L’Europe, un enjeu de luttes entre classes sociales
À l’approche des élections européennes de 2019, un même paradoxe se profile dans la plupart des pays membres : alors que les scrutins nationaux ont pour principal enjeu le positionnement par rapport à l’Union européenne (comme l’ont montré l’élection présidentielle française ou les dernières législatives italiennes), les occasions de choisir celles et ceux qui siègeront à Strasbourg suscitent chez la majeure partie des citoyens européens, au mieux l’indifférence, sinon l’exaspération.
Les victoires du « non » aux référendums français et néerlandais de 2005 sur le traité constitutionnel, la crise de la dette grecque en 2010 et la victoire du Brexit en juin 2016 ont bien montré que le clivage entre partisans et adversaires de la construction européenne est devenu incontournable. Mais ces débats sont toujours analysés comme autant de révélateurs du nationalisme, sans que la question des effets de la construction européenne sur les inégalités puisse être véritablement discutée, faute de disposer d’instruments de mesure des classes sociales à l’échelle du continent.
Désormais, les rapports entre classes sociales se jouent, pour partie, au niveau européen et non plus seulement dans le cadre national.
Qu’est-ce qui rapproche et distingue le fameux plombier polonais d’un cadre supérieur roumain ou d’un ouvrier français ? Désormais, les rapports entre classes sociales se jouent, pour partie, au niveau européen et non plus seulement dans le cadre national. La circulation des capitaux économiques, des biens culturels et symboliques dépasse les frontières : les migrations de travailleurs, d’étudiants et de touristes, impliquent, pour des millions de citoyens européens, une expérience directe et concrète des rapports de classes à l’échelle du continent. Le capitalisme européen met non seulement en concurrence des ouvriers par le biais des délocalisations et du travail détaché, mais aussi des patrons et des cadres amenés à réorganiser les conditions de travail dans les usines implantées dans les pays où la main-d’œuvre est moins chère. Autrement dit, les frontières sociales ne s’arrêtent pas aux frontières nationales.
Pour dresser une cartographie des classes sociales en Europe, on peut s’appuyer sur les enquêtes d’Eurostat, fondées sur des échantillons de centaines de milliers d’Européens interrogés sur des thématiques telles que les conditions d’emploi, de travail, de vie ou d’éducation. Dans notre dernier ouvrage, nous les avons utilisées en mobilisant une nomenclature socioprofessionnelle (European socio-economic Groups) qui permet de rendre visibles des groupes sociaux par-delà les différences nationales.
Sur l’ensemble du continent, les classes populaires partagent plusieurs traits communs : une exposition au chômage et à la précarité plus importante que pour les autres actifs, une pénibilité du travail exacerbée, une position de subordination économique et une exclusion relative des pratiques culturelles, à l’image de la maîtrise des langues étrangères ou des nouvelles technologies. Les classes populaires apparaissent clivées entre celles du Nord qui possèdent une certaine aisance économique mesurable par leur taux d’équipement et un niveau de diplôme qui continue à progresser, et celles du Sud et de l’Est du continent qui restent assignées à des situations de pauvreté et de forte précarité. Dans une économie fortement concurrentielle où le capital est facilement mobile, ce fossé aboutit à la mise en concurrence et au dumping social entre ces deux fractions européennes des classes populaires.
À l’autre bout de l’espace social européen, les classes supérieures des pays du Nord sont relativement proches socialement et scolairement, et ne sont guère concurrencées ou menacées par celles des pays du Sud et de l’Est. En dépit des disparités de revenus qui séparent les super-cadres de la finance des autres professions fortement diplômées, les éléments de convergence sont nombreux : dans le domaine du travail, leurs membres bénéficient d’une plus grande autonomie et concilient plus aisément vie professionnelle, vie familiale et loisirs que les autres actifs ; plus fondamentalement, ils et elles cumulent des ressources économiques, culturelles, linguistiques et politiques et adhèrent en majorité au projet de construction européenne. Leur horizon semble dégagé et le cadre européen tel qu’il se construit leur fournit même une série de ressources pour asseoir leur domination dans les espaces nationaux. L’Union européenne, loin de corriger ces inégalités de classes et de structures sociales entre pays, contribue à les renforcer.
Cette expression d’une lutte des classes à l’échelle européenne reste cantonnée au cadre électoral.
Sous ce prisme, on comprend que la « question européenne » soit devenue depuis plusieurs années un enjeu central des luttes politiques. Les conflits de classe qui s’expriment lors des scrutins européens et nationaux opposent d’un côté une majorité des classes populaires et une partie des classes moyennes – petits patrons, fonctionnaires – et de l’autre les classes supérieures. Cette expression d’une lutte des classes à l’échelle européenne reste malgré tout cantonnée au cadre électoral. Elle est en outre déniée par les commentateurs et les responsables politiques qui interprètent les votes rejetant la politique de l’UE comme autant de tentations « réactionnaires » ou « populistes », sans jamais les relier à la politique néolibérale qui en est à l’origine. De fait, les revendications sociales portées par les euro-manifestations, les euro-grèves et les forums sociaux européens de la fin des années 1990 et du début des années 2000 se sont heurtées à l’intransigeance des dirigeants européens.
De plus, loin de renvoyer à des identités stables, les clivages de classes correspondent également à des formes différentes de politisation. Ainsi, les classes populaires européennes sont le groupe social qui a payé le plus lourd tribut à la crise de 2008 alors que leurs mobilisations et leur engagement syndical sont restés très disparates. L’essentiel des réactions de résistance est finalement venu des jeunes diplômés à l’avenir professionnel incertain et des classes moyennes du public, confrontées aux politiques d’austérité et à la dégradation de leurs conditions de travail. Ces réactions hétérogènes sont sans aucun doute un signe supplémentaire de la difficulté grandissante, pour les victimes de la crise, à se reconnaître dans des identités de classe et à se les réapproprier pour les mettre au centre de mobilisations.
Hétérogénéité des structures sociales et effacement des appartenances de classes contribuent à pérenniser une situation paradoxale : bien que minoritaires, les membres des classes moyennes et supérieures qui adhèrent sans condition au projet de l’Union européenne parviennent à demeurer majoritaires politiquement. En l’absence d’alternative politique, les droites radicales et l’extrême droite peuvent ainsi prospérer sur l’hostilité à l’égard du néolibéralisme imposé par le carcan européen, aussi bien dans les ex-pays de l’Est qu’en Autriche, en France, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Italie. Ce mouvement est en partie le produit de l’absence de perspective économique pour les classes populaires et moyennes sinistrées par la crise. Le tour de force des ultra-conservateurs est d’avoir réussi à transformer un mécontentement social en repli national, selon un scénario qui n’est pas sans rappeler celui de l’entre-deux-guerres. La particularité de la période actuelle est que les classes supérieures continuent à croire au projet européen et à le défendre, en dépit des situations sociales explosives qu’il génère en Grèce, au Portugal, en Espagne et même au Royaume-Uni.
La question du maintien dans l’Union européenne et dans la zone euro permet de replacer les enjeux économiques au cœur des conflits de classes.
Alors que les tentatives de réformer l’Union européenne dans une optique plus « sociale » ont échoué, les partis de la gauche radicale sont de plus en plus nombreux à envisager une possible sortie de l’Union européenne voire de la zone euro : la « France Insoumise », le Bloc de gauche portugais, Podemos en Espagne, Die Linke en Allemagne, etc. Pour beaucoup d’entre eux, la défense du cadre protecteur des États constituerait à court terme une réponse au dumping social et à la casse des secteurs publics. Si pendant des années, la remise en cause de l’existence même de l’Union européenne semblait impensable à gauche, elle émerge désormais comme une hypothèse plausible à l’approche des élections européennes de 2019. D’autres mouvements ancrés à gauche en appellent à une réforme des institutions qui puisse garantir une réelle démocratie représentative et la transparence des délibérations. Parmi les solutions les plus discutées, on trouve l’idée d’instaurer un Parlement de la zone euro qui ait un pouvoir délibératif et qui soit composé d’élus représentant équitablement tous les pays membres.
Ces propositions ont le mérite de rappeler aux responsables européens leurs obligations sociales et démocratiques, tant ils apparaissent aujourd’hui discrédités et porteurs d’intérêts sociaux opposés à ceux du plus grand nombre. Incontestablement, la question du maintien dans l’Union européenne et dans la zone euro permet de replacer les enjeux économiques au cœur des conflits de classes qui se jouent à l’échelle européenne.
Toutefois, ces positionnements stratégiques vis-à-vis de l’Union européenne reçoivent pour l’instant assez peu d’échos au sein des populations européennes. La question de l’abrogation des traités ou des nécessaires réformes institutionnelles restent pour la majorité des Européens encore très abstraite et suscite davantage d’indifférence que de rejet ou d’adhésion. Pour construire un rapport de force à l’échelle européenne qui soit favorable aux classes populaires et moyennes par-delà les différences nationales, il faut être capable d’inventer des revendications qui rencontrent les préoccupations concrètes de ces populations et qui soient immédiatement transposables à l’échelle européenne. On peut imaginer par exemple des critères de convergence sociale qui s’imposeraient à tous les pays et qui viendraient se substituer à ceux du pacte de stabilité et de croissance adopté à la suite des accords de Maastricht. Ce pourrait être la fixation d’un taux de chômage maximal au-delà duquel les pays seraient sanctionnés par des amendes servant à subventionner davantage les travailleurs victimes de licenciements.
De même, il semble nécessaire de considérer la transformation du travail comme un enjeu politique central d’autant plus qu’il est désormais lié aux questions écologiques. Plus fondamentalement, il est souhaitable que les partis de gauche, les syndicats contestataires et les réseaux associatifs s’entendent et rendent visibles les inégalités entre classes qui rongent les solidarités européennes. A défaut d’être représentés par des porte-paroles qui incarnent leurs préoccupations et qui défendent leurs intérêts à Bruxelles, les membres des classes populaires risquent de préférer la solution du repli national qui est jusqu’à maintenant la seule à leur offrir de maigres protections. C’est en reconstruisant à l’échelle européenne ce que les politiques libérales ont détruit à l’échelle nationale que l’on peut espérer bâtir un rapport de force qui soit favorable aux populations victimes des dégâts du néolibéralisme.