques qu’ils peinent à démêler : le Brexit, la crise sanitaire, le mauvais travail de la police, l’influence encore marquée de groupes paramilitaires, des inégalités de classes ou des conflits géopolitiques. Non seulement ces révoltes sont incompréhensibles si on les regarde de façon isolée, mais c’est même sur le lien ambigu entre différents processus sociaux de long cours que portent les revendications populaires.

À l’heure où la Première ministre Arlène Foster s’apprête à démissionner, les insatisfactions continuent de se faire plus criantes dans la région. Prendre un recul sociologique, c’est alors s’interroger sur la façon dont l’évolution des rapports entre groupes sociaux en Irlande du Nord a mené à un renforcement contemporain des contradictions dont ils font l’expérience, favorisant ces manifestations violentes populaires. Cela demande d’abord de suivre la façon dont les Nord-Irlandais s’expliquent à eux-mêmes l’apparition de telles violences, et ce à quoi ils se heurtent alors.

Les effets de restrictions, d’un divorce et d’un rendez-vous manqué

De tels évènements sont d’abord attribués par les commentateurs nationaux aux suites de restrictions sanitaires controversées. En juin 2020, en plein confinement, la Première ministre nationaliste et d’autres représentants politiques assistent aux funérailles d’un ancien membre de l’IRA. 1500 personnes se réunissent à cette occasion, en dépit des mesures de distanciation sanitaire. Que des agents de l’État commémorent un ancien membre d’une organisation paramilitaire était déjà source de grandes tensions.

Ces infractions sanitaires et le fait que des manquements aient déjà été observés dans la communauté nationaliste en avril, ont alors provoqué l’ire des unionistes protestants. Fin mars 2021, les citoyens nord-irlandais apprennent néanmoins dans les journaux qu’aucune poursuite ne sera engagée à l’encontre des 24 politicien·ne·s nationalistes présent·e·s ce jour-là. Cette gestion jugée asymétrique de la crise sanitaire fait alors éclater au sein de la communauté protestante des critiques politiques, en particulier sur la tolérance dont a fait preuve la police à l’égard de ces évènements.

La plupart des élus unionistes ont exigé la démission du chef de la police, qui n’avait « plus la confiance de leur communauté » et avec qui ils ne voulaient plus travailler. Ce refus fut alors rapidement moqué par la communauté catholique. Certains élus trouvaient particulièrement ironique que des unionistes refusent de travailler avec la police en pleine vague d’émeutes, alors que la Première ministre unioniste avait rencontré en février 2021 des représentants paramilitaires loyalistes pour aborder avec eux les retombées du Brexit sur la communauté protestante.

Les résidents et les observateurs attribuent donc également ces violences aux suites du divorce entre le Royaume-Uni et l’Europe. La gestion difficile de la crise sanitaire était ainsi rapportée aux tares du Brexit. En février dernier, les Nord-Irlandais se sont retrouvés confrontés aux difficultés que posaient les nouvelles réglementations douanières à la circulation des vaccins depuis l’Europe et le Royaume-Uni.

Cela a rapidement fait ressortir les limites de ce protocole : malgré la signature d’accords en décembre 2020 sur le Brexit, les nouvelles règles de circulation proposées faisaient l’objet de contestations populaires. Le backstop proposé consistait à gérer les circulations des biens et des personnes à l’aide d’une frontière tracée dans la mer d’Irlande du Nord afin d’éviter une remise en cause du processus de paix entre les états irlandais et l’État britannique tout en respectant la volonté de l’Irlande de rester attachée à l’Europe. Il entraine alors de manière paradoxale la mise à l’écart de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni.

Depuis décembre, les tensions se sont multipliées au sein de la communauté protestante unioniste au sujet des accords commerciaux post-Brexit qui auraient selon eux entrainé un gouffre entre l’Irlande du Nord et le reste du Royaume-Uni. Les émeutes unionistes sont donc également perçues comme découlant de ces tensions.

Cela fait plusieurs années que les critiques quant aux blocages entrainés par ces décisions politiques se manifestent sous forme de commentaires humoristiques sur l’ironie de cette situation. Le 6 février 2020, le groupe de comédiens irlandais Foil Arms and Hog publiait une chanson satirique ironisant sur les difficultés des Britanniques à sortir de l’Union européenne : « Nous autres Irlandais […] ne comprenons pas comment les Anglais peuvent ne pas voir, malgré toute leur expérience en matière de colonie, que s’il y a bien une chose que leur histoire montre clairement, c’est qu’il est difficile de s’extraire d’une Union. »

De ce point de vue, la gestion de la crise sanitaire, renvoyant aux difficultés du Brexit, ne ferait qu’exacerber des tensions propres à l’histoire des relations que nouent le gouvernement britannique avec d’autres nations : non seulement l’Union européenne, mais aussi l’Irlande. Pour les commentateurs britanniques et européens, ces émeutes seraient donc aussi les conséquences d’une rupture mal régulée – celle de l’État britannique avec l’Union européenne – et d’une intégration inachevée – celle de l’Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni.

C’est alors au rendez-vous manqué avec la paix que ces incidents sont finalement renvoyés. Depuis 2016, les négociations des accords du Brexit se heurtent au problème de la frontière qu’il faut pouvoir tracer entre l’Europe et le Royaume-Uni, sans pour autant raffermir la frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord. Les commentateurs sont alors tentés d’expliquer le retour d’actes de violences à Belfast en raison des effets paradoxaux qu’a le processus de paix encore en cours entre les groupes catholiques et protestants, mais aussi l’Irlande, l’Irlande du Nord et l’État britannique, sur ce dilemme.

En février 2021, face aux obstacles que le protocole posait à la circulation des vaccins contre le coronavirus entre le Royaume-Uni et l’Irlande du Nord, le parlementaire unioniste Jeffrey Donaldson avait alors déclaré : « Que quelqu’un me montre un seul autre exemple dans le monde où l’on trouve ce genre de frontière en plein milieu d’un pays, une frontière interne dans un pays qui sépare une partie de ce pays d’une autre… ce n’est tout simplement pas acceptable, cela endommage notre économie, et nous n’allons pas l’accepter. »

Là encore, les observateurs n’ont pas manqué de souligner l’ironie de ce commentaire qui revenait, peu ou prou, à dénoncer ouvertement le type de déni d’interdépendance impliqué dans la partition de l’île d’Irlande depuis 1921, que son parti et lui-même continuent de défendre comme légitime en s’opposant aux nationalistes.

In fine, c’est l’état toujours précaire du « processus de paix » nord-irlandais qui semble ressortir au grand jour, ainsi que les aspirations nationalistes contradictoires qu’il fait cohabiter. Ce processus a débuté avec des accords de paix en 1998, et entend instaurer une démocratie de concordance en Irlande du Nord. Les nationalistes et les unionistes sont censés former un gouvernement de coalition, malgré leurs idéaux politiques radicalement opposés, pour lesquels catholiques et protestants se sont fait la guerre depuis la fin des années 1960.

Ce processus de paix est lui aussi régulièrement dénoncé pour ses errances. Elles ont notamment mené à l’absence de gouvernement de 2017 à 2020, suite aux refus des partis nationalistes et unionistes de collaborer. Comme la crise sanitaire l’a fait ressortir, la cohabitation entre deux Premières ministres, une unioniste et une nationaliste, reste une source continuelle de tensions, tout en obligeant les partis et les trois nations à collaborer politiquement.

Pour les commentateurs, la crise sanitaire, le Brexit, et le traçage de nouvelles frontières fragilisent le processus de paix au sein de l’Irlande du Nord en tant que telle, expliquant par là le renforcement de nouveaux actes de violence entre catholiques et protestants. À bien y regarder, il semble en fait que ce soit la fragilité du processus de nationalisation nord-irlandais en interne et dans son rapport aux autres sociétés des îles Britanniques qui apparaisse au travers de ces évènements.

De l’ironie à la violence, de l’ambivalence à la mise en cause d’un processus de nationalisation

Pour simplifier, le constat est donc, pour les protestants, que les conséquences de la crise sanitaire, du Brexit, et du processus de paix sont toutes venues raviver le même sentiment : celui d’avoir été lésés, voir dupés, en faveur de leurs voisins catholiques.

À l’inverse, côté catholique, la crise sanitaire, le Brexit et la nouvelle frontière ont renforcé le constat cynique d’une ironie du sort renouvelée, rendant très difficile de revendiquer des volitions à l’union et à la séparation aux échelles régionales, nationales ou européennes sans que cela ne fasse ressortir des contradictions et des effets paradoxaux.

Ces deux lectures résultent d’un même phénomène. Les épreuves de la crise sanitaire, du Brexit et de la paix nord-irlandaise ont amené les acteurs sociaux à se rendre plus conscients des liens ambivalents et fragiles qui existaient déjà entre les relations intra et internationales au sein des îles Britanniques. Ils y ont été poussés par le fait que chacune de ces crises politiques est venue chambouler un peu plus fortement les interdépendances de la société nord-irlandaise. Ces dernières années, les constats humoristiques et critiques sur l’ironie du sort révèlent une tentative de mettre en mots les contradictions politiques que révèlent les effets pervers et paradoxaux de ces décisions politiques.

Cette lecture à trois niveaux indique que la crise sanitaire, en venant bousculer un niveau supplémentaire d’interdépendance intra et internationale, a participé au passage de l’ironie à la violence, de l’ambivalence à l’opposition, dans la lente montée en réflexivité des groupes sociaux sur les tensions politiques qui traversent leur société.

Pour autant, l’absence de tiers efficace dans ces crises politiques et ces disputes fait que les tentatives locales de trouver des causes à ces tensions sont rapidement rabattues sur des accusations unilatérales. On invoque des causes externes et indépendantes les unes des autres – « le Brexit », « le traçage d’une frontière », « la crise sanitaire », « les paramilitaires loyalistes » – tout en responsabilisant l’autre communauté pour le rôle joué dans ces dérives.

Mais qui y a-t-il alors derrière ces effets pervers, jugés si peu compréhensibles et en même temps si flagrants qu’ils en deviennent sujets à humour, puis à la violence ? C’est à cette question qu’il faut aujourd’hui tenter de répondre, pour couper court aux tendances à la naturalisation et à l’atomisation de ces causes politiques.

Des processus de pacification aux prises avec des antagonismes fondateurs

Pour prendre au sérieux la façon dont la crise sanitaire, le Brexit et la paix nord-irlandaise éclairent « le pourquoi » de ces émeutes, il faut en fait dénaturaliser davantage encore ce qui meut des ambivalences politiques en des oppositions, en participant à historiciser la façon dont elles ont jusque-là été régulées.

La volonté de l’État du Royaume-Uni de se distancier des contraintes politiques et du marché européen se heurte à la volonté d’une partie du groupe étatique nord-irlandais de rester rattaché au marché britannique et à sa société politique, et à celle d’une autre partie de l’Irlande du Nord de rester attachée à la société irlandaise, et alors à l’Europe. Il se joue ici une cohabitation d’aspirations contradictoires que ne manquent pas de remarquer les acteurs impliqués dans ces processus, et que certains tentent d’endiguer tant elles semblent tendre vers un point de rupture.

Plus que des effets ponctuels, des tendances propres à un gouvernement ou des antagonismes « insurmontables » entre communautés, c’est en fait le long processus de pacification et de nationalisation des sociétés des îles Britanniques qui affleure à travers ces constats d’ironie puis à travers cette violence. L’enjeu est de taille. La régulation de ces aspirations contradictoires est la ligne de crête de la longue nationalisation du Royaume-Uni en tant que société politique. Ce sont les ambivalences entre union et séparation qui s’y expriment.

Comme son nom l’indique, le Royaume-Uni s’est progressivement institué en réunissant en son sein des groupes et des ensembles qui se considéraient initialement comme étranger les uns des autres. Encore davantage que l’Écosse ou le Pays de Galle, l’Irlande du Nord est la zone qui cristallise l’ensemble des tensions qui découlent de ce processus et des aspirations potentiellement contradictoires qu’il engendre. Cette région a la particularité de voir sa nationalisation et la sociogenèse de son appareil étatique fondées sur la régulation de ces aspirations potentiellement contradictoires.

Néanmoins, la mise en forme de cette ambivalence en interne est toujours indissociablement liée aux rapports qu’entretient cette société politique aux nations qui l’entourent. Les liens du Royaume-Uni avec les royaumes continentaux puis les États de l’Union européenne, instituant au-dessus de lui une forme tierce de souveraineté et d’interdépendances, ont joué un rôle central dans la stabilisation de ce processus de nationalisation et de ses phases.

Il en ressort qu’en quittant l’Union européenne, le Royaume-Uni tend à voir ressortir les aspirations contradictoires qui le traversent – ce à quoi l’on s’attendait – sous des formes diffractées – ce que l’on aurait eu bien du mal à anticiper, étant donné la pluralité des problèmes publics indirects générés par ces crises politiques.

Que l’Irlande du Nord soit définie comme « le point nodal » de ces tensions n’est pas le fait des historiens ou des sociologues. Cela découle d’un processus long qui s’exprime dans la façon dont cette société se réfléchit. À l’origine, ces tensions n’existaient pas seulement en Irlande du Nord, mais traversaient potentiellement l’ensemble des rapports politiques internes du Royaume-Uni, jusque dans son gouvernement. Elles se réfléchissent aujourd’hui violemment dans une zone où s’oppose frontalement et formellement un groupe « Unioniste » et un groupe « Nationaliste », laissant ainsi penser que les aspirations contradictoires qui traversent cette région n’atteignent pas le reste de la société britannique.

Tout au contraire, ce processus de relégation de ces ambivalences à certains territoires de l’Irlande du Nord s’est joué sur un temps très long. L’opposition nationale entre Gaéliques et Anglo-Normands au sein des îles Britanniques s’est muée en une opposition coloniale entre Irlandais et Anglais au sein de l’île d’Irlande au XIIe siècle, avant de se transformer en une opposition religieuse entre catholiques et protestants au XVIIe siècle.

Au XXe siècle, la partition de l’île d’Irlande en deux États a accentué le fait de considérer ces ambivalences comme une opposition politique entre nationalistes républicains et unionistes loyalistes, et sociale entre classes ouvrières et classes dirigeantes propres à cette région des îles britanniques. C’est cet équilibre, dont le processus de paix nord-irlandais est la dernière grande manifestation, que sont venus bouleverser le Brexit et la crise sanitaire. Ils nous rappellent que cette balance est une continuelle performance.

L’organisation de l’État irlandais puis sa coexistence avec l’État britannique et l’Union européenne sont donc intrinsèquement liées à la régulation du conflit et à la constitution d’un État nord-irlandais dont on a relégué le fondement à la dissension entre ses membres. Ils exacerbent des aspirations potentiellement contradictoires, cristallisées dans des antagonismes qui donnent à ces groupes la conscience de leurs interdépendances au sein d’une même société politique, et de celles des nations auxquelles ils se rattachent au sein des îles Britanniques.

Cette dynamique se prolonge tant que les acteurs y trouvent un moyen d’exprimer l’ambivalente complémentarité de leurs aspirations à l’unification et à la séparation. C’est cet équilibre fragile que n’a cessé de reconduire, au fil des siècles, le Royaume-Uni. Le processus de paix nord-irlandais, le Brexit et la gestion de la crise sanitaire, bien que relevant en apparence de domaines de la politique interne et de la politique internationale, relèvent en fait d’un même processus de nationalisation de longs cours, toujours dépendant de l’état de ses relations avec d’autres nations.

Ressort ainsi un long fil conducteur : celui d’une tension constante entre des aspirations à l’unification et à la séparation des îles Britanniques, qui a fini par s’exprimer le plus clairement en Irlande du Nord, en se rejouant à ce niveau sous la forme d’une tension entre l’intégration et à la ségrégation des communautés catholiques et protestantes.

Le fait que cette tension se soit exprimée le plus clairement et le plus continuellement en Irlande du Nord a eu des conséquences sur cette société : elle a rendu plus accessible et plus pensable à l’ensemble des groupes sociaux qui la composent de devoir s’assurer la possibilité de revendiquer un plus haut degré d’intégration et un plus haut degré de séparation dans le réajustement de ce processus de nationalisation. D’où la multiplication d’épreuves et de mouvements sociaux de contestations qui semblent venir régulièrement déstabiliser l’intégration de l’Irlande du Nord, du Royaume-Uni… et de l’Union européenne.

Se rendre plus réflexif sur le concert des nations

Il n’est alors plus possible d’ignorer les tensions qui accompagnent le caractère fondateur de cette renégociation perpétuelle du degré d’unité et de séparation qu’entendent maintenir les groupes sociaux les uns avec les autres, par suite de leurs interdépendances ou en dépit de celles-ci. Aujourd’hui, c’est à cette idée que l’Irlande du Nord rappelle les nations européennes, elles-mêmes confrontées à des aspirations internes de séparatisme politique.

Ces aspirations concurrentes mais complémentaires font que ni le processus de paix nord-irlandais, ni le Brexit, ni les gestions nationales de la crise sanitaire mondiale ne sauraient être régulées sans heurts tant qu’elles ne seront pas prises en compte comme résultant d’une même dynamique d’accroissement des interdépendances.

Les émeutes en Irlande du Nord, et les raisons d’agir de ceux qui y sont impliqués ne peuvent donc pas être comprises si on les ramène à des évènements isolés, ou même à un processus local. Bien qu’elles présentent toujours des spécificités politiques territoriales et individuelles, il faut aussi y voir un effet de la transformation des interdépendances entre nations, ce que nous rappellent avec forces les évènements des derniers mois en Irlande du Nord. C’est à la dynamique dans laquelle s’insèrent ces interdépendances intranationales et internationales que l’on doit le renforcement des contradictions entre ces aspirations politiques, parce qu’elles renforcent ou mettent à l’épreuve des processus positifs d’intégration et de différenciation.

Dans ce cocktail Molotov se jouent à la fois les conséquences d’un confinement, d’un divorce, et d’un rendez-vous manqué, et on ne peut en saisir les nuances qu’en superposant ces trois calques. Cela nous oblige à voir dans cette série d’émeutes des actes certes très violents, mais irréductibles à une énième « révolte de jeunes des quartiers populaires », une lecture que véhiculent de nombreux journaux et qui fait peser sur ce groupe social la responsabilité des contradictions politiques que nourrit le processus de nationalisation du Royaume-Uni et des îles Britanniques.

L’ironie et le soulèvement populaire sont précisément des tentatives de mettre en mot ces contradictions historiques et leurs conséquences sur les catholiques et les protestants des quartiers défavorisés de l’Irlande du Nord.   

C’est aujourd’hui aux États de se montrer en mesure de déployer des politiques publiques à la hauteur de ces tentatives. Ils doivent se rendre plus à même de gérer les problèmes que rencontrent les groupes sociaux lorsqu’ils se rappellent à eux-mêmes ce qui les sépare et les unit, ce pour quoi ils s’intègrent les uns aux autres et la nature de leurs différences.

Pourtant, le manque d’appuis pour maintenir l’équilibre et l’évolution de ces crises politiques mènent aujourd’hui à deux situations alarmantes. Premièrement, l’évanescence du débat autour du Brexit et du processus de paix nord-irlandais risque d’épuiser nos efforts pour atteindre une plus grande conscience des liens d’interdépendances entre ces processus politiques et sociaux, au Royaume-Uni et en Europe. Le surgissement de nouvelles crises n’en devient que plus probable.

Deuxièmement, on peut s’attendre à ce que la crise sanitaire, et la façon dont elle a été prise en charge par l’Union et la Commission européenne, mène à des débats sur l’interdépendance entre nations européennes et ses imperfections. On risquerait alors, en opérant la réorganisation des relations européennes et mondiales que semble requérir la crise sanitaire, de voir ressurgir des contradictions propres aux problèmes d’interdépendances de moindres niveaux tels que le Brexit, de la même façon que les acteurs de ce dernier se sont retrouvés confrontés au problème de l’intégration et de la séparation de l’Irlande du Nord.

Cela renforcerait encore davantage l’émergence de formes potentiellement contradictoires et non complémentaires d’aspirations à l’unité et à la séparation. On se contenterait, de nouveau, de constater après-coup à quel point l’ironie du sort et ses effets paradoxaux nous renvoient à l’histoire de nos États-nations.


 

Théo Leschevin

Sociologue

Mots-clés

Brexit

Notes