De la cage à l’octogone : le MMA devenu noble art ?
Verra-t-on en 2028, aux Jeux Olympiques de Los Angeles, du Mixed Martial Arts (MMA) ? Même si le chemin reste long – la discipline devant encore être reconnue par le mouvement olympique puis ajoutée au programme de la 34e olympiade – la question de son intégration est désormais posée. Le lobbying pour y parvenir est doublement assuré par la Fédération internationale des arts martiaux mixtes, qui encadre les compétitions amateures, et l’Ultimate Fighting Championship (UFC), leader mondial dans l’organisation de combats professionnels. Quelques années plus tôt, cette possibilité n’aurait pas même été concevable tant il était jugé violent et attentatoire à la dignité humaine.
Ainsi, à la fin des années 1990, aux États-Unis, le sénateur McCain orchestra une campagne de dénigrement contre ce qu’il qualifia de « human cockfighting ». Pourtant, quinze ans plus tard, le MMA est devenu le sport le plus populaire chez les américains âgés de dix-sept à trente-cinq ans.
Du côté français, plusieurs dirigeants politiques l’ont sévèrement vilipendé à l’instar de Thierry Braillard, secrétaire d’État sous François Hollande, qui déclarait en 2015 : « les compétitions avec autorisation de coups portés au sol, c’est une atteinte à la dignité humaine ; ils ne sont pas tolérés par le code du sport, qui plus est dans des cages, ce qui rappelle plus les jeux du cirque.[1] »
Une telle hostilité semblait transcender les divisions politiques puisque Chantal Jouanno, ministre de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative sous Nicolas Sarkozy, n’avait pas hésité pas à soutenir : « il n’y aura pas de légalisation du MMA. C’est contraire à toute éthique, à toutes les valeurs du sport que l’on essaie de défendre, à toute forme d’art au sens propre. Cela n’a rien à voir avec le sport. Pour moi, ce n’est que du jeu de paris d’argent et c’est cela qui détruit parfois le sport. On ne va pas légaliser les combats de chiens ou les combats de coqs. C’est la même logique.[2] »
Sur la base de telles condamnations, l’arrêté du 3 octobre 2016 est venu durcir la législation en vigueur, empêchant la tenue de combats dans des octogones grillagés, avec mitaines et frappes au sol, soit autant de caractéristiques du MMA. Pourtant, depuis janvier 2020, une délégation ministérielle provisoire a été accordée à la Fédération française de boxe, afin de structurer la discipline. Profitant de ce contexte favorable, l’UFC prévoit d’organiser prochainement un premier événement d’envergure à Paris, la France demeurant jusqu’alors le dernier pays au monde prohibant la tenue de combats professionnels, après que la Norvège et la Thaïlande ont levé l’interdiction.
L’enjeu de mon analyse consiste à comprendre la trajectoire de légitimation (en cours) du MMA, depuis sa stigmatisation originelle jusqu’à sa réhabilitation ultérieure. Plus précisément, je tenterai d’identifier les indicateurs ainsi que les facteurs à l’origine de sa (dé)diabolisation. Bien que les réflexions qui suivent portent spécifiquement sur le MMA, elles me semblent pouvoir être élargies à de nombreuses pratiques originellement associées à l’univers de la « sous-culture », que cela soit dans le domaine sportif ou artistique (voir la gentrification du rap, du breakdance ou du street art).
Genèse socio-historique du MMA
Il n’est bien évidemment pas question de retracer les conditions de l’éclosion mondiale du MMA. Je me contenterai d’esquisser quelques repères indispensables à la compréhension de sa trajectoire de déstigmatisation. Le MMA puise ses origines dans les rencontres inter-styles pratiquées au Brésil dès les années 1920 : des combattants issus de spécialités martiales distinctes s’y opposaient, dans des affrontements minimalement réglementés, afin de déterminer le style le plus efficace.
Ce principe s’exporta aux États-Unis en 1993, date du premier tournoi UFC. Ses promoteurs ont particulièrement misé sur leur caractère « extrême », en attestent leurs dénominations sulfureuses (No Holds Barred ou Ultimate Fights). Dans le contexte d’avènement du pay-per-view, l’enjeu consistait à produire des événements spectaculaires capables de faire sensation auprès de néophytes en quête de transgression et d’authenticité. En effet, il était alors possible de voir s’y affronter, dans un huis clos grillagé, un karatéka contre un sumotori pesant le double de son poids, le tout avec une permissivité maximale (seules les morsures et les fourchettes dans les yeux étaient alors prohibées) et des durées de combat non circonscrites.
Les sociologues Maarten Van Bottenburg et Johan Heilbron ont qualifié cette phase originelle de « dé-sportivisation » tant cette dérégulation paraissait à contre-courant du procès éliasien de civilisation des mœurs. Le succès de ces « combats en cage » ne laissa pas les pouvoirs publics indifférents qui, à la fin des années 1990, interdisent l’UFC dans de nombreux États américains. Ses dirigeants vont alors initier un second cycle de développement, de « re-sportivisation », puisqu’il s’agit désormais de faire du MMA un show grand public et moralement acceptable.
En 2001, sont ainsi adoptées les Unified Rules of MMA : le nombre de techniques interdites croît considérablement, en même temps que le port des mitaines se généralise, que les combats se structurent en reprises et que se constituent des catégories de poids. Alors que l’UFC permettait originellement à des combattants issus de disciplines distinctes de s’opposer, va progressivement s’autonomiser un style propre de combattant complet : le Mixed Martial Artist devient un décathlète des sports de combat, capable aussi bien de boxer, de lutter, de projeter que de combattre au sol.
S’ensuit une croissance économique fulgurante pour l’UFC, revendu, en 2016, pour quatre milliards de dollars : indicateurs de cette réussite, l’entreprise emploie près de 2 000 combattants, a produit 18 saisons de son émission de téléréalité et a signé des contrats faramineux avec l’équipementier Reebok (70 millions de dollars) ou la chaîne Fox (700 millions). La firme apparaît comme un champion du marché sportif néolibéral et mondialisé. Au-delà de cette vitrine professionnelle, le MMA a progressivement séduit, notamment en France, une base de pratiquants amateurs, estimés à plus de 50 000.
Une « panique morale » contre le MMA : les fondements de la diabolisation
Le développement hexagonal du MMA a suscité, à partir du début des années 2000, une vague d’hostilité qui, au-delà des responsables politiques, fédère plusieurs dirigeants des fédérations « établies », à l’instar de Jean-Luc Rougé[3], alors président de la Fédération française de judo. Considérant le MMA comme une « expression de la violence qu’on banalise », il fustige : « les sports de combat doivent respecter certaines règles [parmi lesquelles] ne pas mettre les gens dans des situations dégradantes, par exemple dans une cage, ne pas frapper quelqu’un qui est au sol, qui ne peut pas se défendre ».
De nombreux discours journalistiques ont également contribué à la marginalisation de la discipline. Rappelons que, depuis 2005, le Conseil supérieur de l’audiovisuel recommande aux chaînes de télévision de ne pas diffuser de combats de MMA considérant qu’ils « portent atteinte à la dignité des participants, qu’ils sont susceptibles de nuire gravement à l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs et sont contraires à la sauvegarde de l’ordre public ». Le traitement médiatique du MMA se fit souvent à charge, amalgamant par exemple la discipline aux combats de rue clandestins ou accusant, à tort, certains compétiteurs de « faire l’apologie du terrorisme et de l’islam radical ». Certains n’hésitent pas à généraliser l’association MMA-radicalisation, à l’instar de Jean-Philippe Acensi, délégué général de l’Agence pour l’éducation par le sport, qui a déclaré le 15 octobre 2015 sur l’antenne de RTL : « les élus locaux ne sont peut-être pas assez présents et vigilants sur des pratiques nouvelles ; je pense notamment à tout ce qui est boxe thaï et MMA […], qui peuvent effectivement faire du prosélytisme religieux ».
Comment rendre compte d’une hostilité aussi consensuelle ? En référence à la typologie proposée par Patrick Pharo, trois catégories de fondements peuvent être distingués, respectivement « amoraux », « immoraux » et « moraux ». Tout d’abord, des enjeux amoraux, au sens de disjoints de la morale, semblent intervenir, lorsque le dénigrement est mû par une rationalité utilitaire, en lien avec des intérêts économiques ou institutionnels. Il en va ainsi lorsque les dirigeants des fédérations établies, soucieux de préserver leurs avantages concurrentiels, en viennent à discréditer le MMA par une sorte de réflexe protectionniste, sous-tendu par exemple par la peur d’une fuite des licenciés.
Ici, des discours de stigmatisation, qui se présentent explicitement comme relevant de l’éthique, n’hésitent pas à l’instrumentaliser à des fins stratégiques. Comme l’avait pressenti Catherine Choron-Baix (Le choc des mondes : les amateurs de boxe thaïlandaise en France, Kimé, 1995), une telle « guerre des pratiques » surgirait à chaque fois que le champ des sports de combat se diversifie. Le MMA a également été décrié du fait de son mode spécifique de gouvernance, susceptible de menacer l’autonomie des institutions sportives inscrites dans le schéma coubertinien – fédératif, centralisé et pyramidal – âprement défendu par les pouvoirs publics français. À l’inverse, le développement du MMA est porté par des entreprises multinationales commercialisant des spectacles sportifs dans le but de maximiser leurs bénéfices. Il s’agit donc d’un modèle libéral et marchand, fondé sur les normes de la médiatisation télévisuelle, au-delà de tout encadrement étatique ou fédéral.
À un second niveau, nous pouvons déceler, derrière certains discours hostiles au MMA, des motivations immorales (au sens de générant des « souffrances indues » pour reprendre Pharo), et plus précisément une stigmatisation socio-ethnique de certaines franges de populations supposées adeptes de la discipline, notamment jeunes, masculines, banlieusardes et issues de l’immigration. Dit autrement, sous l’apparence d’une dévaluation morale, se dissimulerait en fait une ostracisation des jeunesses déshéritées.
À ce titre, Fabrice Burlot (L’univers de la boxe anglaise, INSEP, 2000) a montré que les jeunes issus des franges les plus précarisées se sont historiquement déplacés vers la dernière activité de combat importée, jugée plus réaliste et subversive. Déjà Akim Oualhaci avait-il perçu, à propos de la boxe thaï, l’association entre sport de combat, fractions masculines des cités et violence : « si la boxe thaï est perçue comme un “sport de racailles”, violent et relativement illégitime, c’est parce que les boxeurs sont vus comme des “racailles” de banlieue qui “se tapent dessus” en utilisant tous les membres du corps ». À partir des années 2000, le MMA semble avoir remplacé la boxe thaï sur ce point.
Si des fondements amoraux et immoraux ont indéniablement sous-tendu la dévalorisation du MMA, il serait toutefois incomplet de l’y réduire. En effet, certains détracteurs y perçoivent sincèrement, viscéralement et instinctivement, une dangereuse menace pour la dignité humaine, notamment en lien avec la possibilité de frapper un adversaire au sol et la pratique dans un espace fermé. Pour Pharo, toute objection qui se prétend morale se doit en effet d’être reliée au souci d’évitement d’une « souffrance qui ne devrait pas avoir lieu ». Comment expliquer l’émergence de cette intuition d’immoralité avant même toute délibération éthique ?
À un premier niveau, celle-ci pourrait procéder d’un vécu affectif particulièrement inconfortable d’écœurement duquel les détracteurs déduisent, par le biais d’une inférence généralisatrice, un jugement d’immoralité. L’émotion négative intimement éprouvée est ici interprétée comme l’indicateur d’un dysfonctionnement dans l’ordre des valeurs. Pourtant, ce n’est pas parce que le MMA me dégoûte personnellement qu’il est intrinsèquement répugnant. Suivant le même schéma inductif, une expérience esthétique déplaisante pourrait déboucher sur une dévaluation éthique : dit autrement, c’est parce qu’ils perçoivent personnellement le MMA comme un spectacle hideux que ses adversaires en viennent à l’interpréter comme une abomination morale.
Plus fondamentalement, de tels ressentis spontanés incommodants pourraient s’expliquer par le fait que le MMA transgresse de nombreuses règles implicites, si ce n’est des tabous, dans l’ordre symbolique. Par exemple, là où l’imaginaire occidental tend à valoriser la verticalité et le redressement (ainsi, pour Gaston Bachelard, « on ne peut se passer de l’axe vertical pour exprimer les valeurs morales »), le MMA accorde une large place au combat au sol ; or, l’acte de ramper est d’autant plus déprécié qu’il se trouve animalisé, ce qui contrevient symboliquement au procès d’humanisation.
Suivant une même logique, en favorisant les phases de lutte au corps-à-corps, le MMA accorde un primat au sens du toucher au détriment de la vision, moralement valorisée. L’entrelacement des chairs s’avère d’autant plus problématique que, se réalisant souvent au sol, il revêt dans l’esprit de certains commentateurs une connotation (homo)sexuelle, à l’image de David Plotz en 1999 : « au lieu d’être des spectacles sanguinaires, les combats de l’UFC ressemblaient plus étrangement à du sexe. Presque toutes les rencontres finissaient au sol, un homme chevauchant l’autre dans la position du missionnaire, le couple gigotant mystérieusement sur le tapis ». À l’inverse, la boxe anglaise, qui a fini par devenir le « noble art », s’avère beaucoup plus conforme à l’imaginaire judéo-chrétien (verticalité, maintien de la distance, primat de la vue).
Vers une réhabilitation socio-morale du MMA ? Facteurs et indicateurs de légitimation
Si la discipline, au moment de son importation hexagonale, a subi une vague de critiques, résultant de la conjonction de soubassements amoraux, immoraux et moraux, elle connaît depuis le milieu des années 2010 un mouvement de déstigmatisation dont peuvent être dégagés plusieurs catalyseurs.
À un premier niveau, il est indéniable que la pratique, elle-même, a évolué dans le sens d’une euphémisation de la violence, notamment dans le cadre de ses compétitions professionnelles, les études traumatologiques ne révélant pas une prévalence de blessures graves supérieure aux autres activités pugilistiques.
Le MMA a également progressé dans son encadrement institutionnel. En effet, la création de la French MMA Federation, en 2020, sous l’égide de la Fédération française de boxe, permet tout à la fois d’homogénéiser le tissu associatif existant et de garantir une formation accrue des arbitres comme des entraîneurs. La discipline s’est également diversifiée aussi bien dans ses finalités que dans ses modalités de pratique, la compétition professionnelle cessant d’en être le seul horizon. Des formes adoucies de l’activité sont désormais accessibles aux enfants ou aux adolescents scolarisés, à l’instar de la création de l’association MMASCO promouvant la scolarisation de la discipline ; celle-ci est désormais proposée dans certaines associations sportives d’établissements du second degré et intégrée dans quelques cursus de formation des futurs enseignants d’EPS.
S’ensuit un élargissement substantiel de la base des pratiquants, notamment dans le sens d’une gentrification, laquelle constitue tout à la fois un facteur et un symptôme de sa dédiabolisation. Ainsi, le MMA est-il dorénavant plébiscité par les chrétiens évangélistes, les femmes, les élites économiques, les étudiants des Grandes Écoles… Corey Abramson et Darren Modzelewski montrent à ce titre que les membres de la middle-class y perçoivent l’opportunité d’incarner les idéaux américains de méritocratie et de pugnacité tout en donnant corps à la figure du self-made man.
Nous avons pour notre part, avec Matthieu Delalandre, soutenu que les étudiants de l’École normale supérieure adoptent le MMA, non pas pour sa valence transgressive, mais pour sa polyvalence, son exigence d’adaptabilité et son efficience, soit autant de grandeurs valorisées sur un marché néolibéral dérégulé et instable. Il convient néanmoins de reconnaître que la proportion de ces nouveaux publics tend à diminuer à mesure que croît la pratique compétitive à haut niveau.
En d’autres termes, la multiplication des modalités de pratique du MMA serait l’écho de la diversification de ses adeptes. Cette double transformation concourt à l’amélioration de son image publique, non seulement du fait d’une connaissance accrue de l’activité par un spectre étendu de convaincus, mais également par le biais de la valorisation sociale de certaines catégories de pratiquants qui, par un effet de contamination positive, se transfère sur la légitimation des pratiques auxquelles elles s’adonnent.
Au-delà de la pratique elle-même, c’est le regard collectivement porté sur le MMA qui s’est normalisé, notamment par un effet de formation des spectateurs. En effet, regarder – et apprécier – un combat de MMA s’apprend, notamment pour ce qui est du combat au sol dont les subtilités demeurent opaques pour les non-initiés. Plusieurs études ont ainsi démontré que des observateurs occasionnels avaient tendance à se focaliser sur (et donc à « subir ») ses dimensions sensationnelles et agressives ; à l’inverse, des témoins experts détectent ses finesses techniques et stratégiques au-delà de toute appétence sanguinaire.
L’amélioration du regard subjectif porté sur le MMA a également été influencée par l’évolution de son traitement médiatique, cette dernière témoignant aussi probablement des transformations objectives de la discipline. D’un point de vue quantitatif, sa présence dans la presse écrite et audiovisuelle s’est massifiée en même temps que banalisée. À titre illustratif, j’ai montré que le nombre d’articles traitant du MMA dans le quotidien et le magazine L’Équipe n’avait cessé de croître depuis 2003, avec une forte inflexion en 2013, jusqu’à atteindre depuis peu un plateau, qui indiquerait une forme de normalisation.
Par ailleurs, la chaîne nationale L’Équipe 21 (re)diffuse aujourd’hui des combats de MMA de façon hebdomadaire tandis que la plupart des magazines sportifs l’ont désormais intégré dans le panel des sports couverts. D’un point de vue qualitatif, il est indéniable que la tonalité du traitement médiatique a évolué dans le sens d’une revalorisation. Étudiant la presse écrite américaine, Matthew Masucci et Ted Butryn ont noté deux inflexions significatives dans la réhabilitation journalistique du MMA, la première en 2001 suite à l’adoption des Unified rules of MMA ; la seconde en 2005, avec la création de la téléréalité The Ultimate Fighter, qui fait de la discipline un divertissement familial.
Au niveau hexagonal, alors que la presse se concentrait originellement sur sa violence, sa permissivité et ses dérives affairistes, elle commence, à partir de 2012, à se focaliser sur les enjeux sportifs, à mettre en exergue l’expertise des grands champions ou encore à brosser leur parcours biographique. Les journalistes se plaisent à mettre en avant des profils atypiques, brisant le stéréotype du « mauvais garçon ». Ainsi en va-t-il de la médiatisation de Tom Duquesnoy dépeint en ces termes : « avec sa bouille de gendre idéal et son mètre soixante-dix, [il] passe plus facilement pour un jeune premier que pour un gladiateur des temps modernes ». Le combattant qui est présenté comme un « cérébral » est également mélomane : « l’homme aux arcades multi-éclatées a l’oreille sensible : fan d’opéra, il va profiter de son passage à Paris pour aller voir La Fille des neiges et Wozzeck ».
Les trajectoires de légitimation au-delà du MMA
Diabolisé au moment de son importation en France, le MMA y est aujourd’hui en voie de normalisation : la discipline est désormais encadrée institutionnellement, couverte médiatiquement, productrice de champions (suite à sa victoire, en août 2021, contre Derrick Lewis, Cyril Gane est devenu le premier combattant tricolore à décrocher une ceinture à l’UFC) mais aussi appropriée artistiquement (voir le film Bruised réalisé par Halle Berry), et ce, au même titre que d’autres activités de combat plus reconnues comme la boxe anglaise ou le muay thaï. Avant d’être réhabilitées, ces deux dernières avaient néanmoins subi des croisades morales homologues à celles qu’a connues le MMA (au début du XXe siècle pour la boxe anglaise, dans les décennies 1980-1990 pour la boxe thaï).
Le schéma conduisant du discrédit initial à la déstigmatisation ultérieure semble donc se répéter, non seulement au sein du champ des sports de combat, mais aussi à propos d’autres pratiques relevant originellement de la sous-culture, à l’image de la musique rap.
Une telle réitération appelle plusieurs remarques conclusives. D’une part, il semblerait que la diabolisation résulte avant tout d’un effet d’« étiquetage de la déviance », à la fois fluctuant et réversible : ainsi, le stigmate serait moins une propriété intrinsèque et substantielle de l’objet discrédité qu’une relation, un point de vue, un jugement. Par ailleurs, il convient de remarquer que, dans le champ spécifique des sports de combat, les différentes activités ciblées par les entrepreneurs de morale l’ont été de façon successive : à une époque donnée, une et seulement une spécialité focalise les diatribes convergentes des dirigeants politiques, des responsables sportifs et des journalistes. Semblent ici se concrétiser les logiques du « bouc-émissaire culturel » (René Girard) et du « monstre moral » (Patrick Pharo) ; ces deux figures rempliraient une fonction de consolidation de la communauté.
En effet, en incarnant le summum de barbarie, de cruauté et d’inhumanité contre lequel il s’agit unanimement de s’indigner, le monstre moral permettrait à une société, pluraliste du point de vue de ses référentiels axiologiques, de redéfinir les frontières de l’(in)acceptable et de conférer une base commune à la morale. Le bouc-émissaire culturel exerce en outre une fonction pédagogique de contre-modèle : Georges Canguilhem ne soutenait-il pas que « le monstre sert à enseigner la norme » ?
La trajectoire (encore inachevée) de légitimation du MMA renseigne enfin sur les vicissitudes des processus d’appropriation culturelle. Loin de s’opérer de façon instantanée, celle-ci requiert un délai de latence. Les systèmes politique, journalistique et institutionnel font montre d’un certain conservatisme, d’une tendance à la temporisation comme si la nouveauté culturelle était mise à l’essai et devait faire la preuve de sa capacité à s’intégrer dans la société sans mettre à mal son ordre socio-moral.
Qu’adviendrait-il si cette hystérésis disparaissait totalement et si toute innovation culturelle était immédiatement assimilée et valorisée ? Le risque ne serait-il pas celui de l’anomie, dans le cadre d’une société vivant tellement en mode accéléré que la notion même de structure stable en vienne à s’effondrer ?