Overdose Awareness Day : honorer les morts par surdose d’opioïdes
Le 31 août, dans de nombreuses villes des États-Unis, des cérémonies ont lieu pour commémorer la mémoire des personnes décédées des suites d’une surdose. Drapeaux en berne, distribution de rubans ou bracelets violets, dépôt de bougies et de croix symbolisant les disparus, lecture des noms des morts, autant d’initiatives portées par des parents endeuillés qui, ces dernières années, osent prendre la parole pour interpeller les élus sur les ravages de cette épidémie d’overdoses qui a fait plus de 800 000 victimes en vingt ans.
Elle trouve ses racines au milieu des années 1990 avec la hausse de la consommation de médicaments antalgiques opioïdes suite à la mise sur le marché de l’OxyContin par Purdue Pharma. Son succès commercial spectaculaire s’explique par le déploiement de pratiques publicitaires agressives, par le ciblage des médecins prescripteurs et par la sous-estimation du risque d’addiction.
Il est concomitant d’un intérêt croissant, dans le monde médical, pour une meilleure prise en charge de la douleur, via, entre autres, la reconnaissance de la douleur comme cinquième signe vital sur lequel les médecins devraient s’appuyer pour établir leur diagnostic (et leur prescription).
La gestion de la douleur devient un des critères d’appréciation de la qualité des soins dans un contexte de transformation structurelle de l’offre de soins primaires vers des organisations où la consultation médicale est soumise à une logique de rentabilité, à une évaluation de la qualité de la relation patient, et au risque juridique [1]. Les médecins ont moins de temps à consacrer à leur patients et répondent à leur plainte par des médicaments antidouleurs mieux pris en charge par les assurances que les kinésithérapies et psychothérapies.
À cela s’ajoute la très faible formation des médecins sur les conduites addictives, au risque de la perpétuation des préjugés et de la stigmatisation des personnes concernées, frein dans l’accès au soin.
Les premières alertes ont été lancées dès la fin des années 1990 par des médecins de comtés ruraux du Maine et de Virginie Occidentale faisant face à une hausse des demandes de soin pour addiction chez leurs patients. Mais il semble qu’à l’époque, les mésusages de médicaments approuvés par la Federal Drug Administration ne constituent pas une priorité pour des autorités de lutte antidrogue qui concentrent leurs activités sur les substances prohibées [2].
En effet, la consommation d’héroïne connait une recrudescence dès le milieu des années 1990. Elle se diffuse au travers de nouveaux réseaux de distribution en dehors des centres urbains. Sur le marché clandestin, les revendeurs s’adaptent et développent la livraison à domicile, invisibilisant l’ampleur des transactions [3].
Les décisions de restrictions d’accès aux médicaments prises à la fin des années 2000 pour endiguer la crise n’ont fait que précipiter sa tendance mortifère en incitant les personnes déjà dépendantes à se fournir sur le marché clandestin. Dans les États où le marché est moins régulé, des médecins continuent de prescrire des opioïdes dans des volumes très conséquents, alimentant un marché de médicaments détournés, rapidement concurrencés par l’héroïne.
De l’avis général, ce glissement expliquerait une première accélération de la mortalité par overdose. Le remplacement de l’héroïne par le fentanyl, moins cher et plus puissant, a provoqué une seconde amplification.
La croissance de la consommation d’opioïdes a longtemps été silencieuse : la chute du prix de l’héroïne et le remboursement des médicaments prescrits limitent le recours à des actes de délinquance pour financer sa consommation, ou du moins les restreignent au cercle familial. Un autre facteur d’invisibilisation de la crise est l’aveuglement et l’incrédulité des familles. Installées dans des banlieues pavillonnaires, elles se croyaient protégées des dangers de la drogue, perçue comme un problème urbain lié au déclin des quartiers centraux et à la hausse de la criminalité [4].
Cette représentation véhicule les préjugés sociaux et raciaux forgés par la prohibition qui, dès sa mise en place au début du XXe siècle, est pensé comme un dispositif de contrôle social des classes populaires [5]. De nombreux travaux ont mis en évidence le racisme institutionnel de la politique de lutte contre la drogue et leur rôle dans l’incarcération de masse [6]. La médiatisation de la guerre à la drogue lancée par l’administration Reagan a renforcé l’image stigmatisée de l’homme noir fumeur de crack menaçant, agressif et indiscipliné.
Ce traitement médiatique, en produisant une image faussée de l’usage de drogue, criminalise les jeunes hommes noirs des quartiers populaires et invisibilise les complexes réalités de l’addiction et les renforce par un défaut de prise en charge et de mesures de prévention adaptées.
Les dimensions raciales et sociales des usages de drogues et leurs représentations expliquent, en grande partie, les réponses politiques qui leur sont apportées. Les médias dessinent une double géographie de la crise des opioïdes : les zones rurales en déclin symboles d’une Amérique blanche en détresse et les chambres d’adolescents des maisons bourgeoises des quartiers pavillonnaires suburbains. Auxquelles s’ajoutent, dans certaines métropoles comme Boston, Philadelphie ou San Francisco, des scènes ouvertes de consommation et de vente associées à des campements de sans-abris.
L’usage, fréquent, de l’expression « le nouveau visage de l’héroïne » renvoie aux préjugés sur les usagers. Présenter l’usage de drogue dans les banlieues pavillonnaires comme un fait nouveau sous-entend que sa présence ailleurs, elle, serait un phénomène ancien. Alors que la consommation de crack dans les années 1980 était associée à l’image de populations marginalisées présentées comme criminelles ou immorales, les usagers de médicaments opioïdes sont dépeints de manière plus sympathiques en faisant le récit de vie ordinaires, à la trajectoire brisée injustement.
L’origine iatrogénique (infection ou pathologie provoquée par un médecin ou un traitement médical, ndlr) de ces addictions contribue à la production de nouvelles représentations des usagers : ils sont des patients demandant une prise en charge de leur douleur devenus les victimes involontaires des pratiques médicales et pharmaceutiques peu scrupuleuses.
Or, ces médicaments font partie de la pharmacopée ordinaire des familles américaines. Beaucoup les ont consommés, et si la majorité des usagers ne deviennent pas dépendants, ils ont fait l’expérience du produit et comprennent mieux pourquoi certains en recherchent les effets.
Se joue alors une possible identification, ayant été exposés au même risque, d’autant plus qu’ils sont nombreux à connaitre, dans leur entourage, quelqu’un confronté à ce problème.
Les restrictions sanitaires mises en place pour limiter la propagation du coronavirus ont exposé les usagers à des risques plus importants de surdose.
Pour autant, l’opprobre demeure. Le silence des familles est alimenté par un sentiment d’isolement, de honte, de culpabilité, et le rejet dont elles sont l’objet au sein de leur communauté. Mais ces dernières années, certains parents osent prendre la parole. Des personnalités influentes témoignent en public de leur addiction ou celle d’un proche. Des groupes de paroles, de partage et de soutien se créent.
Ensemble, ils disent le regard des voisins, les remarques des enseignants, les amis qui se détournent, la résistance à porter plainte contre son propre enfant volant l’argent de poche de ses frères et sœurs ou les bijoux de sa grand-mère, le portefeuille que l’on cache sous l’oreiller chaque soir, le mouchard sur le GPS de sa voiture ou de son téléphone, les appels en plein nuit du commissariat ou, pire, des urgences, les petits-enfants placés par les services sociaux, le casier judiciaire, la visite en prison, le sentiment de délaissement des autres enfants, la violence gratuite, l’impuissance face aux souffrances du manque, les économies dilapidées dans des cures à l’autre bout du pays, les rechutes, les cris, les pleurs, les nuits à l’attendre, les rondes en voiture pour le retrouver, la panique devant son corps sans vie, la douleur qu’ils traversent depuis dix, quinze, vingt ans parfois.
D’abord espaces de catharsis collective, certains de ces groupes se politisent : on débat de qu’il conviendrait de faire pour arrêter cette hécatombe, pour que d’autres parents ne traversent pas les mêmes épreuves et ne vivent pas la même tragédie, pour que son enfant décédé ne soit pas qu’une statistique. Si certains demandent le renforcement de mesures répressives (comme l’inculpation pour homicide des revendeurs de fentanyl), d’autres appellent à une refonte des politiques de santé mentale voire à la remise en cause des politiques des drogues.
Pour tous, l’accès au soin est l’enjeu majeur, et pour ce faire, la déstigmatisation reste un combat pour lequel les commémorations publiques sont un moyen. Ainsi Cheryl, plusieurs années après la mort de son fils en 2011, a créé un groupe sur un réseau social pour partager la douleur de son deuil avec d’autres parents. Chaque jour, des messages de soutien et des prières sont publiés, les anniversaires des enfants morts célébrés.
Peu à peu, les messages ont pris un ton plus politique et mettent en cause le rôle de Purdue Pharma dans l’addiction puis la mort de leur enfant. Tenant à bout de bras leur portrait, les parents participent à des manifestations devant le siège de l’entreprise ou le musée de Harvard pour dénoncer l’artwashing de la famille Sackler par l’investissement philanthropique. S’appuyant sur les dossiers d’instruction qui attestent du lien de causalité entre prescriptions médicamenteuses, addiction puis surdose chez des centaines de patients, ils se mobilisent pour faire entendre leur voix et celles de leurs morts dans le cadre des procédures judiciaires.
Cheryl les invite à écrire au président des États-Unis, le jour de la Saint-Valentin, pour appeler à une mise en berne des drapeaux à l’échelle fédérale un jour par an pour célébrer les morts par overdose. Elle-même soutient la création de salles de consommation à moindre risques, interdites pour l’heure aux États-Unis en vertu de la loi fédérale sur les crack houses. Par la mobilisation de militants pour la réduction des risques et la défense des droits des usagers de drogues et/ou des sans-abris, plusieurs États sont en passe de les autoriser (Rhode Island et Massachusetts) en tant que dispositif de prévention des overdoses.
D’autres organisations de parents créent des mémoriaux sur internet, organisent des évènements de commémoration, se forment au premiers secours et à l’administration de naloxone (antidote aux overdoses) ou développent une expertise critique sur les modalités de soin et les offres (peu régulées) pour informer au mieux les familles et leur éviter les arnaques. Car si l’addiction touche tout le monde, tous n’ont pas les mêmes ressources pour y faire face.
L’origine iatrogénique de la crise sème le trouble entre les catégories illicite et licite, déjà remises en question par le mouvement de légalisation du cannabis (médical puis récréatif).
La mortalité exceptionnelle et ses conséquences (baisse de l’espérance de vie, coût pour les services de santé et de sécurité) rendent audibles des propositions alternatives à la prohibition : dépénaliser la possession de seringues et de naloxone et les distribuer gratuitement, faciliter l’accès aux traitements médicamenteux, dépénaliser de fait l’usage par l’absence de poursuite. La proximité sociale entre décideurs politiques et usagers d’opioïdes est également un levier pour faire évoluer la législation, les pratiques et les représentations.
Mais ces évolutions sont très inégales selon les États. Si un consensus se fait jour pour considérer les addictions comme un problème de santé publique, les forces de l’ordre demeurent en première ligne dans leur prise en charge. Sans un changement profond de la politique des drogues, les initiatives locales et ponctuelles sont insuffisantes pour inverser la tendance.
Les restrictions sanitaires mises en place pour limiter la propagation du coronavirus ont exposé les usagers à des risques plus importants de surdose : poly-consommation, isolement, accès réduit aux services de prévention, dégradation des conditions de survie des sans-abris. Il en résulte une hausse de près de 30 % des décès par surdose.
En 2020, chaque jour, 250 familles ont enterré un des leurs, mort d’une surdose accidentelle. 93 300 morts évitables.
Sean, le second fils de Cheryl, est mort le 25 juin, dix ans après son frère Corey.
Il avait 32 ans.