Un soupçon de vérité
À la faveur de l’enseignement « distanciel » de ces derniers mois, le gouvernement a relancé cette année l’idée des « campus connectés », des annexes des universités déployées en milieu semi-rural pour accueillir les néo-bacheliers sans augmenter les capacités des campus préexistants. Un appel à projets a été lancé, à l’issue duquel le gouvernement a publié un bref communiqué de presse dans lequel l’adjectif « véritable » apparaissait à trois reprises pour qualifier ce que les opposants à l’opération nommeraient sans doute des mirages : les campus connectés seraient de « véritables tiers-lieux de l’enseignement supérieur, innovants et collaboratifs » ainsi que de « véritables lieux de lien social dans les territoires enclavés. » Loin du scepticisme de certains observateurs, le gouvernement assure que « l’appel à projets a suscité un véritable intérêt ».
Les communiqués de presse gouvernementaux se montrent friands de cet adjectif. « Avec Treegram [un logiciel de gestion], une véritable optimisation des projets devient possible », lisait-on le 9 novembre dernier. Les stages étudiants, d’après un communiqué du 18 février, sont de « véritables portes d’entrée vers le marché du travail ».
Une véritable vogue
Mais le gouvernement n’a pas le monopole de cet usage. Ainsi, les rapports de l’Institut Montaigne fourmillent de semblables « véritables » : véritable politique, véritable mobilisation, véritable révolution culturelle… Un rapport sur « l’innovation en santé » appelait ainsi à de « véritables transformations structurelles », mais aussi à « créer une véritable filière [de l’innovation santé] qui soit visible et attractive à l’international » et à réformer l’Assurance maladie pour qu’elle « revête une véritable dimension de santé publique ». Ce printemps, un rapport sur l’enseignement supérieur et la recherche se félicitait du « véritable appel d’air » des financements européens, qualifiés de « véritables accélérateurs ». Dans la foulée, le rapport demande de faire de l’Agence nationale de la recherche une « véritable agence de moyens » (ce qu’elle est censée être depuis plus de quinze ans) et à doter les universités de « véritables conseils d’administration » : les universités ont des conseils d’administration depuis plusieurs décennies, mais il semble toutefois que dans un « véritable conseil d’administration », les membres extérieurs nommés soient majoritaires. Enfin, la « différenciation des moyens [des universités] » doit « s’accompagner d’une véritable évaluation des structures », censément menée depuis plus de dix ans par les agences d’évaluation de l’enseignement supérieur et de la recherche.
À la lumière de ces quelques exemples, le paradigme du véritable semble avoir deux usages publics : en amont de l’action, l’invocation du véritable met discrètement en accusation un réel jugé indigne de son nom. En aval de l’action, il s’agit de réaffirmer que celle-ci peut revendiquer à bon droit une qualification pourtant douteuse. L’objet des lignes qui suivent est de revenir sur cette invocation discrète mais récurrente de la vérité comme outil rhétorique employé pour redéfinir ad libitum les termes du débat public.
Du bon usage des définitions
Dans les deux usages distingués à l’instant, la visée rhétorique est implicitement polémique. Il s’agit pour les instances engagées par ces textes de revendiquer l’adéquation de leurs intentions puis de leurs actes à un concept communément admis, mais dont l’usage commun actuel ne sied pas à ces instances. Ces deux usages s’opposent également, et peut-être surtout, dans la capacité à définir ce qu’est un « véritable X » : l’usage correctif sert à justifier une entreprise de redéfinition, là où l’usage auto-qualificatif, pour ne pas dire autosatisfait, sert au contraire à s’en dispenser. De ce point de vue, il est peu étonnant de voir qu’un balayage préliminaire suggère que les communiqués de presse gouvernementaux présentent essentiellement des emplois du type autosatisfait là où un think tank utilisera allègrement le type correctif.
L’usage correctif est assez facile à cerner et comme on le verra, il nous éclaire aussi sur l’usage autosatisfait. Si l’on considère qu’un laboratoire d’idées s’assigne comme rôle de peser sur les termes du débat public, il est prévisible qu’il tente de déplacer la définition de ceux-ci. Cette redéfinition doit être légitimée, conformément à leur revendication d’expertise technique et scientifique. Cela peut passer par des marqueurs permettant de distinguer plusieurs niveaux ou plusieurs ordres de réalité ou d’exactitude et de revendiquer un positionnement plus exact, plus juste ou plus véridique que celui de l’usage ordinaire, comme des mots du discours[1] (en réalité, en fait…) ou des adjectifs (authentique, réel, véritable, ou tout simplement vrai). De fait, véritable n’est pas isolé et le propos tenu ici peut sans doute être élargi à la mention récurrente d’un « réel vecteur d’insertion », d’un « authentique contrôle parlementaire », et bien sûr d’un « vrai débat démocratique ».
Ces mots marquent un changement de plan et la revendication d’un degré d’exactitude ou de véracité supérieure tout en étant eux-mêmes soustraits à la contre-argumentation. Dans le cas de nos adjectifs, cette valeur est signée par la tendance à les placer devant le nom : l’antéposition d’adjectifs ordinairement placés après le nom présente tendanciellement le contenu de l’adjectif comme un présupposé et l’adosse aux prémisses générales communément admises pour le bon fonctionnement du discours. Les adjectifs antéposés travaillent souvent le rapport entre le nom et le ou les objets correspondant à cette désignation, par exemple l’identification de la référence en contexte ou la quantification, alors que la postposition affirme une propriété à propos du nom : ainsi, « un nouveau livre » est un livre de plus par rapport à ceux qu’on connaissait déjà, mais l’adjectif n’affirme aucune propriété positive à propos de ce livre (contrairement à « un livre nouveau »). De même, « un progrès réel » est un progrès sur la réalité duquel on pourrait débattre. « Un réel progrès », en revanche, désigne simplement « un progrès qui est un progrès » ; « un véritable conseil d’administration » est « un conseil d’administration qui est un conseil d’administration ».
La tautologie n’a de sens que si on la prend comme un désaveu de l’usage ordinaire et une revendication de profondeur supplémentaire. Invoquer la vérité pour changer la définition des termes, c’est disqualifier l’acception commune et soustraire le changement de sens à la délibération, en présentant comme une évidence incontestable et rigoureusement établie ce qui relève pourtant de la négociation en discours (en l’occurrence : les règles de composition et de fonctionnement d’un conseil d’administration).
L’usage autosatisfait, en partie sans doute du fait qu’il soit rétrospectif ou apologétique, ne vise pas à redéfinir les termes du débat. La distinction de deux plans de vérité ou d’exactitude se joue donc sans qu’un contenu nouveau ne soit apporté au nom, fût-il soustrait à la contre-argumentation. S’il y a auto-satisfaction, c’est aussi au sens que satisfaction peut avoir chez beaucoup de sémanticiens : quand une expression réfère à un objet, c’est que cet objet est réputé « satisfaire » à la définition communément admise de cette expression. L’auto-satisfaction du « véritable tiers lieu » ou du « réel écosystème » jamais définis consiste à utiliser l’adjectif comme un certificat de conformité de la chose au concept et du concept à la chose : la relation fonctionne dans les deux sens, sans que l’on sache si c’est la parole qui s’ajuste au monde comme dans une assertion ordinaire, ou si c’est le monde qui s’adapte à la parole.
L’absence de renvoi aux propriétés définitoires permet de mettre entre parenthèses toute justification de la relation de satisfaction sémantique, qui s’établit d’elle-même. Cette satisfaction spontanée et injustifiée est tout à fait possible dans l’usage ordinaire, mais elle implique un accord préalable, fût-il tacite, sur le sens des mots. Or les marqueurs de changement de plan de réalité sont précisément censés s’employer dans des contextes où cette évidence partagée et spontanée n’est pas donnée, où le cadre intellectuel commun n’est pas immédiatement accessible ou déjà construit dans le contexte. C’est là qu’est le hiatus, pour ne pas dire le mensonge, dans l’usage autosatisfait du vrai.
L’appel au vrai, une neutralisation de la controverse publique
La construction absolue du véritable, du réel, de l’authentique, sans contenu additionnel, fût-il ajouté sur le mode du coup de force prétendument correctif, ne porte aucune information. En nommant ainsi les choses, on ne dit rien qui puisse lui-même être qualifié de vrai ou de faux. Cet appauvrissement du contenu ne déplace pas les termes du débat : elle les dissout dans un simple renvoi à un arrière-plan indéterminé mais que l’on présente comme déterminé. On crée donc du vague ou du flou tout en montrant sa sincérité et sa profondeur : en la montrant, mais pas en l’affirmant, puisque les marques qui en attestent sont construites comme des présupposés. Pas plus qu’on ne saura ce qui distingue « un véritable lieu de lien social » d’un lieu « non-véritable » de lien social, on ne saura d’ailleurs comment cet autre lieu devrait être nommé : Faux ? Superficiel ? Approximatif ? Insatisfaisant ? Illusoire ? Mensonger ? On peut se demander si la fortune récente de fake n’est pas aussi liée au fait que dans son indistinction finalement assez commode, il peut vouloir dire tout cela à la fois, ce qui en fait un bon terme complémentaire de notre vérité sans critères.
Un clivage est construit, un terme complémentaire est disqualifié, sans que cette extériorisation ne soit jamais caractérisée. Il y a neutralisation dans un sens proche de celui que donnaient à ce mot les structuralistes pour qui l’existence d’oppositions était la condition du sens : ici aussi, les positions opposées ne se distinguent plus par la moindre propriété positive ; sans opposition nommable, le « vrai progrès » ou les « réelles avancées » se vident de leur sens. Cette neutralisation des oppositions sémantiques va de pair avec une indicibilité du dissensus : l’existant, même quand il est jugé insuffisant (c’est l’usage « correctif » du véritable), n’a plus d’extérieur ou de dehors. Demander un « véritable conseil d’administration » à propos d’une institution qui en a déjà un, ce n’est pas demander autre chose, mais demander davantage. Faute de pouvoir qualifier positivement l’existant, faute de pouvoir nommer des solutions alternatives rejetées en-deçà ou au-delà du réel (« il n’y a pas d’alternatives », au sens strict : les alternatives ne sont ni réelles, ni vraies, ni véritables), la seule variation possible est une variation d’intensité, sur l’échelle du plus et du moins. L’usage de l’adjectif rejoint ici celui de l’adverbe dans la langue courante, où vraiment peut parfois prendre un sens proche de très intensément.
Politique de la tautologie
Ce nouveau régime du vrai repose sur la tautologie : la seule différence entre le « véritable » et le « non-véritable », c’est précisément que le premier est « véritable ». Et comme ce caractère « véritable » n’est pas soumis à la discussion, on doit considérer que l’on est invité à faire confiance à la fois savoir et à la sincérité de la personne qui parle pour comprendre ce qu’elle nous dit au juste. Parce qu’elle est sans critères ni qualités, cette vérité est strictement invérifiable : la vérification repose sur l’examen de la satisfaction ou non de propriétés positives affirmées à propos de l’objet, ces mêmes propriétés qui font ici défaut. C’est ce qui fonde l’antagonisme entre ce rapport au vrai et celui qui caractérise la démarche scientifique, dont la véridiction n’est pas affaire de bonne foi, mais de vérification et donc de contradiction potentielle.
Le recours répété à une vérité sans critères ni propriétés positives participe d’une pratique de la parole publique fondé sur le coup de force sémantique, l’auto-attribution d’expressions et finalement d’un appel à l’ethos de l’orateur et à sa position sociale comme principaux gages de véracité et de rectitude dans le discours. L’étaiement circonstancié des affirmations est délaissé au profit de qualifications condensées et dont l’admissibilité générale est implicitement tenue pour acquise. La force de cette qualification imposée réside dans sa vacuité notionnelle : il s’agit d’une qualification sans qualité, qui n’a pas d’autre fonction que dis-qualifier la contradiction.
Dans les conditions décrites, contester l’octroi du nom revient à contester la compétence et la bonne foi de celui ou celle qui parle, ou à attaquer ce qui a été construit comme présupposé. L’exigence d’étaiement discursif cesse d’être compatible avec les codes d’une interaction harmonieuse, présupposant la reconnaissance réciproque du respect par l’autre d’un principe de coopération entre interlocuteurs. On entendra alors parler d’ « interruption », de « procès d’intention », voire de « sémantique » (« attention au pinaillage sémantique », « vous faites de la sémantique »). Au moins faut-il reconnaître à ce dernier terme d’être véridique à son corps défendant, là où la revendication de véridicité n’a de cesse de se révéler mensongère : utiliser presque comme une injure le nom de la discipline qui s’arrête sur le sens des mots, c’est dire en creux le peu de cas que l’on fait de celui-ci.
Le débat public ne saurait se tenir en invoquant sans cesse des dictionnaires qui ne font que consigner l’usage majoritaire à un instant précis. Mais c’est précisément la raison pour laquelle l’invocation d’une définition véridique sans qualité positive contrevient à la sincérité de la controverse démocratique. Peut-être la parole publique n’est-elle plus capable d’expliciter ce que nous pourrions collectivement choisir de qualifier de progrès ou d’écosystème ; ce que nous définissons comme un débat, ou comme une politique de santé publique ; les propriétés que nous voulons voir satisfaites par les tiers-lieux ou par les conseils d’administration, si tant est que nous voulions qu’ils existent : mais dans ce cas, c’est qu’elle n’a plus rien à dire.