Social

De grèves en grèves, pour une histoire politique de l’immigration

Sociologue et historien

Sur le campus de Jussieu la semaine dernière, comme à l’hôtel Ibis Batignolles au printemps, des agent.e.s de nettoyage en grève ont fini par voir leurs revendications triompher. L’histoire des mobilisations est riche de ces luttes qui manifestent concrètement la dignité de ces travailleurs et travailleuses immigré·es et nous invitent à changer collectivement de regard sur l’immigration. Lire son histoire au prisme du travail et de la participation aux grèves de ces travailleurs et travailleuses est un moyen de la révéler comme véritablement politique.

25 mai 2021, après 8 mois de grèves et 22 mois de luttes, les grévistes de l’hôtel Ibis Batignolles obtiennent satisfaction sur la plupart de leurs revendications. Outre sa durée et le poids économique de leur employeur, le groupe Accor, cette lutte est notable du fait des caractéristiques de ses protagonistes : des femmes immigrées, originaires de pays d’Afrique subsaharienne le plus souvent, peu ou pas qualifiées, ne maîtrisant pas toujours parfaitement la langue française, ayant peu de connaissances en droit du travail, travaillant pour des entreprises sous-traitantes… Bref, des salariées qui possèdent a priori peu de capitaux mobilisables dans une lutte sociale. Pourtant, depuis quelques années plusieurs grèves du même type ont eu lieu dans le secteur du nettoyage, ainsi que d’autres formes d’action ou encore des expériences de syndicalisation[1].

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Malgré une relative invisibilité, de telles mobilisations collectives ne sont pas des exceptions, des miracles sociaux[2] ; elles s’inscrivent dans la longue chaîne des luttes de travailleur.se.s immigré.e.s qui forment la trame d’une histoire politique de l’immigration. Celle-ci ne s’appréhende pas nécessairement par le haut, et notamment par l’État, mais peut l’être par le bas, en particulier par le monde du travail et ses mobilisations.

Une telle histoire est politique, dans le sens où elle vise à redonner un sens à des existences collectives. Mais aussi parce qu’elle s’attache à tracer les formes de subjectivation politique des immigrés, qui s’exercent en particulier dans le travail, contre toutes les tendances qui depuis quarante ans visent à déconnecter la question de l’immigration de celle du travail, comme le relevait Rancière en 1995 qui notait que « l’immigré d’aujourd’hui, c’est d’abord un ouvrier qui a perdu son second nom, qui a perdu la forme politique de son identité et de son altérité, la forme d’une subjectivation politique du compte des incomptés. Il ne lui reste alors qu’une identité sociol


[1] Marielle Benchehboune, Balayons les abus. Organisation syndicale dans le nettoyage, Paris, Syllepse, 2020.

[2] Pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu à propos du mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-98, lors de l’occupation de l’Ecole normale supérieure par les chômeurs le 17 janvier 1998, repris dans Contre-feux, Paris, Liber Raisons d’Agir, 1998, pp. 102-104.

[3] Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p.161.

[4] Alain Morice et Swanie Potot (dir.), De l’ouvrier immigré au travailleur sans papiers. Les étrangers dans la modernisation du salariat, Paris, Karthala, 2010

[5] Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin et al., « Derrière le sans-papiers, le travailleur ? Genèse et usages de la catégorie de « travailleurs sans papiers » en France », Genèses, 2014/1 (n° 94), p. 114-139.

[6] Michelle Zancarini-Fournel, Le Moment 68 : une histoire contestée, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 12.

[7] Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années 68 : essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007. Sur les mobilisations des travailleurs immigrés dans cette période, voir notamment les travaux de Laure Pitti et Choukri Hmed.

[8] Michelle Perrot, Les Ouvriers en grève : France, 1871-1890, Paris, Mouton, 1973.

[9] L’une d’entre elles explique par exemple : « Bien sûr que ça a été dur de lutter aussi longtemps. Mais à chaque fois on s’est demandé : qu’est-ce qui est le plus dur ? Arrêter la grève ou repartir au travail ? Si on retourne au travail dans ces conditions, on peut être sûr que le patron va être encore plus dur avec nous. Ce n’était pas acceptable pour nous car nous luttons pour la dignité. » Citée par Guillaume Bernard, « Hôtel Ibis Batignolles : les clefs d’une victoire historique pour les femmes de chambre », 26 mai 2021, Rapport de force,  https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/hotel-ibis-batignolles-les-clefs-dune-victoire-historique-pour-les-femmes-de-chambre-052610400

[10] Interview à Nord Éclair, 28 janvier 19

Vincent Gay

Sociologue et historien, Maître de conférence en sociologie à l'Université de Paris

Notes

[1] Marielle Benchehboune, Balayons les abus. Organisation syndicale dans le nettoyage, Paris, Syllepse, 2020.

[2] Pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu à propos du mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-98, lors de l’occupation de l’Ecole normale supérieure par les chômeurs le 17 janvier 1998, repris dans Contre-feux, Paris, Liber Raisons d’Agir, 1998, pp. 102-104.

[3] Jacques Rancière, La Mésentente, Paris, Galilée, 1995, p.161.

[4] Alain Morice et Swanie Potot (dir.), De l’ouvrier immigré au travailleur sans papiers. Les étrangers dans la modernisation du salariat, Paris, Karthala, 2010

[5] Pierre Barron, Anne Bory, Sébastien Chauvin et al., « Derrière le sans-papiers, le travailleur ? Genèse et usages de la catégorie de « travailleurs sans papiers » en France », Genèses, 2014/1 (n° 94), p. 114-139.

[6] Michelle Zancarini-Fournel, Le Moment 68 : une histoire contestée, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 12.

[7] Xavier Vigna, L’Insubordination ouvrière dans les années 68 : essai d’histoire politique des usines, Rennes, PUR, 2007. Sur les mobilisations des travailleurs immigrés dans cette période, voir notamment les travaux de Laure Pitti et Choukri Hmed.

[8] Michelle Perrot, Les Ouvriers en grève : France, 1871-1890, Paris, Mouton, 1973.

[9] L’une d’entre elles explique par exemple : « Bien sûr que ça a été dur de lutter aussi longtemps. Mais à chaque fois on s’est demandé : qu’est-ce qui est le plus dur ? Arrêter la grève ou repartir au travail ? Si on retourne au travail dans ces conditions, on peut être sûr que le patron va être encore plus dur avec nous. Ce n’était pas acceptable pour nous car nous luttons pour la dignité. » Citée par Guillaume Bernard, « Hôtel Ibis Batignolles : les clefs d’une victoire historique pour les femmes de chambre », 26 mai 2021, Rapport de force,  https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/hotel-ibis-batignolles-les-clefs-dune-victoire-historique-pour-les-femmes-de-chambre-052610400

[10] Interview à Nord Éclair, 28 janvier 19