Roman (extrait)

Notre part de nuit

Journaliste et écrivaine

La terreur n’est pas une métaphore dans le premier roman de l’écrivaine argentine Mariana Enríquez. L’Argentine ensanglantée par la dictature, Londres la psychédélique, l’Afrique d’où provient la connaissance des Ténèbres, telle est, rapidement résumée, la traversée d’un monde surnaturel, cruel et orgiaque, des années 60 à 90. À la recherche de la vie éternelle. Un fils et son père, médium de la société secrète de l’Ordre, fuient Buenos Aires : premières pages de cette épopée troublante traduite par Anne Plantagenet. À paraître aux Éditions du sous-sol.

Je crois que nous perdons l’immortalité parce que la résistance à la mort n’a pas évolué ; nous insistons sur l’idée première, rudimentaire, qui est de retenir vivant le corps tout entier. Il suffirait de chercher à conserver seulement ce qui intéresse la conscience.
Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel
I cried : « Come out of the shadow, king of the nails of gold !  [1] »
W. B. Yeats, The Wanderings of Oisin

Une telle lumière ce matin-là et le ciel limpide, à peine une tache blanche dans le bleu brûlant, plus semblable à une traînée de fumée qu’à un nuage. Il était déjà tard, il fallait partir, demain il ferait aussi chaud ; et s’il pleuvait, si l’humidité du fleuve accablait Buenos Aires, il serait incapable de quitter la ville.

Juan avala sans eau un comprimé contre le mal de tête et entra dans la maison pour réveiller son fils, qui dormait sous un drap. On part, lui dit-il, le secouant doucement. Le garçon se réveilla sur-le-champ. Les autres enfants avaient-ils le sommeil aussi léger, étaient-ils autant sur leurs gardes ? Va te débarbouiller, ordonna-t-il, lui essuyant délicatement les yeux. Ils prendraient leur petit déjeuner sur la route. Juan saisit les sacs qu’il avait préparés et hésita entre plusieurs livres avant d’en choisir deux de plus. Il vit les billets d’avion sur la table : il avait encore cette possibilité. Il pouvait se recoucher et attendre la date du vol, dans quelques jours. Pour ne pas céder à la paresse, il déchira les billets et les jeta à la poubelle. Il avait la nuque en sueur à cause de ses longs cheveux : ça allait être insupportable sous le soleil. Il n’avait pas le temps de les couper, mais il fouilla les tiroirs de la cuisine à la recherche des ciseaux, qu’il rangea dans la boîte en plastique où il avait mis ses médicaments, le tensiomètre, la seringue et des pansements, la pharmacie de base pour le voyage. Ainsi que son couteau le plus aiguisé et le sac de cendres qu’il allait finalement utiliser. Il prit l’inhalateur, il en a


[1] « Je criai : “Sors de l’ombre, roi aux ongles d’or !” »

[2] Enfant, petit, en guarani, langue des Amérindiens d’Amazonie. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

Mariana Enríquez

Journaliste et écrivaine

Notes

[1] « Je criai : “Sors de l’ombre, roi aux ongles d’or !” »

[2] Enfant, petit, en guarani, langue des Amérindiens d’Amazonie. (Toutes les notes sont de la traductrice.)