Atrocités et génocide au Tribunal Ouighour : quatre jours pour ébranler le monde ?
Les audiences du Tribunal Ouighour, chargé d’examiner les atrocités, crimes contre l’humanité et crimes de génocide au Xinjiang, se sont concentrées sur quatre jours, du 4 au 7 juin derniers à Londres, dans la Church House à Westminster. Un plan large et fixe enregistrait l’ensemble de la salle, laissant entrevoir de dos un public clairsemé ; des plans plus rapprochés lors des prises de parole se posaient sur le Président ou les huit membres du jury qui l’entouraient.
Une autre caméra fixait témoins, experts et traductrice qui se sont succédés dans la partie gauche de la salle, alors qu’une autre caméra enregistrait les paroles et les gestes de trois conseillers, chargés des courtes présentations de celles et ceux qui allaient témoigner, et des premières questions. N’ayant pu faire le déplacement, certains témoins et experts étaient auditionnés en visioconférence, leur image projetée sur un grand écran au-dessus de la table du Président et des membres du jury. Aucune coupe à ces enregistrements disponibles in extenso sur la chaine « Uyghur Tribunal » sur Youtube, soit plus de 36 heures d’audience, pauses-café et pauses-déjeuner, retards et délais, problèmes techniques et temps de traduction compris.
Lancé par l’organisation non-gouvernementale Coalition for Genocide Response et établi à la demande de Dolkun Isa, président du World Uyghur Congress, ce tribunal indépendant est chargé d’enquêter sur les « atrocités et un possible crime de génocide » touchant les Ouighours et les populations musulmanes (Kazakhs, Kirghizes, Hui) du Turkestan oriental ou Région autonome ouighoure du Xinjiang. Le Tribunal Ouighour est présidé par Sir Geoffrey Nice, Conseiller de la Reine, ancien procureur général chargé des poursuites contre Slobodan Milosevic au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie entre 1998 à 2006.
Son principal conseiller est l’avocat Hamid Sabi, qui fut rapporteur et conseiller de l’Iran Tribunal, chargé d’enquêter sur les massacres des prisonniers politiques en Iran dans les années 1980, sujet qui ressurgit aujourd’hui dans l’actualité avec la récente élection d’Ebrahim Raissi. Hamid Sabi fut également conseiller du China Tribunal (lui aussi présidé par Sir Nice) et organisé de décembre 2018 à juin 2019 pour traiter de la question des prélèvements forcés d’organes sur des « prisonniers de conscience » musulmans ouighours et pratiquants Falun Gong. M. Sabi est enfin conseiller du Aban Tribunal qui statuera sur la répression meurtrière durant la « Révolution verte » de novembre 2009 en Iran ; les audiences ont été repoussées à cause de la pandémie et auront lieu en juillet, cette année.
« Atrocités et possible génocide »
« Génocide à retardement », « ethnocide », « linguisticide », « castration identitaire », « annihilation systématique », « génocide culturel » ou « génocide démographique » : les termes employés lors des audiences sont nombreux. Les autorités et les chercheurs chinois parlent quant à eux d’« optimisation » ou de « rationalisation » de la structure de la population, de « dilution de l’élément ethnique », d’une « structure ethnique déraisonnable », de populations « à l’histoire criminelle » ou à « l’énergie négative », de populations « désirables » et « moins désirables », ou encore de la nécessité de « résoudre le problème humain ».
L’objectif du Tribunal est précisément d’étudier la nature et l’étendue de ces crimes. En comblant un vide juridique puisque la Cour pénale internationale et la Cour internationale de Justice ne peuvent être saisies, le Tribunal doit statuer sur l’intention de détruire tout ou une partie d’un peuple, et de son existence en tant que groupe ethnique, religieux, racial ou national, soit un acte de génocide au regard de l’Article II de la Convention pour la répression et du crime de génocide de 1948.
Cinq critères sont considérés pour démontrer le génocide : meurtre des membres du groupe ; atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des membres ; soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence qui entraînent sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.
Le dernier rapport de l’Institut Newlines pour la stratégie et la politique, en coopération avec le Centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, produit par une trentaine d’experts indépendants, a été publié en mars 2021. Il a déjà conclu que la République populaire de Chine était responsable d’actes de génocide contre les Ouighours en violation de la Convention de 1948, de même que le rapport du Uyghur Research Institute.
Plus de 60 députés, de 18 parlements nationaux différents, demandent à l’ONU la création d’une commission d’enquête sur le génocide et les crimes contre l’humanité dans la région. Plusieurs parlements européens ont également voté des résolutions à ce sujet : après le Canada, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la Lituanie, une résolution concernant « le risque sérieux de génocide » vient d’être adoptée au Parlement belge. En France, une proposition de résolution portant sur la « reconnaissance et la condamnation du caractère génocidaire des violences politiques systématiques » a été enregistrée à la Présidence de l’Assemblée nationale le 17 juin dernier.
Au Xinjiang, sur les 11,3 millions de Ouighours et 2-3 millions de musulmans turcophones (kazakhs et kirghizes notamment) et Hui, entre un et deux millions ont été ou sont internés depuis 2017 dans des structures de natures diverses, pour des durées allant de quelques jours à la perpétuité, en vertu de la « politique anti-terroriste » menée par le parti communiste chinois. Il s’agit de centres de rééducation et de prisons (voir la carte interactive ici), souvent associés à des camps de travail, qui sont tous des lieux de violences physiques et psychologiques, parfois de tortures, de viols et probablement de prélèvements forcés d’organes.
La société non-internée est également touchée par cette répression politique massive et omniprésente : caméras de surveillance et collecte de données biométriques ; séparation parents/enfants, internats et orphelinats ; contrôle des naissances par le recours à la stérilisation forcée (la présence des dispositifs intra-utérins implantés par chirurgie peut faire l’objet d’une vérification tous les trois mois) ou par le recours à l’avortement forcé, pratiqué jusqu’au huitième mois de grossesse ; destruction des cimetières musulmans, des mosquées et des sites culturels ou transformation de ces derniers en restaurants, bars et entrepôts ; interdiction de parler Ouighour, de pratiquer sa religion ; sinisation par les mariages forcés et intrusion régulière et persistante de membres du parti dans les foyers qui partagent la vie quotidienne…
Témoins des faits et experts-témoins
Quinze femmes et huit hommes sont témoins des faits. Ils appartiennent à des familles dont au moins un membre est détenu ou a disparu sans donner de nouvelles depuis plusieurs années. Ce sont aussi d’anciens et d’anciennes détenu.es de centres de rééducation ou de prisons, qui ont subi viols et tortures, interné.es arbitrairement en dehors de toute procédure judiciaire, parce qu’ils appartiennent à une famille de religieux, parce qu’ils ont transféré de l’argent, parce qu’ils sont allés à l’étranger, parce que… Ce sont encore des femmes qui ont enseigné le chinois ou la propagande communiste face à des « élèves » menottés ou enchainés, parfois assis sur des chaises d’écoliers, bien trop petites pour eux.
D’origine ouighoure, kazakhe, parfois ouzbèque, ces témoins vivent en exil en Turquie ou ailleurs en Europe, ou ont vécu en Asie centrale, environnement particulièrement toxique du fait de la proximité géographique avec la Chine, des accords commerciaux ou de la « diplomatie vaccinale ». Ils ne se sentent jamais complètement en sécurité, les accords bilatéraux entre de nombreux pays du Moyen-Orient et la Chine imposant des extraditions de plus en plus fréquentes, ce qui renforce la nature transnationale de la répression qui les touche.
Leur témoignage, à visage découvert pour la quasi-totalité des témoins, coûte énormément. « J’ai pris beaucoup de risque pour parler ici. Quand je vais quitter ce lieu, le gouvernement chinois peut arrêter mes parents. […] Je ne sais pas ce qui va se passer. Mais j’ai peur. Je suis effrayée. Je peux sentir cette menace, de plus en plus proche. » D’autres estiment ne plus rien avoir à perdre, leur famille étant déjà internée, ou disparue. D’autres encore, à la fin de leur prise de parole, en appellent au Tribunal et à ses membres pour sauver ceux qui sont internés et qui n’ont personne sur qui compter.
À côté de ces témoins des faits, treize experts-témoins, chercheurs et chercheuses en sciences sociales, ont également pris la parole en tant qu’anthropologues, ethnomusicologues, démographes, sociologues… Toutes et tous sont profondément impliqué.es dans leur terrain, souvent bilingues en ouighour et en mandarin, en plus de leur langue maternelle. Tous sont profondément liés aux membres de la société qu’ils étudient. Leur expertise se fonde sur des terrains anciens, des observations, des données officielles ou des images-satellite et dresse un tableau implacable la politique ethnique de la Chine et de la violence systématique de l’État-parti, qui organise et coordonne de façon systématique et interconnectée des pratiques visant à empêcher toute transmission culturelle, linguistique et religieuse, en vue d’une assimilation complète.
Évidemment, les dépositions recueillies préalablement auprès des témoins et certifiées exactes par ces derniers sont disponibles en anglais et en ouighour sur le site internet du Tribunal, contrairement aux rapports des experts-témoins. Il serait à priori plus aisé et rapide de les lire et de se focaliser sur les faits et les vécus, les chiffres et les lieux pour une lecture « efficace ». Mais se référer uniquement à l’écrit, ce serait passer à côté de l’émotion, des silences, des gestes, des corps. Ce serait oublier l’épreuve que constitue la prise de parole publique ou la traduction en direct, effectuée par une traductrice engagée et infatigable, plongée dans des faits de violences continus.
Se référer à l’écrit, ce serait ne pas percevoir ce moment de suspension produit par un témoin qui brandit les chaînes de sept kilos qui l’ont entravé pendant plusieurs mois durant sa détention – il a racheté les mêmes en Turquie spécialement pour son audience – et qui met plusieurs minutes à se lever, à les montrer, à les attacher à ses pieds et à ses poings désormais liés, avant d’ajouter : « La seule différence, c’est que je suis debout. » Dans la réalité du camp, il ne pouvait se tenir vertical mais devait se courber, la longueur des chaînes étant réduite.
Se référer à l’écrit, ce serait encore ne pas voir la photo, retrouvée sur internet et projetée à l’écran, d’une chaise qui inflige aux détenus, hommes et femmes, de rester assis plusieurs jours sans interruption aucune, poings et chevilles attachés à la structure métallique, comme soudés. « On appelle ça la “Chaise du Tigre” », explique le témoin, expression qui peut facilement projeter dans L’Empire des ténèbres de Liao Yiwu [1], interné plusieurs années suite à ses écrits sur Tiananmen et qui expose, avec la puissance d’un Varlam Chalamov, l’organisation du microcosme concentrationnaire. Dans les Cent huit raretés de Songshan par exemple, liste de tortures présentée sous la forme d’un menu de restaurant, le « Canard mandarin batifolant dans l’eau » côtoie la « Bouillie de tortue molle » ou le « Sauté de pattes d’ours au tofu ».
Les dessins de Molly Crabapple publiés dans le rapport d’Amnesty International, qui rappellent ceux de l’ancien gardien de goulag Dantsig Baldaev [2], donnent une représentation glaçante de la vie dans ou en dehors des camps, et du supplice de la chaise : une salle sombre, une douzaine de boxes semi-ouverts de part et d’autre d’un long couloir, et des hommes assis, et attachés. L’horreur se dessine.
Outre ces récits de témoins directs, les auditions des experts-témoins donnent un aperçu très large des sources officielles disponibles par lesquelles attester les violences systématiques contre les populations ouighoures et musulmanes du Xinjiang. Ici, cet en-tête de documents officiels d’entreprises et de fournisseurs qui mentionnait comme adresse « Centre de rééducation de Kashgar », devenu depuis 2018 « Parc Industriel de Kashgar ». Là, une image-satellite d’un centre de détention qui relie par un pont le complexe industriel ou textile voisin, et qui provient de la carte interactive des 385 centres de détention répertoriés par le Xinjiang Data Project, construits ou agrandis depuis 2017 [3].
Mais aussi et surtout, les publications, en diminution depuis 2017, de statistiques et de budgets officiels qui, une fois analysés, donnent la mesure de l’ingénierie démographique et ethnique à l’œuvre. En fondant ses recherches sur les données officielles disponibles – les articles académiques publiés par des chercheurs de l’Académie de Police, des chercheurs en contre-terrorisme, des démographes qui peuvent aussi être cadres du parti – Adrian Zenz, de la Fondation pour la mémoire des victimes du communisme, avance une série de preuves qui attestent, non pas de l’anéantissement rapide, mais de l’assimilation progressive et intentionnelle des populations ouighoures et musulmanes turcophones [4].
Un taux de natalité qui chute de 50 % entre 2018 et 2019 dans les préfectures du Sud du Xinjiang (où résident 80 % de la population ouighoure), contre une chute de 20 % dans les préfectures peuplées de Han ; un plan qui prévoit le transfert de 300 000 colons de peuplement han dans le sud du Xinjiang et qui doit être achevé en 2022, alors que l’économie et l’écologie sont avares de terres arables et de ressources en eau ; des migrations forcées pour le travail de populations ouïghoures et musulmanes vers le centre de la Chine…
Une projection du chercheur montre qu’en vertu des différentes politiques de contrôle des naissances – qui n’est plus répressive mais désormais préventive – la population ouighoure des quatre préfectures du sud du Xinjiang atteindrait 9 millions de personnes en 2040, alors qu’avec son taux d’accroissement « naturel » mais contrôlé, elle devrait atteindre 13,1 millions. Une différence de 4 millions de personnes. Le chercheur insiste une nouvelle fois : pour juger du crime de génocide – qu’il laisse à l’appréciation des spécialistes – il faut prendre en compte le contrôle de la natalité avec, à l’horizon de 2040, la diminution de la population ouighoure en valeur absolue, mais aussi la disparition progressive et planifiée de l’identité et de la culture ouighoures. Population et identité sont les deux termes de cette équation de la disparition.
Le point de vue d’un policier
La parole a aussi été donnée à un ancien policier, réfugié politique en Allemagne depuis 2020. L’homme témoigne par visioconférence, vêtu de son ancien uniforme. Impossible de savoir pourquoi il a tenu à le revêtir, malgré les questions à ce sujet. Il a des lunettes noires et un masque chirurgical qui rajoute une difficulté à l’intelligibilité de ses paroles, déjà altérée par la distorsion focale. Il a servi dix ans dans la police chinoise, dont plusieurs mois au Xinjiang et témoigne de l’arrestation de 300 000 personnes durant son service en 2018. « Comment atteindre ce chiffre de 300 000 ? », interroge l’un des membres du jury. Tous les comités (villes, villages, écoles, quartiers…) doivent donner des noms de suspects qui ont « des problèmes dans leurs pensées ». Traités comme des « terroristes », ils doivent subir une « réforme de la pensée ».
Le choix des arrestations à mener est facilité par une base de données (Integrated joint-operational joint platform) qui consigne des informations personnelles (date de naissance, permis de conduire, diplôme, etc.) mais aussi tous les déplacements sur le territoire chinois. En effet, la carte d’identité doit être scannée fréquemment dans les gares et les aéroports, ou à l’entrée de certaines mosquées, où plus personne ne va par crainte d’être arrêté. Quant aux données biométriques, elles sont collectées grâce aux caméras de surveillance (reconnaissance faciale ou de l’iris) ou lors de l’internement (enregistrement vocal, bilan sanguin, ADN), ce qui permet, outre la surveillance extrême, le développement des recherches en intelligence artificielle. Selon ce témoin, il y a des check-points tous les 500 mètres, mais au Xinjiang c’est tous les 200 mètres.
À la question concernant l’existence d’une « milice ouighoure », il ne répond pas. À celle sur la façon dont il a obtenu son statut de réfugié, il ne répond pas directement. À celles concernant un entrainement à la torture ou l’existence de règles écrites la concernant, il esquive d’abord en disant que cela ne faisait pas partie de sa fonction, qu’il n’était pas interrogateur, que certaines pratiques, de toute façon, sont transmises oralement. Puis il concède que la torture est interdite en Chine, sauf sur les Ouighours qui ne sont pas considérés comme des êtres humains. Crainte, sujets sensibles, culpabilité… Impossible de savoir. La qualité de la traduction du chinois n’aide pas, la traductrice ne fait visiblement pas correctement son travail, à tel point que le Président lui demande expressément de ne pas « interpréter les réponses » et de traduire au plus près du témoignage. Rien n’y fait complètement.
Malgré tout, l’ancien policier en dit beaucoup. Les questions les plus directes sont les plus efficaces. La police torture-elle ? Oui. Confirme-t-il l’utilisation de la suffocation ? Oui. Les simulacres de noyade ? Oui. Les électrodes sur les parties génitales des hommes ? Oui. La torture par privation de nourriture ? Oui. Des prisonniers qui deviennent fous par la torture ? Oui. Des prisonniers qui meurent des suites de la torture ? Il n’a pas vu cela de ses yeux. Mais en a-t-il entendu parler ? Oui. A-t-il été témoin de viols ou de sévices sexuels sur les prisonniers ? Ça, c’est un sujet dont il ne veut pas parler, il n’a jamais fait de déclaration à cet égard, mais il croit que ces comportements existent.
Une mort de masse, mais sans trace ?
La question de la mort de masse est sans doute la plus difficile à documenter à partir des témoignages et des données présentés durant les audiences. Une série d’exécutions sommaires est évoquée par un témoin qui prenait l’exemple de son village et parlait de plusieurs dizaines de morts ; les corps n’étaient pas rendus directement à leur famille mais ont fait l’objet de funérailles rapides et à huis-clos.
Ethan Gutmann, chercheur à la Fondation pour la mémoire des victimes du communisme, apporte des éléments portant spécifiquement sur la question du prélèvement forcé d’organes (organ harvest), du tourisme de la transplantation et d’un complexe qui pourrait être qualifié de « médico-concentrationnaire » situé à Aksu. À partir d’une vingtaine d’interviews avec d’anciens détenus ouighours et kazakhs provenant tous de camps différents et résidant désormais en Asie centrale, le chercheur estime qu’entre 25 000 et 50 000 Ouighours seraient internés annuellement pour le prélèvement d’organes, ce qui représente 68 à 126 personnes par jour. Les hommes sont âgés en moyenne de 18 ans et les femmes de 28 ans. Tous subissent à leur arrivée un bilan sanguin et des tests ADN. Celles et ceux qui ont des résultats probants disparaissent les jours suivants. Dans les récits des ancien·nes détenu·es, ces faits de disparitions inexpliquées reviennent souvent.
L’intervention du chercheur est souvent au conditionnel, la question du prélèvement forcé d’organes n’est pas évoquée dans le dernier rapport de l’Institut Newlines, ni dans celui d’Amnesty International. Ce rapport fait toutefois état d’essais de vaccination, d’injections de produits indéterminés, euphorisants ou possiblement stérilisants, y compris pour les hommes. La question du prélèvement forcé d’organes était cependant l’objet du China Tribunal qui s’intéressait spécifiquement aux populations ouighoures et aux pratiquants Falun Gong.
« Combien peut rapporter un corps ? », interroge le Président. De 500 à 750 000 dollars selon l’expert, mais en moyenne c’est 150 000. Un cœur coûte entre 150 et 200 000 dollars, 50 000 pour un rein, entre 100 et 250 000 pour un foie. Avec la pandémie et la pollution, les poumons sont très demandés. Une clinique – photo de l’équipe chirurgicale à l’appui, projetée sur le grand écran – se vante de réussir les transplantations bi-pulmonaires. Est-ce que les tortures rapportées par de nombreux témoins (sur les pieds, la tête, les mains) et les viols endommagent les organes ? Non. Et la privation de nourriture les altère-t-ils ? Oui.
Le tourisme de la transplantation ne se serait jamais arrêté malgré la pandémie et satisferait une clientèle japonaise, coréenne, arabe du Golfe intéressée par des organes prélevées sur des musulmans, sans doute russe ou allemande… Très difficile de savoir précisément, très difficile à documenter : statistiques officielles qui se raréfient depuis 2017, statistiques sensibles d’exportations de matériel médical, un documentaire coréen sur les transplantations, des observations directes…
Ce tourisme – mais l’expert parle plus volontiers d’« industrie » – dispose d’une logistique particulière, rapide et efficace. Les aéroports de Kashgar et Aksu par exemple bénéficient de corridors spéciaux (Human Organ Transport Channel) destinés aux équipes médicales. Les systèmes d’oxygénation initialement achetés aux États-Unis, mais trop volumineux, sont désormais acquis en Allemagne, qui propose du matériel plus facilement transportable. Organes et tissus peuvent être ainsi maintenus en bon état jusqu’à 20 heures, alors que les organes non oxygénés sont inutilisables après quelques heures.
« La Chine offre la rapidité et la qualité », ajoute le chercheur, et chaque région du pays dispose désormais d’un centre de transplantation. Si la publicité était fréquente jusqu’en 2017, elle a quasiment disparu aujourd’hui, mais la réputation de la Chine était déjà faite. L’expert propose d’examiner une corrélation : l’augmentation de la répression des Ouighours et autres musulmans turcophones coïncide avec une augmentation rapide des transplantations. À la question de savoir si les pratiquants de Falun Gong fournissent aussi des organes, l’expert répond qu’étant plus âgés, leurs organes sont en moins bon état.
Sur les 385 camps identifiés depuis 2017, celui d’Aksu est peut-être unique. L’image satellite projetée dans la salle d’audience montre un ensemble de bâtiments situé seulement à 24 minutes de l’aéroport, qui s’organise autour d’un premier camp de 33 000 personnes, d’un autre de 18 000 personnes selon les estimations du chercheur, de l’ancien « Hôpital municipal pour les maladies infectieuses » et d’un crématorium. Mais sa configuration a très certainement changé depuis la photo-satellite.
D’après le témoignage d’un Ouighour réfugié en Turquie qui passait régulièrement non loin du crématorium, ce dernier ne produisait aucune fumée. L’expert fait l’hypothèse d’un système à liquéfaction qui fonctionnerait selon un procédé d’hydrolyse alcaline. L’eau serait pompée de la rivière Aksu proche du camp et, associée à de la soude caustique, passerait ensuite dans un système de chauffe à plus de 300°, ce qui détruit quasi entièrement, en une à trois heures, les graisses, les cheveux et les os. Le chercheur n’étant pas spécialiste en imagerie satellite, il dit avoir bénéficié du concours d’un agent de la CIA. Il évoque aussi l’existence de neuf crématoriums similaires construits au Xinjiang depuis 2017, à la fois lieu de crémation traditionnelle mais aussi moyen de lutter contre la tradition en islam de funérailles en pleine terre.
Le premier crématorium situé à Urumqi a été révélé par une journaliste de Radio Free Asia qui mentionnait l’embauche d’une cinquantaine de gardes armés, payés mensuellement 1 200 dollars, une fortune pour la région. Et l’expert d’ajouter : « Un crématorium qui emploie 50 gardes peut s’occuper de 126 corps par jour sans une goutte de sueur. » C’est bien la capacité potentielle de ces crématoriums qui interroge le chercheur…
Impossible de tout évoquer en quelques pages. Les charges, les preuves, les exposés, les sources, les statistiques, les cartes, les témoignages exposés durant le Tribunal Ouighour sont excessivement lourds [5]. Ils sont publics et disponibles en ligne, pour informer mais aussi pour permettre à la République populaire de Chine de répondre, comme l’a souvent rappelé le Président. Une nouvelle session aura lieu du 10 au 13 septembre prochain, afin d’apporter de nouvelles preuves par des auditions de témoins et d’experts, avant un jugement attendu pour décembre.
Le Président, en discours de clôture de ces quatre jours d’une densité inouïe, remercie Mister Sabi et son équipe, pour le travail remarquable qu’ils ont accompli en un peu moins d’un an, ainsi que les témoins et les experts qui, sans rétribution aucune, « n’ont d’autre ambition personnelle que d’aboutir à un jugement juste et correct ». Mais sans oublier une charge contre les gouvernements : avec des ressources propres incomparablement plus importantes que celles du Tribunal Ouighour, ceux-ci pourraient parvenir à des résultats similaires, mais en un temps bien plus court, ce qui leur permettrait de prendre les décisions qui s’imposent pour en affronter les conséquences, en pleine connaissance de cause.