Roman (extrait)

Inquiéter la tempête

Ecrivaine

Inquiéter la tempête s’apparente à une odyssée dans l’univers du cinéma : gestes, rituels, petits arrangements, négociations. L’art et la vie se confondent, les destins des membres de l’équipe croisent ceux des personnages du film en train de se faire. Voici le premier chapitre du premier roman d’Estelle Benazet, écrivaine non encore publiée (statut très provisoire – cela relève, à la lecture, de l’immédiate évidence).

Francisco

Lucie me tourne le dos. Elle ne dort pas, elle écoute mon souffle pendant la nuit.

Corde, le fils du boucher avait dit corde. Ce mot me portera malheur, j’en suis certain. J’étais seul sur le plateau lorsqu’il m’a postillonné sa question au visage : où est-ce que je range cette corde ? J’étais le seul disponible à répondre au fils du boucher.

Cette housse de couette me gratte, je lui ai déjà dit à Lucie de jeter cette parure de lit. Dormir dans les mêmes draps, lavés et relavés pendant des années, ça me dégoûte, c’est comme ressasser ses rêves.

Le fils du boucher ne savait pas quoi faire. Comme on ne lui disait rien, il avait sorti son paquet mou de cigarettes, il l’avait tâté pour comprendre combien il lui en restait. Il hésitait à s’en griller une. Je l’observais, j’attendais Sami, mon premier assistant. Quelques minutes avant, Sami et moi étions concentrés. Nous révisions la deuxième phase du tournage. Quelqu’un l’avait appelé sur le talkie, il avait couru. Je reviens dans cinq minutes. Mais Sami aurait dû faire attendre les autres, et répondre à mes doutes. S’il était resté avec moi, il aurait répondu au fils du boucher. La présence de Sami m’aurait protégé et le fils du boucher ne m’aurait pas craché le mot corde au visage.

Ce tissu est insupportable. Je bouge la nuit, les draps s’entortillent, mes bras s’ennuient et s’égarent hors de la couette, j’ai chaud, je sens le coté râpeux de la housse. Ça me démange, j’ai l’impression qu’une communauté de cloportes chemine sur mes avant-bras.  Je lui ai déjà dit à Lucie, on n’est pas pareil quand le sommeil s’empare de nous, toi tu dors comme un sac de pierres au fond d’une rivière, pas moi.

J’attendais Sami. J’étais le seul assis. Les autres, biceps, cuisses tendus et mollets durs démontaient le décor. Dévisser, ramasser, débarrasser. Pour gagner du temps, les machinistes, les électriciens avaient garé les camions, arrières ouverts, contre les portes géantes du plateau. Seul, à deux, à trois, à mains nues ou gantées, parfois accompagnés d’auxiliaires mécaniques, chariots élévateurs, diables à roulettes, les aller-retour des techniciens entre le plateau et les camions s’accéléraient. Vider le plateau au plus vite pour libérer l’espace, ne pas payer un jour de plus de location. Sur le parking, les hayons des camions avaient été baissés, les murs et sols de notre histoire étaient avalés.

J’ai chaud. Je dégage la couette. La ville semble être en carton à travers la baie vitrée du onzième étage. À cent mètres à vol d’oiseau, la place de la Réunion a été désertée. Lucie préfère s’endormir le store levé, quand je me réveille, je veux voir la ville, dit-elle. Au moins, je sais quelle heure il est, je sais que j’ai encore de la marge avant le lever du jour. Jusqu’à une ou deux heures du matin, il y a des bandes qui discutent devant le kebab sur le trottoir au pied de l’immeuble. Le calme gagne ensuite. Il est parfois interrompu par le cri d’un errant, ou le pleur d’un d’enfant. Les jeudis, et les dimanches, la place de la Réunion accueille le marché. Vers quatre heures, les services municipaux sortent les chandelles et les bâches de leur camion. Les tubes en acier télescopiques s’entrechoquent, ça me réveille. Je sais qu’il ne me reste plus beaucoup de temps.

Lucie me l’avait dit lorsque je suis arrivé en France. On ne dit pas le mot corde sur les plateaux, ça porte malheur. Une corde, des rouleaux de câbles. Ces objets traînent souvent sur les plateaux, dans les caisses, derrière les feuilles de décor, sur le grill, dans les mains des machinistes. Je crois à ces mots.

Personne ne lui parlait au fils du boucher. Personne ne lui disait quoi faire. Où est la scie, où est la scie ? hurlait le chef déco. Le fils du boucher cherchait à l’aveugle, sans connaître les habitudes de rangement de l’équipe. Le temps qu’il la retrouve, le chef déco était passé à autre chose. Ces mots ne pouvaient que s’adresser à moi : j’ai la scie, mais où est-ce qu’on range cette corde ? Il ne savait surement pas qui j’étais. On ne parle pas au réalisateur comme ça.

Le fils du boucher ne savait surement pas non plus qu’il avait été l’objet d’une tractation. Vous embauchez mon fils et je vous trouve des têtes de chevaux fraichement coupées pour votre film, avait négocié le boucher. J’étais prêt à tout pour ces images, quitte à payer un étranger qui prononcerait le mot malin.

Lucie change de position. Elle se met sur le dos. Soudain, elle inspire comme si elle manquait d’oxygène.

J’entends encore la leçon de Lucie. Combien de fois m’a t-elle répété cette histoire ? Sur un bateau, chaque cordage répond à un terme bien spécifique, la seule corde appelée « corde », est celle qui sert à sonner la cloche pour saluer les morts…  Elle me l’avait dit Lucie, au début du vingtième siècle, les charpentiers, les machinistes du théâtre étaient souvent recrutés sur les chantiers navals. Les superstitions auxquelles on croyait sur les bateaux se sont alors propagées sur les plateaux. Tu le sais, on ne dit pas le mot « corde » sur le plateau, ça porte malheur. On dit guinde, drisse, fil, câble, bout… et le mot « corde » devient immatériel dans nos têtes, il ne prend plus corps par nos bouches.

Je n’avais rien répondu au fils du boucher, sinon un haussement d’épaule. Je ne voulais pas répéter le mot. Il était reparti avec son désœuvrement. Il s’était assis sur une caisse et avait fumé une clope. Il regardait l’évidement du plateau. L’éviscération. Corps caméra, optiques avaient déjà été rangé dans leurs boites aux intérieurs de mousse et de velours. Les portants avaient roulé vers les vestiaires pour l’inventaire final des tenues des ouvrières, que la production avait louées auprès du Vestiaire. Franck et Olivier avaient remballé la machinerie pour les effets spéciaux : ventilateur géant et moteur d’avion. L’odeur de kérosène se dissipait dans l’air du puits n°2 de la mine de  Wallers-Arenberg.

Ces cordes-là laissaient des échardes dans la peau, il fallait les manipuler avec gants de protection. Les électriciens pliaient les pans de moquettes qui avaient été posés sur les réseaux de câblages, histoire que personne ne se prenne les pieds dedans et se casse un os. Et ils enroulaient les câbles, ils prenaient en main le bout, les tendaient jusqu’à leur coude, et continuaient la boucle dans une torsion de poignet intermittente. Attacher, détacher, pendre, se pendre. Tout film est une histoire d’attachement et de détachement.

Le plafond de la chambre tangue. Le sifflement du radiateur bourdonne dans mes oreilles. Corde, il n’y a que ce mot qui se répète dans ma tête. Ne pas dire corde, ne pas dire corde… comme lors d’une séance de table tournante, où chaque participant se répète dans sa tête, ne pas penser au diable, ne pas penser au diable, finalement on pense à lui, et le mauvais esprit se montre. Corde ! Elle me l’avait  dit Lucie, seulement en cas d’incendie, le mot pouvait être crié sur un plateau de théâtre. Les machinistes s’activaient alors pour tirer les cordes qui renverseraient les réserves d’eaux sur le feu. Le geste devait vraiment être nécessaire, l’eau qui croupissait depuis bien longtemps allait répandre sa mauvaise odeur, ses microbes et ses miasmes sur la scène.

Je ne peux pas dormir. J’ai trop chaud. Des gouttes glissent sur mes tempes. Mon dos mouille les draps, faut que je m’hydrate. Mes mains sur la bouteille en plastique. J’ai du mal à maitriser mon geste, à ne pas froisser la matière. Gorgée après gorgée, le matériau s’écrase entre mes doigts. J’essaie de réduire mes bruits de déglutition en vain, mon agitation réveille Lucie. Je me lève. Qu’est-ce que tu as Francisco ?

Dans la cuisine, le lave-vaisselle tourne encore. Le ronflement de la machine me donne envie de fuir. La chaleur qu’elle dégage me fait transpirer. Je n’ai jamais eu aussi soif. J’ai faim. J’ai encore faim. J’ai pas assez mangé. Je vais me faire des sardines à même la boite. J’en ouvre une,  je plante la fourchette dans les filets. Les arêtes frottent mon palais et se coincent entre mes dents. Je crache l’huile dans la poubelle.

Le fils du boucher.  Il avait fini sa clope, il ne savait pas où la jeter. Après avoir regardé autour de lui, pour vérifier que personne ne le surveillait, il avait jeté son mégot par terre, et l’avait écrasé d’un mouvement sec et rapide sous son pied. Il avait croisé les bras sur sa poitrine, puis il avait glissé ses mains dans les poches  en faisant quelques pas, et s’était arrêté sans but.  En un geste machinal, il dessinait des arcs de cercles dans la poussière au sol du bout de sa chaussure de sécurité, résistante aux hydrocarbures, à la perforation et à l’abrasion. Les activités les plus dangereuses étaient possibles avec ce type de chaussures. Il devait faire semblant, se trouver une mission, même inutile, afin que personne, ni camarade, ni supérieur ne lui demande d’accélérer la cadence. Il m’évoquait cette figure de l’ouvrier éternel inemployé, ces milliers de silhouettes hagardes qui ont foulé ce site minier pendant cent ans, et qui dès que le travail s’arrêtait, crachaient leurs poumons silicosés. Notre histoire, mis en scène dans ce puits n°2 de Wallers-Arenberg fermé depuis trente ans, aujourd’hui devenu décor, s’est chargée de ces souffles viciés.

Le fils du boucher avait enfin trouvé un compagnon. Dans une modeste danse avec un balai, il tournoyait. Il déplaçait les poussières, celles encore en suspension dans l’air, qui accompagnaient ses mouvements, et celles, charbonneuses du temps de l’exploitation de la mine, désincrustées entre les moindres plis soudés du sombre bâtiment, contre un joint, autour d’un boulon.

Je retourne au lit.

Lucie me caresse le front, les yeux fermés. Tout se mélange dans ma tête. Lucie me raconte tellement d’histoires, j’ai l’impression de les avoir vécues. Lucie n’a plus besoin de moi. Elle devrait faire des films sans moi. Ma honte grandit en pensant à tout ce qu’elle m’offre chaque jour. Elle prend soin de moi comme elle prend soin des histoires que nous écrivons. Elle est présente pour chaque détail, elle sait, je ne sais pas. Elle est solide, bien plus solide que moi. Souvent, elle me contredit, et elle a raison, pourquoi on tournerait la scène comme ci et pas comme ça ? Pourquoi on devrait vivre comme ci et pas comme ça ? Sa logique est supérieure à la mienne. Je hausse la voix, et elle me laisse courir, elle n’insiste pas, elle m’abandonne à mon doute, je reprends mon idée, et j’ai tort.

Je me vois. Je me réveille sur un lit de camp. Je me frotte les yeux. Je découvre que je suis alité dans un hôpital à ciel ouvert. Il n’y a personne dans les autres lits, pourtant les draps sont défaits, les autres patients partis. Des papiers, des cartons, des sacs plastiques s’envolent. Je me lève en sursaut, je me dirige vers la bibliothèque nationale, et elle s’écroule alors que je m’apprête à m’y abriter. Je retourne en courant dans mon lit, je me cache sous la couverture. Des bourrasques déplacent mon lit. Je sors ma tête du drap pour comprendre où je vais. Des chevaux me regardent. Des vents contraires me retiennent dans une écurie, ils conduisent mes pensées.

Je ne sais pas si j’aurais la force de me lever demain, je suis fatigué. Finir ce film, aller chercher la tornade, filmer cette dernière séquence, je suis fatigué.

Elle me l’avait dit Lucie. Seuls les vents qui dépassent les cent dix neuf kilomètres heure reçoivent un prénom. Trois ouragans ont porté ton prénom, il y en aura d’autres, Francisco.


Estelle Benazet

Ecrivaine