Haïti, de l’État marron à l’État failli
Sa situation de perpétuelle survie dans la tempête a fait d’Haïti un État particulier à de multiples égards. Dans la longue durée, trois moments ont été déterminants dans le profilage des institutions et du rapport des individus à l’État.
Ces moments fondateurs permettent de suivre et de comprendre la genèse de l’État Haïtien : le passage de l’État marron à l’État autoritaire puis à l’État failli constitue la trajectoire de l’État en Haïti. Passage effectué non à la manière de mues successives, mais comme un emboîtement d’oripeaux chaque fois plus contraignants pour le citoyen. Cela s’est traduit sur le plan géographique par une segmentation du territoire en marges dispersées autour d’un axe utile allant de Port-au-Prince aux deux extrémités des presqu’îles, avec un gradient d’intensité dans les échanges qui décline à mesure que l’on s’éloigne de la capitale.
Haïti est le pays le plus pauvre du Nouveau Monde. Cette affirmation revient comme un leitmotiv dans les analyses, dès lors qu’il est question d’économie, de gouvernance et de performance financière.
Cette image d’Épinal de pays à la traîne, si elle est un peu forcée, confirme un bilan globalement alarmant de la gestion des affaires publiques, tant les conditions économiques et sociales continuent de se dégrader au fil des générations. Tous les indicateurs le prouvent : par le PIB, par les taux de natalité infantile et l’espérance de vie, par la proportion de pauvres dans la population et par le manque d’investissements directs de l’étranger, Haïti se distingue du reste de la Caraïbe, toujours en pire.
Et pourtant, ce pays fut autrefois considéré comme la Perle des Antilles dans une région qui bénéficie de la proximité du plus vaste marché de la planète. À une échelle plus fine, on s’avise que le potentiel est encore grand : les ressources sont le plus souvent inexplorées ou inexploitées. Le pays importe les biens qui faisaient autrefois sa richesse et sa force : le sucre et le café. Les autres pays de la Caraïbe s’en tirent plutôt bien avec parfois moins de ressources que nous.
Quelle est la clé d’intelligence de ce déclin ? La géographie offre-t-elle les éléments d’analyse pour comprendre la dynamique sociale et économique d’Haïti ? Quelle est la part de la nature ? Quelle est la part de l’Homme dans ce désastre ?
Un État marron de 1804 à 1825
Par son indépendance précoce, en 1804, contre les forces d’invasion du Général Leclerc, l’État d’Haïti est entré dans l’histoire comme un État marron, au sens d’un État libre formellement, mais dont le statut d’indépendance n’est reconnu par aucun autre pays. Ni par les États-Unis, ni par l’Angleterre qui commercent pourtant avec Haïti. Encore moins par la France qui continue de revendiquer ses droits historiques de reconquête sur sa colonie rebelle.
Cela entraîne un certain nombre de contraintes sur le plan juridique et financier qui brident le commerce et gênent les échanges avec les autres nations. Haïti vécut comme une ingratitude l’ostracisme des nations sud-américaines.
En effet, à peine libérées de la tutelle de l’Espagne, les républiques sud-américaines à l’instigation de Simon Bolivar se réunirent dans l’idée d’entamer un processus d’intégration de toutes les anciennes colonies devenues libres. Haïti, en dépit de l’aide apportée successivement par Dessalines à Francisco de Miranda en 1806, par Pétion à Bolivar en 1816, ne fut pas invitée au Congrès des nations américaines à Panama en 1826. Il fallut soixante années et un endettement sur plus d’un siècle auprès des banques françaises[1], pour que la France de Charles X reconnaisse enfin l’indépendance haïtienne en 1825.
Le propre du marronnage est de permettre d’exercer une liberté sans contrainte, d’évoluer sans autre forme de légitimité que soi-même. Un tel trait de caractère, en dépit des évolutions ultérieures, va marquer de façon durable les représentations haïtiennes et le rapport avec l’étranger.
Un État autoritaire
Haïti est devenu un État autoritaire dès sa naissance en tant que difficile compromis entre les tenants d’une économie paysanne libre et solidaire, d’un côté, et les parangons d’une agriculture d’exportation fondée sur le travail dans les ateliers à des cadences qui rappellent celles du temps de l’esclavage. Il fallut le renfort de l’armée pour obliger au travail les descendants d’esclaves qui s’échappèrent dès qu’ils en avaient les moyens vers les montagnes, loin des villes où ils étaient assignés de surcroît au service militaire.
De cet autoritarisme est né le divorce entre la société paysanne et l’État. Elle ne s’est jamais sentie représentée dans celui-ci. L’État en retour ne s’est jamais identifié à la paysannerie autrement que sous la forme de mobilisation folklorique et de propagande identitaire à la gloire d’un régime.
Le régime des Duvalier constitue le prototype de ces régimes brutaux sans autre prétention que de remplir les poches de qui tient les rênes du pouvoir. Le corollaire de cette gestion qui fait la part belle au népotisme et à la corruption est une dilapidation des finances publiques et une absence de redistribution des richesses à l’échelle sociale. Le seul moyen de maintenir de tels systèmes est la répression policière et les régimes militaires. Le pouvoir en Haïti est autoritaire par nécessité ontologique, puisqu’il ne repose sur aucune légitimité au-delà de la force.
Un État failli depuis 2004
En 2004, les forces de l’ONU débarquent à Port-au-Prince dans le cadre d’une mission de stabilisation qui allait durer treize ans, de 2004 à 2017. Cette occupation étrangère est vécue collectivement comme une humiliation par la population, malgré le soulagement apporté par l’interposition des forces internationales entre les partisans du président Aristide et les anciens militaires qui tentaient de le renverser par la force. Cet épisode est le lointain écho des événements de 1991, lorsque le même président Aristide dut quitter le pouvoir poussé à l’exil par un coup d’État militaire du général Raoul Cédras.
En 2004, l’armée était réduite à une bande de guérilleros infiltrés de la République dominicaine, tout juste capable d’entretenir un climat d’insécurité sur les routes, mais dans l’impossibilité ni de renverser ni de tenir durablement le pouvoir. L’intermédiation de la MINUSTAH permit de faire baisser la tension dans les délais de la durée de sa mission, par une politique de désarmement dans les quartiers devenus des territoires de la violence sous la coupe de gangs.
À partir de cette époque on assiste à une dilution des responsabilités de l’État et l’extension du domaine de compétence des ONG par qui les organisations internationales chargées de l’aide au développement transitent pour venir en aide à la population. Les ONG sont devenues si nombreuses qu’elles se sont substituées à l’État dans des domaines aussi sensibles que la santé et l’éducation.
En 2010, un séisme d’une magnitude de 7,4 sur l’échelle de Richter frappe la région métropolitaine haïtienne provoquant des dégâts considérables et un grand nombre de victimes. Plus de dix années plus tard, en 2021, rien ou presque n’a été fait dans le sens d’une reconstruction durable de la capitale. Les dents creuses sont encore nombreuses et le vieux centre-ville déclaré d’utilité publique ne semble pas sur la voie d’être reconstruit, investi qu’il est par les activités informelles qui trouvent dans la situation l’opportunité d’occuper intégralement la place.
Le pays est dans une situation de crise systémique qui oblige à forger un concept nouveau pour caractériser ce fonctionnement dans la tourmente. Avec le recul on se rend compte que la résilience souvent citée comme modèle d’acceptation du déclin du système de production et de gouvernance est un leurre et qu’Haïti s’enfonce dans la misère et le chaos. Les moyens de redresser le cours des événements ne semblent pas avoir été inventés à ce jour. Il n’existe sur place ni opposition structurée, ni contre-pouvoir, ni structure légitime capable de prendre le relais d’un État failli.
La question se pose de savoir comment un rêve s’est transformé en cauchemar, un idéal en enfer pour les descendants de marrons qui ont tout fait pour échapper au joug de l’esclavage, mais n’ont pas su mettre en place un État viable et conforme aux idées qui l’ont fait naître. Le propos est de rappeler les éléments d’intelligence d’un triple processus de décomposition politique, économique et sociale.
L’effondrement environnemental
On considère qu’à peine 1 % du territoire est couvert de forêt, alors qu’en 1492, au moment de la découverte par Christophe Colomb, l’île était couverte intégralement de forêt primaire. Haïti est un État en situation de faillite environnementale avec une menace sur les espèces endémiques de plantes et d’oiseaux, de coraux et de mangrove dont la dégradation continue sans frein.
Dans ce paysage de désolation, la répétition des catastrophes fait dire à certains que le pays est maudit. Terminologie religieuse et sacrée qui renvoie à une téléologie qui n’a pas sa place dans les sciences exactes. Le pays est soumis à deux aléas majeurs dont les effets dévastateurs peuvent évidemment frapper l’imagination. Mais il n’y a pas de quoi invoquer les esprits, ni la punition divine pour comprendre qu’un pays situé sur un champ de failles dans la trajectoire des cyclones tropicaux subisse la double occurrence des tremblements de terre et des crises hydrométéorologiques.
Haïti n’est pas le seul pays soumis au passage des cyclones. Le Japon en fait l’amère expérience et bien plus souvent que nous. Il n’y a pas donc pas de fatalité du climat haïtien. Il n’est ni plus doux, ni plus violent qu’un autre. Nous pouvons faire le compte des morts et des dégâts des derniers épisodes dans la région depuis les années 2000 : Gordon, Ike, Jane, Wilma, Sandie, Matthieu, etc. Porto Rico a été littéralement réduit en miettes en 2017.
On peut, en revanche, faire apparaître une vulnérabilité particulière d’Haïti eu égard aux dommages : il y a proportionnellement plus de pertes en vies humaines en Haïti que chez les voisins. Mais les enjeux économiques et les infrastructures étant moins développés en Haïti, il y a proportionnellement moins de pertes en biens matériels. C’est ce qu’il peut vous arriver de mieux, statistiquement parlant, lorsque vous n’avez plus rien à perdre.
Pourtant le pays dispose d’un atout considérable qui est la diversité du relief et la beauté de ses terroirs : des plaines, des montagnes, des vallées, autant d’écosystèmes hétérogènes qui permettent des productions de ressources complémentaires propres à tisser des liens étroits entre les diverses parties du territoire.
Haïti ne met pas assez en valeur ses montagnes qui sont systématiquement déboisées ; aussitôt érodées et rendues improductives au fil des années. Dans les pays voisins, en Jamaïque, en République Dominicaine et à Cuba, des politiques de mise en défens ont facilité la mise en place de parcs préservés où la faune et la flore sensible sont protégées dans le cadre d’une politique internationale de préservation du couloir de migration des Grandes Antilles. Mais dans la province écosystémique que forment la chaîne des Antilles pour les grands migrateurs, Haïti fait figure de chaînon manquant. Les volées de flamants roses qui recouvraient les berges du lac Azuéï d’une marée de plumes aux reflets orange sur le fond azuré du ciel ne sont plus qu’un lointain souvenir. Comme le caïman du lac, chassé jusqu’à disparaître des assiettes des gourmets.
La mer, réserve de richesses inexplorées, inexploitées, est menacée à son tour. Les destructions de coraux par la production des carrières de la chaîne des Matheux, ont réduit à un désert tous les bancs de la région des Arcadins, dans la proximité de la capitale.
Les destructions de nurseries associées aux mangroves ont fait baisser les prises des pêcheurs qui n’ont pas les engins de pêche pour s’aventurer en haute mer. Ils épuisent les ressources pélagiques côtières, sans protéger les alevins et les espèces menacées par les filets aux mailles de plus en plus serrées.
Par ailleurs, les Haïtiens ont peur de la mer, les villes sont construites de façon à ce que les gens vivent le dos tourné au littoral et s’en servent comme dépotoir et latrine. Ni les ressources halieutiques dont elle regorge, ni les possibilités de tourisme balnéaire que les plages offrent ne sont mises à profit.
Pour illustrer la situation d’Haïti, on pense à l’allégorie de l’âne de Buridan : entre le seau d’eau et le picotin d’avoine, l’âne du philosophe meurt de faim et de soif à force d’hésiter à boire ou manger en premier.
La séisme du 12 janvier 2010
Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 avait déjà révélé la vulnérabilité de l’État. La faille en cause est celle d’Enriquillo qui prend le territoire en écharpe depuis la presqu’île de Tiburon jusqu’à la baie de Barahona en longeant le lac Enriquillo. Une faille qui a une histoire connue des spécialistes. C’est elle qui avait dévasté la ville en 1751, deux années à peine après sa fondation par les Français. Il en a résulté une interdiction municipale de construire en maçonnerie, privilégiant le bois et les toitures légères. Mais les incendies ont représenté très vite une menace plus récurrente et plus dévastatrice encore que les cyclones. La population continue depuis d’affronter le dilemme lié à la double exposition aux risques sismiques et cycloniques.
L’épicentre se trouvait à Léogâne où la secousse fut si forte que la plage de Ça Ira en fut soulevée de 60 centimètres. Le récif autrefois immergé est désormais à fleur d’eau. Les deux localités les plus touchées sont Port-au-Prince et Léogâne. Et dans la capitale, certains quartiers ont payé un plus lourd tribut que d’autres…
Les maisons en bois ont résisté davantage que les maisons en béton. Dans les quartiers du Bois Verna, de Turgeau et de Babiole, les gingerbreads ont résisté au tremblement de terre.
Les pertes furent évaluées à 10 milliards de dollars. Rançon de la macrocéphalie et de la concentration dans la capitale de toutes les forces vives de la nation. En quelques secondes, ce sont 90 % des ressources financières, des commerces, des banques et du patrimoine immobilier qui se trouvent réduits en miettes.
C’est à peu près le montant de l’aide qui sera allouée à la reconstruction dans le cadre de la CIRH (Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti).
Il est difficile de chiffrer avec assurance le nombre de personnes mortes ou portées disparues dans la catastrophe. Certains hésitent entre 200 000 et 300 000 tués. 600 000 ont fui la ville aux lendemains du séisme et ont trouvé refuge dans les localités de province.
Pendant ce temps, 1,6 millions se sont retrouvés sous des tentes à travers toute la ville. Au bout d’un an, de nouveaux habitants étaient enregistrés, par afflux de migrants à la recherche d’un emploi dans le cadre de la reconstruction. C’est pour cela que paradoxalement, la population de la capitale a augmenté plutôt que décliné, à l’exception d’une courte période d’exode qui a suivi immédiatement la catastrophe.
En 2010 toujours, Haïti est frappé par un épisode cholérique lié à la contamination des eaux d’un affluent de l’Artibonite par les déjections d’une caserne des forces de l’ONU. D’octobre 2010 à octobre 2020, le choléra coûta la vie à plus de 10 000 personnes à travers tout le pays.
En quelques semaines le vibrion cholerae se répandit à travers le pays, faisant craindre le risque d’une contagion massive dans les camps de réfugiés où les conditions d’hygiène laissaient beaucoup à désirer. À la différence du séisme dont les dégâts se limitent à la région métropolitaine, le choléra touche le pays tout entier.
Quelques années plus tard, en 2016, le cyclone Matthieu heurte de plein fouet un pays déjà convalescent. Le bilan est terrible : 220 000 maisons dévastées, 1,4 millions de personnes sinistrées, plus de 500 morts et des pertes évaluées à 2,5 milliards de dollars, en Haïti. À peine quelques blessés à Cuba où les mesures d’évacuation ont été appliquées avec une rigueur toute soviétique, ce qui a permis de sauver des vies et de limiter les dégâts matériels. En Haïti, les villes comme Les Cayes et Jérémie furent durement éprouvées, les sinistrés par centaines de milliers ne durent leur salut qu’à la diligence de l’aide internationale.
Le séisme du 14 août 2021, d’une magnitude 7,2 sur l’échelle de Richter, a cela de particulier qu’il intervient à peine un mois après l’assassinat du président Jovenel Moïse et deux jours avant le cyclone Grace. Il y eut moins de pertes en vies humaines (2000) mais plus de 200 000 personnes déplacées et une crise économique rendue plus aiguë par la pandémie de Covid-19.
Dans un contexte international marqué par la débâcle américaine en Afghanistan et les tensions dans l’Indo-Pacifique suite à la signature de l’accord de l’AUKUS entre l’Australie, le Royaume Uni et les États-Unis, Haïti passe au second plan et ne fait pas la Une des actualités comme en 2010 où tout le monde était disposé à aider.
Depuis, il y a eu le scandale de la corruption entourant l’utilisation de l’argent de l’aide internationale. La justice haïtienne n’a pas été à la hauteur des scandales d’enrichissements illicites qui font parfois douter de l’opportunité et de l’efficacité de l’aide internationale. En tout cas, tous les éléments d’une vulnérabilité systémique qui affecte toutes les échelles de la vie politique, économique et sociale sont réunis.
Les catastrophes ne doivent pas faire oublier la tendance de fond de l’économie haïtienne qui suit une courbe inverse à celle des autres économies de la région, avec notamment une faillite de l’agriculture. Avec la fin de la colonisation, l’agriculture de plantation a perdu sa raison d’être : la perpétuation d’un marché dont les termes étaient définis par les maîtres et les commerçants, au détriment du producteur.
La liberté accomplie supposait, comme corollaire, l’accès à la terre et la réorientation de la production vers la satisfaction des besoins élémentaires des habitants. Ainsi est pris le virage qui conduira l’agriculture vers un déclin séculaire des denrées destinées à l’exportation et la promotion en creux d’une polyactivité, associant l’élevage à la longe d’un cheptel réduit à une polyculture savante qui garantit l’alimentation du foyer.
Cette agriculture familiale a toujours réservé une place de choix aux biens commercialisables et le lien avec le marché n’a jamais été rompu. C’est ainsi qu’elle a suffi pendant plus de deux siècles à alimenter une population dont le taux de croissance a peu à peu dépassé les capacités de la terre à nourrir tous ses habitants.
Deux épisodes désastreux ont précipité la marche vers l’abîme de l’agriculture haïtienne : la première, dans les années 1982-1983, au cours de la campagne d’extermination du cheptel porcin (1 250 000 têtes) en prévention de l’extension de la peste porcine africaine à la Floride. Les dédommagements insuffisants, en partie détournés par le régime en place, laissèrent les paysans dans un état de paupérisation avancée qui poussa à l’exil un nombre croissant d’entre eux. C’est le moment des départs de boat people vers la Floride, le moment des premières manifestations contre le régime des Duvalier.
Le deuxième épisode désastreux coïncide avec la promulgation des lois libéralisant l’importation des produits agricoles étrangers. Cela eut lieu au tournant des années 1995, lorsque de retour au pouvoir après plus de trois années d’exil, le président Aristide et son gouvernement prennent des mesures ultralibérales qui laissent sans défense les producteurs nationaux face à la concurrence de deux puissants marchés : les marchés dominicain et américain.
Les importations de produits agricoles bon marché sont responsables d’un déficit chronique de la balance commerciale. Haïti importe tous les ans pour environ un milliard de dollars de produits alimentaires.
Routinière et archaïque, cette agriculture paysanne ne pouvait plus répondre aux besoins des marchés urbains nourris par l’exode rural.
Les campagnes haïtiennes doivent faire face désormais à une pénurie de main-d’œuvre créée par l’aspiration du marché dominicain qui recrute en masse dans les domaines des BTP. Tous les chantiers de la république voisine bruissent de conversations en créole qu’entretiennent les ouvriers.
Les couloirs du métro, les bretelles d’autoroutes, les ponts et les écoles qui par milliers se construisent en République dominicaine le sont avec une main d’œuvre haïtienne, jeune et nombreuse, qui ne rechigne pas à travailler pour un salaire moindre que le travailleur dominicain. La rareté de la main d’œuvre devient plus grave lorsque l’on considère la qualité du personnel agricole : il n’y a pas de formation aux métiers d’agriculteurs… mais seulement d’agronomes. Pour diriger et donner des ordres aux agriculteurs.
Ces dernières décennies, il y a eu des efforts indéniables dans certains secteurs : la culture de la mangue, du sorgho sucré, du sisal, du vétiver (dont Haïti est le premier exportateur mondial avec 80 tonnes par an pour une valeur d’environ 15 millions de dollars). Ce sont des cultures de rente dont les résultats témoignent d’un potentiel encore élevé. Mais le succès d’estime de certaines tentatives ne garantit pas la durabilité ni la viabilité du projet conçu comme une expérience à partager.
Pour des raisons évidentes de métissage et de mélange des populations issues d’horizons différents, il faudrait parler de l’identité haïtienne comme d’un idéal national haïtien plutôt que d’un fait ethnique et culturel. Il ne s’agit pas de faire le bilan d’un pays, mais d’une époque, et de souligner les dysfonctionnements que ses contradictions produisent dans le paysage.
Au moment où Toussaint Louverture prend les rênes du pouvoir à Saint Domingue, la colonie n’est pas encore un pays, encore moins une nation. La majeure partie de la population est immigrée, née soit en Europe soit en Afrique. C’est le cas pour plus des deux tiers des esclaves, et pour une écrasante majorité des Blancs.
L’identité créole était partagée par des originaires des autres îles françaises et ne correspondait pas à un projet politique singulier, sinon sous la forme des revendications des affranchis et des mulâtres d’un statut égal à celui des Blancs dans la société. Entre les descendants d’esclaves qui aspiraient à une agriculture vivrière familiale en rupture avec le marché, et les propriétaires de plantations qui voulaient reconduire le système des ateliers, le consensus fut impossible à trouver et peu à peu, les grandes exploitations des plaines furent désertées par la main-d’œuvre au profit des lopins individuels dans les montagnes.
Toute l’histoire haïtienne est celle de la déconstruction de l’espace partagé, aboutissant à une régression du politique au profit des formes violentes de réduction des contradictions entre les individus et les partis. Cette régression du politique a pour corollaire la désagrégation des structures qui maintenaient en vie les solidarités spatiales. En l’absence d’instances de régulation, autrement dit, faute d’une justice formelle, les hommes s’en sont remis à leurs droits naturels d’occuper les lieux de façon précaire.
C’est aussi ainsi qu’il faut comprendre que dans la ville, les trottoirs et les places publiques sont envahis par des marchands qui y installent leurs étals sans respecter le droit de façade des riverains qui ne peuvent ainsi valoriser leurs adresses. La compétition spatiale tourne à l’absurde lorsqu’il n’y a même plus de cadastre où assigner un nom à chaque propriété. À certains égards, il est permis de penser que la prise en main par des gangs de secteurs entiers de la capitale et leur capacité à défier les forces de l’ordre, allant jusqu’à parader dans les rues en exhibant leurs armes, participe de la décomposition profonde de l’État.
Les faits sont clairs. Mais quelles en sont les causes ?
Dans l’histoire agraire haïtienne, le déclin des ateliers et la dispersion du domaine national par legs et les héritages successifs vont de pair, entraînant une segmentation à l’infini des propriétés et des structures de production.
Novalis disait « chaque Anglais est une île » afin de souligner l’individualisme foncier de cette nation, une manière aussi d’assigner un principe à l’esprit de liberté, le sens du libre arbitre et du libre-échange qui caractérise l’esprit national anglais. On pourrait en dire autant de chaque Haïtien, car il semble parfois que chaque individu identifie sa liberté comme un objectif à atteindre séparément de tous les autres sur un territoire où il serait seul maître.
Cette conception est le résultat d’un processus historique qui a accompagné la naissance de l’État et se poursuit sous nos yeux. Première expérience de communauté noire libre du Nouveau Monde, Haïti a essuyé les plâtres d’une expérience inédite. Ce qui explique la radicalité de certaines décisions et le caractère tranchant de la lutte entre les idées.
Cependant, notre démarche ne consiste pas à justifier ni à juger ce qui s’est fait, mais à comprendre dans quelle mesure la désagrégation des structures spatiales révèle une dynamique sociale dominée par la fragmentation et les dispersions.
Nous partons de l’hypothèse que Haïti est hélas le premier État post-moderne de l’histoire, le premier où l’État est mort en tant que structure de régulation et de détention de la violence légitime. Poussés à bout, les exclus de la société, les pauvres et les indignés portent l’irrévérence jusqu’à remettre en question les idéaux les plus sacrés de la modernité, à savoir : le progrès de la civilisation grâce à la science, la cohésion de la nation comme cadre d’une solidarité sans discussion, et la confiance dans l’avenir.
Dans cette perspective, on peut dire que Haïti est l’illustration de ce qui peut se passer de pire lorsque l’État n’existe plus, ou lorsqu’il ne remplit pas son rôle de détenteur du monopole de la violence légitime. Un État fantôme.