Smile
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Il m’est parfois arrivé de rester debout au comptoir, mais je ne voulais pas que le barman imagine que je cherchais quelqu’un à qui parler. Je m’asseyais dans un coin, près d’une fenêtre, mais le barman n’arrêtait pas de me tourner autour, passait d’un air dégagé, guettait les verres vides, me demandait si je voulais boire quelque chose ou ce que je pensais du fait que le Brésil se soit fait écraser par les Allemands, ou que Garth Brooks ne vienne pas à Croke Park. J’essayais de me voir selon son point de vue. Je ne pouvais pas avoir l’air à ce point misérable – si seul, si triste. Si délaissé. Il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait être gay. J’avais cinquante-quatre ans. Trop vieux pour être gay avec lui.
Il y avait un autre bar, le Blue Lagoon, un peu plus loin, à l’autre extrémité de la rue. Je n’y étais jamais entré mais, de l’extérieur, il ne m’attirait pas. Il était toujours trop animé. Plein de familles, de couples, de groupes d’hommes qui semblaient parler de rugby en connaisseurs.
Je crois l’entendre.
Ma femme.
« Grandis un peu, Victor. »
Alors j’ai pris racine, et j’ai décidé que le Donnelly’s deviendrait ma cantine. Auparavant, je n’en avais jamais vraiment eu. Il y avait trois ou quatre pubs accessibles à pied depuis l’ancienne maison – la maison que je venais de quitter – mais je n’avais jamais pris mes habitudes dans aucun d’eux. Au cours des années, je n’étais entré que de rares fois dans chacun, et il ne me semble pas y être jamais allé seul. Rachel était toujours avec moi.
J’allais dans ce nouvel endroit tous les soirs – enfin, toutes les fins d’après-midi. Au commencement, je devais me forcer à le faire, comme je serais allé à la messe, ou dans une salle de musculation. Je rentrais chez moi – chez moi ! –, je me faisais chauffer quelque chose, je mangeais, puis j’allais droit au pub. Pour déguster lentement une pinte. J’apportais avec moi un livre, ou mon iPad.
Le Donnelly’s.
Pour un pub, c’était un bon vieux nom à l’ancienne. J’habitai