Roman (extrait)

Smile

Écrivain

Victor Forde, à peine séparé de sa compagne, retourne vivre dans le quartier dublinois de son enfance. Journaliste, il a levé le voile sur la société irlandaise bien-pensante. Vient peut-être l’heure du dévoilement, cette fois, de sa mémoire. Les dimanches d’été dans AOC seront un avant-goût de la rentrée littéraire. Aujourd’hui : les deux premiers chapitres du prochain roman de Roddy Doyle – auteur des Commitments et de Paddy Clarke Ha Ha Ha –, à paraître aux Éditions Joëlle Losfeld.

1

Il m’est parfois arrivé de rester debout au comptoir, mais je ne voulais pas que le barman imagine que je cherchais quelqu’un à qui parler. Je m’asseyais dans un coin, près d’une fenêtre, mais le barman n’arrêtait pas de me tourner autour, passait d’un air dégagé, guettait les verres vides, me demandait si je voulais boire quelque chose ou ce que je pensais du fait que le Brésil se soit fait écraser par les Allemands, ou que Garth Brooks ne vienne pas à Croke Park. J’essayais de me voir selon son point de vue. Je ne pouvais pas avoir l’air à ce point misérable – si seul, si triste. Si délaissé. Il ne m’est jamais venu à l’esprit qu’il pouvait être gay. J’avais cinquante-quatre ans. Trop vieux pour être gay avec lui.
Il y avait un autre bar, le Blue Lagoon, un peu plus loin, à l’autre extrémité de la rue. Je n’y étais jamais entré mais, de l’extérieur, il ne m’attirait pas. Il était toujours trop animé. Plein de familles, de couples, de groupes d’hommes qui semblaient parler de rugby en connaisseurs.
Je crois l’entendre.
Ma femme.
« Grandis un peu, Victor. »
Alors j’ai pris racine, et j’ai décidé que le Donnelly’s deviendrait ma cantine. Auparavant, je n’en avais jamais vraiment eu. Il y avait trois ou quatre pubs accessibles à pied depuis l’ancienne maison – la maison que je venais de quitter – mais je n’avais jamais pris mes habitudes dans aucun d’eux. Au cours des années, je n’étais entré que de rares fois dans chacun, et il ne me semble pas y être jamais allé seul. Rachel était toujours avec moi.
J’allais dans ce nouvel endroit tous les soirs – enfin, toutes les fins d’après-midi. Au commencement, je devais me forcer à le faire, comme je serais allé à la messe, ou dans une salle de musculation. Je rentrais chez moi – chez moi ! –, je me faisais chauffer quelque chose, je mangeais, puis j’allais droit au pub. Pour déguster lentement une pinte. J’apportais avec moi un livre, ou mon iPad.
Le Donnelly’s.
Pour un pub, c’était un bon vieux nom à l’ancienne. J’habitais de nouveau près de la mer, et j’étais passé devant les pubs que je connaissais dans mon enfance. Le Schooner, le Pebble Beach, le Trawler[1]. Pour me rendre dans chacun, depuis l’appartement, j’aurais dû prendre la voiture, ou marcher plus longtemps que je ne le souhaitais. Ou alors ils étaient trop proches des lieux où j’avais grandi. Ça aurait été triste, un homme de mon âge qui revient à une version ridée de son enfance. Qui recherche les filles pour lesquelles il a eu le béguin des années auparavant. Qui les retrouve.
Le Donnelly’s, ce serait ma cantine. Je m’efforçais de me donner l’impression que les lieux m’appartenaient. Je tendais l’oreille pour connaître le nom des employés. Mon barman, le type qui était de service la plupart des soirs où je venais, était appelé Carl. Ou Carlo, par ces hommes et ces femmes qui semblaient bien le connaître. J’en suis resté à Carl.
« Alors, comment il va ?
— Pas mal, Carl.
— Toujours le même livre.
— Il est gros. Je l’ai presque fini.
— C’est bien?
— Ça peut aller.
— Ça parle de quoi?
— De Staline.
— C’était un sacré enculé.
— Ah, pour ça, oui, bon Dieu.
— Pire qu’Hitler. À ce qu’on dit.
— Un monstre.
— Qui va gagner, ce soir ?
— Le Costa Rica.
— Vous croyez ça ?
— J’ai misé un billet de cinq dessus.
— Quelle cote ?
— 6 contre 1.
— Pas mal pour un face-à-face.
— C’est ce que j’ai pensé.
— Alors on va l’encourager. »
Fréquenter les bookmakers, ça aussi c’était nouveau pour moi. Ou juste faire semblant. Je n’avais rien misé sur le Costa Rica. Je ne connaissais rien aux chevaux ni aux lévriers, mais il m’arrivait de temps en temps de miser un billet de cinq sur un match de foot. Sur le vainqueur, parfois sur le score. Il y avait un Paddy Power[2] juste à côté du pub. C’est devenu – le simple fait de passer devant et de jeter un coup d’œil sur les cotes de la Coupe du monde dans la vitrine – partie intégrante de mon rythme quotidien. Un autre coin de mon nouveau foyer.
J’avais emménagé durant l’été, alors je faisais tout ça en plein jour. Je m’éveillais, je sortais, je rentrais chez moi, je montais l’escalier, j’ouvrais une fenêtre, je préparais le dîner, je descendais au Donnelly’s. À la lumière du jour, un pub est un endroit différent – c’est un peu moins un pub. C’est une bonne saison pour commencer, une bonne saison pour emménager. Je pouvais rester assis un moment dans le fond et observer la transformation de la salle en pub. Je faisais un signe de tête à des hommes que j’avais déjà vus.
« Quelle chaleur.
— C’est incroyable. »
L’immeuble – le bâtiment, vu de l’extérieur – me rappelait ma vieille école primaire. Le parking, devant, évoquait même une cour d’école déserte. Le bois de la porte d’entrée était un peu pourri, là où la peinture s’était écaillée. La porte vitrée était renforcée de fil grillagé. L’escalier menant au premier étage était suffisamment large pour laisser passer la charge d’un gang d’adolescents. Et la lumière qui, le matin, passait à travers la haute fenêtre de la cage d’escalier, avait quelque chose de spécial – on se serait vraiment cru dans les escaliers de l’école il y a plus de quarante ans. Cette sensation n’était pas désagréable.
Mon ancienne école primaire n’était qu’à quelques kilomètres de là. Et le collège encore plus proche.
L’appartement était correct. C’est ce que j’avais décidé presque immédiatement, même quand il était vide et nu, et que l’agent immobilier – une jolie fille d’une petite vingtaine d’années – me l’avait fait visiter. Il me conviendrait.
« Il vient d’être repeint, ai-je dit.
— Oui.
— Il y avait du sang sur les murs ? »
Elle m’a regardé, pour s’assurer que je plaisantais. Moi-même, je n’en étais pas certain. Mais elle a souri.
« Non, c’est juste qu’ils en avaient besoin, vous voyez. D’être rafraîchis.
— Parfait. »
Je me suis demandé si le précédent locataire était mort là. Dans la partie cuisine de l’unique grande pièce, ou dans la chambre sur laquelle j’ai jeté un coup d’œil. Ou dans la salle de bains. Mais je ne lui ai pas posé la question. Je savais que ça aurait paru macabre. Et je n’y attachais pas vraiment d’importance.
« Je vais le prendre, ai-je dit.
— Ah ! Cool !
— Je suis votre premier client ?
— Le quatrième.
— L’agence appartient à votre père ?
— Non.
— Désolé. Je suis stupide.
— Pas de problème. »
Il y avait deux fenêtres. J’ai regardé par l’une d’entre elles et j’ai vu le parking, la barrière basse, les arbres et les maisons de brique rouge de l’autre côté de la rue.
J’ai pointé le doigt vers le bas.
« Des chats. »
Il y en avait deux – trois – assis sous une Renault qui semblait n’avoir pas bougé depuis longtemps.
« Il y en a partout », a-t-elle dit. Elle se tenait derrière moi.
« Mais ils ne font pas de mal.
— Super. »
J’ai emménagé deux jours après. J’ai apporté un lit de l’ancienne maison et la radio Roberts de notre chambre à coucher. Les vêtements que je voulais garder ont rempli une valise. Ma sœur m’a fourni une table de cuisine et deux chaises. J’ai pris la voiture pour aller chez Swords acheter une télé, et un fauteuil et un frigidaire chez Harvey Norman’s. J’ai continué jusqu’au SuperValu, où j’ai rempli trois de leurs grands sacs de diverses denrées – café, sachets de thé, soupe, pommes, bananes, liquide vaisselle, tampon à récurer, lessive en poudre, pain complet, une baguette, des tomates, du sel. J’ai à moitié rempli mon frigidaire neuf et rangé des affaires sur les étagères d’angle. J’ai posé le sel sur la table puis j’ai entrepris de dresser ma première liste de courses.
Poivre, etc.
Je me suis installé dans le fauteuil pour regarder Allemagne-Ghana, et je me sentais plutôt pas mal. J’ai décidé que j’avais pour voisines des prostituées. Avant d’avoir vu aucun de mes voisins. Le bâtiment avait quelque chose de spécial ; quand il ne s’agissait pas d’une école – quand je n’étais pas dans l’escalier – il évoquait l’Europe de l’Est, à l’ère soviétique. J’étais en train de quitter mon pantalon, le premier soir, quand j’ai entendu un rire au-dessus de ma tête, un rire de femme. Elle était payée pour rire. Ça avait une certaine logique. Je pliais mon pantalon, mais je vivais dangereusement. Derrière les lignes ennemies. Quelque part dans l’immeuble se trouvait la prostituée au grand cœur, qui m’attendait. Elle verrait ce que ma femme ne voyait pas et elle me baiserait. Pour rien. Et elle me ferait la cuisine. Ou elle me laisserait la lui faire. Poivre, etc. Nous regarderions du football au lit. Je la protégerais de son maquereau. Je demanderais à mon fils de le tabasser.
J’avais passé là trois jours, je descendais l’escalier pour me rendre à ma nouvelle cantine, quand j’ai vu mon premier voisin. Il gravissait les marches, traînant une besace, comme un gros écolier en train de devenir chauve. Il m’a regardé et adressé un signe de tête. Il avait vingt ans de moins que moi, et il était en sueur.
« Quel temps superbe », ai-je dit.
Il n’a pas répondu. J’ai entendu sa porte s’ouvrir – il n’a pas frappé ; il ne rendait pas visite à une prostituée – avant d’avoir ouvert la porte d’entrée.
Le lendemain matin, j’ai vu ma première voisine. Je regardais les mouettes par la fenêtre. Quelqu’un n’avait pas remis le couvercle de l’une des poubelles à roulettes, et une mouette en avait tiré une carcasse de poulet qu’elle avait laissée tomber. Trois mouettes se battaient autour, et une autre bande attaquait la poubelle. Les chats restaient sous la Renault, ils attendaient. Un taxi s’est arrêté dans la rue. Il y a eu le délai habituel, une portière arrière qui s’ouvrait, un pied nu, puis le reste de la femme est sorti. Elle s’est appuyée sur la barrière basse et a enfilé ses chaussures tandis que le taxi s’éloignait. Elle s’est redressée et elle est entrée dans le parking. Elle était jeune – très jeune. Ses genoux, en particulier, paraissaient très jeunes. Elle marchait comme en apesanteur. J’ai reculé – je ne voulais pas qu’elle voie que je la regardais. Mais je me rendais compte qu’elle avait l’air heureux. J’ai entendu la porte d’entrée – rien de plus. J’ai décidé qu’il s’agissait de la fille d’une prostituée. Qui se voyait accorder la chance que sa mère n’avait jamais eue. On aurait dit que le poulet avait explosé sur le parking.
Le combat entre les mouettes s’était transformé en grande bataille pour des ailes et des os. Le boucan qu’elles faisaient – j’ai toujours adoré ça. J’ai regardé les chats. Ils n’avaient pas bougé, mais ils étaient plus tendus, aux aguets. Une fenêtre s’est ouverte au-dessus de ma tête.
« Foutez le camp ! »
Un homme. Il avait appris à dire Foutez le camp très récemment. Je me suis demandé pourquoi il n’avait pas crié quelque chose dans sa langue à lui. Et j’étais content qu’il ne l’ait pas fait. Ce que je venais de voir et d’entendre était super – les mouettes, les chats, la fille, ses genoux, le cri. C’était magnifique. Je n’avais personne à qui le dire, mais ça ne me dérangeait pas.
J’ai regardé mon téléphone ; il était six heures moins vingt.
Lait – une petite brique.
Sacs-poubelle.

« Victor ?»
J’ai levé les yeux en entendant mon nom, mais je n’ai rien vu. J’étais assis près de la porte ouverte, et la lumière qui entrait constituait un rideau entre moi et celui qui avait parlé. Mes yeux étaient un peu humides – ça leur arrivait. J’avais souvent l’impression qu’ils fondaient lentement à l’intérieur de ma tête.
« Je ne me trompe pas ? »
C’était un homme. De mon âge, à en juger par sa stature, le bloc noir qu’il faisait maintenant devant moi, et dans sa voix le léger tremblement de l’entre-deux-âges.
J’ai rabattu la housse sur l’écran de mon iPad. J’étais en train de regarder la page Facebook de ma femme.
Maintenant, je le voyais. Deux hommes qui fumaient dans l’allée, à l’extérieur, interceptaient la lumière du soleil.
Je ne le connaissais pas.
« Non, ai-je dit.
— C’est bien ce que je pensais. Seigneur Jésus. Putain de merde.»
Je ne savais pas quoi faire.
« Ça doit bien faire – putain – quarante ans, a-t-il dit. Trente-sept ou trente-huit, au moins. T’as pas assez changé, Victor. C’est pas juste, vraiment pas. Ça t’embête pas que je m’asseye ? Je voudrais pas te déranger.»
Il s’est assis sur un tabouret en face de moi.
« Dis-le-moi, et je me casse. »
Nos genoux se touchaient presque. Il portait un short, le genre de short avec des poches sur le côté pour les cartouches et les lapins morts.
« Victor Foreman, a-t-il dit.
— Forde.
— C’est exact. Forde.»
Je n’avais aucune idée de son identité. Trente-huit ans, disait-il. Nous avions dû nous connaître au collège. Mais je ne visualisais aucune version plus jeune de cet homme. Je ne l’aimais pas. Ça, je l’ai su immédiatement.
« Comment s’appelait le frère qui avait un penchant pour toi ?»
Il a tapoté la table.
« Putain, comment il s’appelait ?»
Il avait une chemise rose, et je savais qu’elle avait coûté quelque chose. Mais elle avait quelque chose de bizarre, la façon dont elle tombait sur lui. Elle n’avait pas toujours été à lui.
« Murphy, a-t-il dit. C’est bien ça ?
— Il y avait deux Murphy.
— Deux Murphy?
— En histoire et en français.
— C’était pas le même connard ? »
J’ai secoué la tête.
« Non.
— Seigneur, a-t-il dit. Je déteste ça. Les trous de mémoire. C’est comme si on laissait tomber des bouts de soi-même au fur et à mesure qu’on avance, non ? »
Je n’ai pas répondu. J’ai une bonne mémoire – c’est du moins ce que je pensais. Je ne savais toujours pas de qui il s’agissait.
Il a bougé et a posé un pied sur son genou. J’avais une vue plongeante sur l’entrebâillement de son short.
« Bref, a-t-il dit. C’est celui qui enseignait le français qui avait envie de ton cul. C’est ça?»
J’avais envie de le frapper. J’avais envie de le tuer. Je sentais le cendrier de verre qui n’était plus là, qui n’était plus sur la table depuis l’interdiction de fumer, décrétée dix ans plus tôt. Je sentais son poids dans ma main, dans mon bras, tandis que je le soulevais, que je me soulevais moi-même, et le lui écrasais sur la tête.
J’ai regardé autour de moi pour voir si quelqu’un l’avait entendu. J’entendais les vestiges du mot « cul » qui flottaient dans la salle. Je détestais cet homme, quel qu’il fût.
Mais j’ai acquiescé.
« Putain, c’est drôle, a-t-il dit. Et regarde à quoi on ressemble maintenant ! Tu crois qu’il aurait un penchant pour nous, maintenant, Victor ?
— Sans doute que non.
— Pas pour moi, en tout cas. »
Il s’est donné une claque sur le ventre.
« Tu ne m’as pas l’air si mal », a-t-il dit.
Il avait le bon accent. Il venait des environs. Il a pris une gorgée de sa pinte – une Heineken ou une Carlsberg –, avant de reposer le verre sur la table.
« Tu as bien réussi, Victor. Pas vrai ? »
Je n’avais pas de réponse.
« Enfin, pour toi, c’est une réussite, a-t-il dit. Je vois ton nom partout.
— Pas récemment.
— On s’en fout si c’est récemment, putain. »
J’avais envie de partir.
« Tu as bien réussi, a-t-il dit. On est fiers de toi, putain. »
J’avais envie de déménager, de retourner sur l’autre rive. Chez moi.
« Victor Forde, a-t-il dit. L’un d’entre nous. »
Une minute avant, il croyait que je m’appelais Foreman.
« T’as épousé cette nana », a-t-il dit.
Je n’aurais pas dû le faire, mais j’ai acquiescé, une fois de plus.
« Putain de merde, a-t-il dit. Bien, bien. Ta putain de réussite est sans limites.
— Qui êtes-vous ? » ai-je demandé.
Il m’a fixé en souriant.
« T’es sérieux ?
— Votre visage me dit quelque chose.
— Mon visage ? »
Il s’est mis à rire. En me regardant droit dans les yeux.
« Mon putain de visage ? Seigneur. J’avais – quoi? Dix-sept ans? La dernière fois que tu m’as vu. C’est bien ça ? »
Je l’ignorais. Je ne le connaissais pas. Mais j’ai acquiescé.
« Tu veux que je te donne un indice ? »
Là, je n’ai pas acquiescé.
« Síle Fitzpatrick », a-t-il dit.
Ce nom ne me disait rien.
« Qui ?
— Allons ! Putain, arrête un peu.
— Je ne la connais pas.
— Síle. Fitz. Patrick.
— Non.
— Putain que tu la connais, Victor. Réveille-toi. Síle. T’avais le béguin pour elle. Et pas qu’un peu. Vous l’aviez tous. C’était le canon de service. Síle Fitzpatrick. C’était le canon de service. Vous disiez tous ça. »
Ça faisait des années que je n’avais pas entendu cette expression, « canon de service ». C’était comme un fragment d’histoire qui ressurgissait et qu’on exhibait devant moi. Un fragment d’histoire légèrement inconfortable.
« Non, ai-je dit.
— Une nana blonde, grande, élevée chez les sœurs, fan de Bowie, des nibards de femme. »
Elle commençait à prendre forme ; il m’a semblé me rappeler quelqu’un.
« Vous aviez tous le béguin pour elle, a-t-il répété.
— Et pas vous ?
— À vrai dire, si. Mais je pouvais pas.
— Pourquoi?
— C’était ma sœur. »
Son rire a explosé, comme s’il le retenait depuis des années. Il n’avait rien de drôle. Maintenant, cette fille me revenait en tête, Síle Fitzpatrick, mais j’aurais préféré le contraire. J’aurais voulu lui dire que je ne la connaissais pas. Mais je la voyais assise sur le rebord de la broyeuse, le dos tourné à la vitre. J’étais à l’intérieur, je regardais ses cheveux, ses épaules, sa chemise blanche d’uniforme rentrée dans sa jupe. Je voulais qu’elle se retourne. Je voulais qu’elle me regarde.
« Maintenant, je parie que tu te souviens de moi. »
Ce n’était pas le cas. Mais je me souvenais de sa sœur.
« Ouais, ai-je dit. Maintenant je me rappelle. Désolé. »
Quel était son prénom ? Il avait été dans ma classe pendant cinq ans. Il avait dû l’être. Fitzpatrick, Fitzpatrick.
Ça y est, je l’avais.
« Edward.
— Bien vu », a-t-il dit.
Je le connaissais, et je l’avais connu il y a des années. Je connaissais son visage, et j’avais connu son visage.
« Eddie, ai-je dit.
— Maintenant, je préfère Ed. Ça fait plus adulte. »
Il a haussé les épaules.
« Il a bien fallu finir par grandir », a-t-il dit.
Ce qu’il m’avait lancé juste avant de se mettre à rire – un des mots qu’il avait employés me revenait et me titillait.
« Tu as dit “c’était”. Tu as dit que c’était ta sœur.
— Ouais.
— Était, ai-je insisté.
— Ouais.
— Désolé. Je ne… Est-ce qu’elle est…
— Morte ?
— Elle est morte ?
— Non, a-t-il dit. Non. C’est juste qu’on n’est pas très proches.
— Oh.
— Ouais.
— Super.
— C’est toi qui le dis ! Pas un mot de plus ! »
La fissure commençait à se combler. « Pas un mot de plus, seigneur » – la référence aux Monty Python sortait tout droit des années d’école.
« Tu attends quelqu’un? m’a-t-il alors demandé.
— Non. Non. Je suis juste passé prendre un verre.
— Moi, c’est pareil. Alors, t’habites dans le coin ? »
J’ai hésité. Je n’avais pas envie de donner d’explications.
« Ou t’es juste de passage ? Tu viens t’encanailler un peu?
— Non.
— Non ?
— Je vis un peu plus loin dans la rue, à cinq minutes d’ici.
— Oh, super, a-t-il dit. Alors ici, c’est ta cantine.
— Pas vraiment.
— Putain, raconte pas d’histoires. »
Il s’est levé et a brandi son tabouret. Il l’avait enlevé de sous ses fesses avant même d’être debout. Je n’avais pas eu le temps de me recroqueviller. Mais il s’est tourné vers la table à côté de nous et reposa le tabouret d’une main tandis que de l’autre il empoignait une chaise qu’il tirait vers lui. Il s’est assis et s’est adossé.
« C’est mieux comme ça. »
Maintenant, je voyais encore plus de sa jambe. Apparemment, il ne portait pas de slip.
« Alors, a-t-il dit. Ouais.»
J’ai attendu.
« Moi-même, je suis parti un moment, a-t-il dit.
— Ah bon ?
— Ouais. Ici et là. Rien de très particulier. Mais Síle… Elle aimerait tellement avoir de tes nouvelles. »
Il avait bien deviné : Síle était la seule chose qui me plaisait chez lui.
« Je la connaissais à peine, ai-je dit.
— Putain, à d’autres.
— C’est la vérité.
— Ouais, ouais. Elle avait le béguin pour toi. Sévère. Elle me harcelait. Est-ce qu’il va au collège ? Quelle est sa chanson préférée de Bowie ? Est-ce qu’il sort avec quelqu’un ? Une vraie chieuse.
— “Heroes”.
— Quoi?
— Ma chanson préférée de Bowie. »
Il a éclaté de rire. Il a reculé sur sa chaise, s’est presque allongé, glapissant en direction du plafond. Des poils pubiens gris dépassaient de son short. Il s’est redressé, s’est palpé l’entrejambe. M’avait-il surpris à le regarder?
« Tu sais quoi ? a-t-il dit. Je crois que ça l’intéresserait toujours de le savoir.
— Savoir quoi ?
— Síle. Elle aimerait bien savoir que ta chanson préférée de Bowie était “Heroes”. Je n’en crois rien, au fait. Aujourd’hui, peut-être, mais là on parle de… Quand ? 1975 ? 76 ? “Heroes” est sorti en 1977. Alors tu me fais marcher. Comme d’habitude. Va te faire foutre, pour ça oui. Vict’ry. »
J’aurais dû me lever.
« Tu te rappelles que c’est comme ça qu’on t’appelait ? » a-t-il dit.
J’aurais dû partir. J’aurais dû sortir sans me retourner. Peut-être m’aurait-il suivi, mais je ne lui aurais rien appris de plus. Car, plus tard, je me suis rendu compte qu’il savait déjà où j’habitais.

2

Je m’ennuyais tellement, ça me pesait tellement, d’un point de vue physique, que j’en aurais pleuré. J’en aurais cessé de respirer. J’étais souvent terrorisé, et en même temps je riais aux larmes. J’ai eu des érections, même pendant les cours de gaélique, pendant quatre des cinq années que j’ai passées à St Martin, chez les frères chrétiens. J’écoutais sans entendre Peig et O Pheann an Phiarsaig[3], et je pensais à des jambes et à des nichons, aux minettes de Benny Hill et aux mères et aux sœurs de mes copains. Et aux femmes dans le Sunday World. Et aux photos des épouses de footballeurs, qu’on voyait parfois dans Football Weekly. Et à Lynsey de Paul. Et aux filles d’Abba. Et à Pan’s People. Je faisais acte de présence, ou du moins j’essayais. Moonshine était assis derrière moi. Du bout de sa Doc Martens, il me donnait des coups dans le dos.
« Allez, Vict’ry, a-t-il murmuré. Vas-y. Ça va être à toi.
— Va te faire foutre, ai-je murmuré en retour.
— Vas-y.
— Va te faire foutre.
— Silence, dans le fond », a dit le frère Murphy.
Il était debout à l’avant de la salle, écrivant les devoirs au tableau noir. Il n’était pas aussi brutal que la plupart des autres frères et enseignants laïques. C’est juste que, de temps en temps, il perdait la tête. Il disjonctait, sans avertissement. Il avait donné un coup de boule à Cyril Toner alors qu’un silence presque total régnait dans la salle. J’étais en cours de français, et j’imaginais les bouches de petites Françaises en train de suçoter les mots, quand j’ai entendu un bruit sourd et un gémissement. J’ai levé les yeux. Murphy titubait en arrière, se tenant le front, et Toner restait là, immobile. Il avait les deux mains sur le nez. Il gémissait, et du sang coulait entre ses doigts. Tombait goutte à goutte. C’était à la fois effrayant et cool ; c’était de l’histoire. Un frère chrétien donne un coup de boule à un élève. Et – détail essentiel – ce n’était pas moi qui avais reçu le coup de boule. Soulagement, honte, joie. Toner était un connard.
Et il ne s’est rien passé. L’affaire n’a pas eu de suites. Toner est rentré chez lui avec le nez cassé après un passage chez le frère supérieur, où Murphy l’avait envoyé. Et Toner avait dû se sentir chanceux de sortir du bureau du frère supérieur sans avoir subi une nouvelle agression. C’était ça le truc : il ne s’agissait pas d’une agression. Pas à cette époque. Ce n’était pas ce que la plupart d’entre nous voyaient chez eux, et ce n’était pas ce que nous avions connu à l’école publique, l’école primaire. Mais je n’avais jamais pensé que j’assistais à quoi que ce soit d’illégal. Même se faire peloter par un frère, c’était juste un coup de malchance, la conséquence d’un mauvais timing. Toner n’en avait sans doute pas parlé à ses parents.
Il avait dû leur raconter une histoire. Un ballon de foot en plein visage, ou une crosse de hurling, une porte claquée, un coude ; le collège était plein de bonnes raisons, plausibles, pour qu’on ait le nez cassé. Dans la cuisine des Toner, tous avaient dû hurler de rire. Le frère supérieur ne l’avait pas ramené chez lui, ni conduit aux urgences de Mater. Il avait été renvoyé chez lui tout seul. Les frères savaient qu’ils ne risquaient rien.
Mais merde pour Toner. Ce n’était pas mon nez. Qu’il aille se faire foutre. Murphy n’était pas le pire. Même s’il m’aimait un peu trop.
C’est pour ça que Moonshine m’avait donné un coup de pied dans le dos.
« Fais-le sourire.
— Va te faire foutre. »
Le frère Murphy pouvait avoir quarante-cinq ans, mais il était difficile de donner un âge aux adultes. Je ne les voyais jamais ni plus jeunes ni plus âgés que mon père. Tous les hommes paraissaient avoir cet âge-là. Mais il ne s’agissait pas d’une question d’âge ; il s’agissait d’une question de distance. Ils semblaient lointains, dans une autre pièce, dans un autre pays. Les hommes – et pas uniquement les frères – n’avaient rien en commun avec nous. Je ne les comprenais pas. Et je n’étais pas le seul. Mes copains étaient comme moi : tous les hommes étaient des putains de tarés.
Le frère Murphy était petit, de la même taille que la plupart d’entre nous. Mais il était trapu. Il se mettait de profil pour passer la porte. Il avait les cheveux d’un noir corbeau. Ils étaient peut-être teints, mais ça ne nous venait pas à l’esprit. Sa tête et sa mâchoire évoquaient celles de Desperate Dan. Mais il aimait la matière qu’il enseignait et, sur l’estrade, il aimait se parler à lui-même en français. Nous, les élèves, nous ne parlions jamais français. Nous lisions et nous écrivions, mais apprendre à parler ne faisait pas partie du programme. Un jour, il était à l’avant de la salle, en train de nous lire un passage du manuel de Certificat d’études[4]. Je ne me souviens plus de son titre, mais un des personnages était un petit garçon maigrichon du nom de Marcel – le livre avait des illustrations et il vivait dans une ville appelée Saint-Cloud. Je me rappelle avoir observé Murphy en pensant : « Il aimerait être là-bas. » Il aurait voulu être français. Il aurait voulu avoir un béret et une Renault, et un fils appelé Marcel. Plongé dans le livre, il était heureux. Je suis plus âgé qu’il ne l’était à l’époque, et je crois que maintenant, je comprends : il était malheureux. Il était seul.
Et je plaisais à cet homme violent avec la tête de Desperate Dan. Je le savais – tout le monde le savait – à cause d’une chose qu’il avait dite plus de deux ans plus tôt, quand j’avais treize ans.
« Victor Forde, je ne peux jamais résister à ton sourire. »
C’était comme une réplique de film, prononcée à un très mauvais endroit. Je savais que j’étais foutu.
C’était un des bons jours de Murphy, et nous le tannions pour qu’il nous dispense de travail à la maison pour le week- end. On était vendredi après-midi, et le soleil chauffait la salle, et diffusait les odeurs. Le collège était juste à côté de la mer, et derrière le mur de la cour on entendait la marée.
« Allons, mon frère.
— S’il vous plaît, mon frère.
— On priera pour vous dimanche, mon frère. »
Il nous écoutait avec un large sourire. Un large sourire, pas un demi-sourire. Le mot « inapproprié » n’a fait son apparition que des années plus tard. Mais ce large sourire était inapproprié. Il était tout à fait inapproprié. Murphy était nargué et taquiné par une pleine salle de garçons, et il adorait ça.
C’est alors qu’il l’a dit.
« Victor Forde, je ne peux jamais résister à ton sourire. »
Il y a eu un silence.
On était fin septembre. Je n’étais au collège que depuis deux ou trois semaines. Je ne savais pas encore comment ça marchait. Tous ces professeurs différents, les élèves plus vieux, la violence, constamment menaçante. Et le lieu lui-même était un labyrinthe : le collège consistait en un alignement de gros bâtiments de brique rouge. Le voyage entre le cours de géographie et le cours de science impliquait de quitter une salle, d’en traverser une autre après avoir frappé à la porte et d’avoir enduré les ricanements et les coups de pied des cinquième année ; puis on sortait dans la cour et on entrait dans un autre bâtiment à travers ce qui devait, à l’origine, être la porte de la cuisine, on suivait un couloir et on tournait à gauche, dans un laboratoire de sciences avec une baie vitrée donnant sur le talus de la voie ferrée, et une immense cheminée. Et trente becs Bunsen. Et un connard cinglé en blouse blanche qui fumait à la chaîne, appuyé à son bureau. Chaque journée était épuisante. Excitante et inquiétante à la fois.
Le silence qui a répondu à la déclaration de Murphy devait forcément prendre fin. Mais j’espérais le contraire. Il y avait encore la possibilité qu’il n’ait pas dit ça. Tant que le silence durait. Mais il a pris fin.
Quelqu’un a expiré.
Tout le monde a expiré. Murphy nous avait tourné le dos. Il a pris son chiffon personnel pour effacer la liste de devoirs.
« Aujourd’hui, vous avez gagné, les garçons, a-t-il dit. Pas de devoirs à la maison.
— Il a un putain de béguin pour lui », a murmuré Derek Muldowney, assis à côté de moi.
Lui, pas toi. Muldowney s’est écarté de moi. J’avais envie de le tirer vers moi. Je n’ai rien à voir là-dedans !
« C’est un pédé.
— T’es un pédé.
— Murphy sait que t’es un pédé.
— Je ne souriais pas, leur ai-je dit. Non, je ne souriais pas. »
Il m’avait regardé – Murphy. Il avait dû me regarder, tout le temps. Je ne peux jamais résister à ton sourire, avait-il dit. Jamais. Il avait dû me repérer le premier jour, quand j’avais franchi le portail d’entrée. La maison où logeaient les frères se trouvait à côté du collège. Tous les frères vivaient là. Murphy avait dû guetter depuis la fenêtre de sa chambre l’arrivée de tous les nouveaux de première année. Et il avait décidé que ce serait moi. Il y avait dans la classe des garçons qui ressemblaient encore un peu à des filles. Ou il y avait Willo Gaffney, qui affirmait qu’il devait se raser deux fois par semaine. Il y avait Kenny Peters, qui avait une cicatrice sur le front et s’absentait de l’école à chaque fois que le tribunal itinérant passait au club de l’Association sportive gaélique. Je ne comprenais pas pourquoi il avait flashé sur moi. Je ne ressemblais ni à une fille, ni à un homme. Je n’avais pas de grand frère ; personne ne m’avait mis en garde contre lui. Ne lui souris plus jamais. N’aie jamais dix sur dix. Ne descends jamais en dessous de cinq – ne lui donne aucun prétexte pour te retenir après la sonnerie.
J’étais entré dans un collège qui consistait en un alignement de gros bâtiments indépendants, avec des portails noirs, une haie bien taillée et des arbres qui donnaient l’impression d’avoir été plantés il y a des centaines d’années. J’avais quitté un lotissement – nous devions être cinq ou six dans ce cas – où la plupart des arbres n’avaient pas survécu, où certains trottoirs n’avaient jamais été terminés. Je n’étais pas là depuis une demi-heure que j’étais frappé, soulevé par une oreille et lâché sur le sol, tout en me faisant traiter de taré par le connard du laboratoire de sciences parce que je croyais qu’il désignait quelqu’un d’autre. Je m’étais perdu et j’avais fini dans la cour des grands, et j’avais reçu des coups de pied d’une bande de types qui, en dehors du collège, ne m’auraient pas touché, ni même remarqué. Mais je n’étais pas le seul. Tous, tous les première année, nous étions brutalisés, partout dans le collège. Nous souffrions ensemble, et c’était super. Puis, lors du dernier cours, le premier jour, avant de rentrer chez moi subir les questions de ma mère, le professeur de français, le frère Murphy, m’a souri – le premier adulte à me sourire de la journée –, et je lui ai rendu son sourire.
« Et tu t’appelles ?
— Victor Forde.
— Victor Forde, mon frère.
— Désolé, mon frère.
— Ai-je eu le plaisir d’enseigner à des Forde plus âgés?
— Non, mon frère. »
J’étais content, je m’étais souvenu que je devais l’appeler mon frère.
Il m’a souri de nouveau.
« Bien», a-t-il dit.
Il a posé un doigt sur mon épaule – c’était juste un petit tapotement étrange, amical, comique – et a désigné un pupitre un peu plus loin, au milieu de la salle, sous la fenêtre.
« Tu t’assiéras là.
— Merci, mon frère. »
Il a souri. Mais il nous avait souri à tous.
« Ai-je eu le plaisir d’enseigner à des Kelly plus âgés ? a-t-il demandé à Moonshine.
— Oui, mon frère.
— Oh, Dieu nous garde. »
Ça ne l’a pas dérangé de nous voir rire.
« Alors ?» a demandé ma mère quand je suis rentré à la maison.
Elle était jeune, enthousiaste. Elle-même n’était jamais allée au collège.
« Comment ça s’est passé ?
— Super. »
Et je le pensais.
Elle avait les larmes aux yeux.
« Je suis tellement fière de toi, Victor. »
Elle a soulevé ma sœur pour qu’elle m’embrasse, puis elle a préparé des œufs et des frites pour célébrer l’occasion. Il me tardait de retourner là-bas, le lendemain matin.
Mais c’est alors que Murphy m’a distingué du lot. Il avait souri à tout le monde, mais là il a déclaré que j’étais celui au sourire duquel il ne pouvait résister. Je savais que les autres allaient me tuer. Je l’ai su dès que j’ai commencé à comprendre ce que Murphy avait dit et ce que ça signifiait. Je savais qu’après la sonnerie, quand nous serions dehors, les autres allaient me démolir. Et c’est ce qu’ils ont fait. Ils n’ont même pas attendu que nous soyons à l’extérieur du collège. Les frères n’attachaient pas d’importance à la violence. Il était inutile de tenter de l’éviter. J’ai été encerclé, bousculé.
« Espèce de putain de pédé.
— J’ai pas souri. »
On m’a balancé une besace d’écolier – un sac Leeds United – dans le dos. Ça m’a fait mal, mais j’ai rigolé. Les claques sont devenues des coups. Maintenant, ils étaient tous sur moi. Mais ça ne durerait pas ; ça aussi, je le savais. J’ai reçu des coups de pied, des coups de poing, on m’a craché dessus. Pendant une minute. Seuls quelques coups m’ont fait vraiment mal, et ils ne visaient que mes bras et ma poitrine. Personne ne m’a donné de coup de poing ou de coup de pied au visage. Quant aux crachats – nous faisions ça tout le temps.
C’était terminé. J’avais de l’espace autour de moi. Ils s’éloignaient. Seuls mes vrais amis étaient restés derrière moi. Ils riaient. Et je riais aussi. Je pouvais respirer. C’était terminé. Moonshine m’a tendu ma besace. Doc a ramassé mon pull et l’a secoué pour en faire tomber la terre.
Quand je suis rentré à la maison, j’ai vomi. J’ai mis la tête juste au-dessus de la cuvette, pour ne pas asperger partout. J’ai attendu dans la salle de bains jusqu’à ce que mes yeux soient redevenus normaux. J’ai enfilé mon pull, pour que ma mère ne voie pas les bleus que j’avais sur les bras.
Mais ce n’était pas du tout terminé. Ce qu’avait dit Murphy me collait à la peau. Je suis devenu le Pédé.
« Murphy a ses humeurs.
— On va forcer le Pédé à lui sourire.
— Vas-y.
— Va te faire foutre. »
Je suis devenu le Pédé quarante minutes par jour trois jours par semaine, et une heure et vingt minutes le vendredi, pendant toute la première année. Ma mère n’a jamais remarqué que je commençais à me sentir malade le jeudi soir, à peu près une fois par mois – je savais comment camoufler mes symptômes. Elle n’a jamais repéré que j’étais malade le vendredi, alors que le jeudi je courais au collège. Le jeudi, nous n’avions pas cours de français.
Mais rester à la maison était inutile. Je me sentais malheureux, parce que j’avais envie d’être au collège. J’avais envie d’être avec les autres. Et c’était inutile parce que, près de trois ans plus tard, j’étais encore le Pédé, et que Murphy ne pouvait toujours pas résister à mon sourire.
« Souris-lui.
— Va te faire foutre.
— Vas-y. »
Je ne savais pas – je ne le sais toujours pas – pourquoi j’avais changé d’attitude ce jour-là, pourquoi j’avais décidé de lâcher prise et d’accepter ce rôle. Je ne pense pas que c’était véritablement une décision. J’ai juste senti que c’était le moment de rendre les armes.
J’ai levé la main et fait claquer mes doigts.
« Mon frère ?»
J’ai entendu Kenny Peters.
« Putain de Dieu.»
Soudain, de façon inattendue, j’étais ravi. Je faisais peur même à Kenny Peters. J’ai à nouveau fait claquer mes doigts.
« Mon frère ?
— Oui ? » a dit Murphy.
Il s’est retourné pour voir qui voulait lui parler. En même temps, j’entendais les oies sauvages passer au-dessus du collège en cacardant. On était début avril.
« Les oies retournent au Canada, mon frère, ai-je dit. Le printemps est dans l’air. »
Je ne regardais pas les autres, mais je savais qu’ils n’en croyaient pas leurs oreilles. J’étais vraiment le Pédé, parlant du printemps et des oies.
« Alors, ai-je ajouté. Y a-t-il une chance que vous ne nous donniez pas de devoirs à faire à la maison, ce soir, mon frère ? Pour célébrer le départ de les canards.
— Tu t’es trompé de mot, putain de taré », a murmuré Moonshine.
Personne n’a ri. Ils savaient que j’étais allé trop loin. Ils attendaient de voir Murphy foncer sur mon pupitre, tête en avant.
J’ai souri au frère.
Un grand sourire.
Il m’a regardé, avant de détourner les yeux. Il fixait le vide, en direction du mur à côté de la statue mutilée de la Vierge Marie. Elle avait un trou dans le dos, mais les frères l’ignoraient. Elle était tombée de son perchoir quand Willo Gaffney avait tiré vers elle le bureau du maître, pendant une classe libre. Il l’avait escaladé et avait sorti sa quéquette, pour qu’elle lui taille une pipe. Elle était tombée sur le côté. Nous l’avions rattrapée, tous, mais le genou de Muldowney lui avait traversé le dos.
Murphy fixait le mur, puis il prit la parole.
« Notez les devoirs à faire. »
Personne n’a discuté. Personne n’a dit un mot. La sonnerie a retenti.
Il est sorti.

Une semaine après commencèrent les vacances de Pâques. Lors du premier cours de français de la rentrée, une femme est apparue dans la salle.
« Seigneur.
— Une femme.
— Une femme.
Pas un mot de plus, seigneur.
Une femme jolie.
— Enfer et damnation.»
C’était incroyable. Littéralement incroyable. Une femme était venue du monde extérieur. Du monde réel. Nous voyions tout le temps des femmes ; nos vies étaient remplies de femmes et de filles. Mais c’était la première fois qu’une femme pénétrait dans le collège. Les femmes de ménage ne comptaient pas. Nous ne voyions jamais les femmes de ménage. La mère de Moonshine était femme de ménage, mais il était toujours rentré chez lui avant qu’elle ne parte travailler.
La femme est entrée. Elle a posé une sacoche sur le bureau.
« C’est une prof !
— Où est Murphy ?
— Mort.
— Est-ce que frère Murphy est mort, mademoiselle?
— Non. »
Elle était française, ou elle faisait semblant de l’être.
« Il est malade ?
— Non.
Il est parti ?
— Oui. »
Seigneur.
« Pourquoi, mademoiselle?
— Silence, je vous prie. »
Ils l’ont fermée un moment, les yeux fixés sur elle. Avant eux, j’avais compris ce qui s’était passé. Je m’étais débarrassé de Murphy. J’allais le proclamer. J’ai viré ce putain de zombie. Je ne savais pas exactement comment ça s’était passé, mais je savais que ça avait eu lieu. Je lui avais rendu son sourire, et il avait paniqué. Je l’avais expulsé du collège. Il ne reviendrait jamais.
Ce n’était pas la fin de l’année scolaire ; il y avait encore sept semaines à tirer. Les frères étaient toujours mutés pendant les vacances d’été. Ceux qui étaient trop violents, ou ceux qui posaient la main sur la nuque des garçons et l’y laissaient. Ceux qui restaient debout à la fenêtre, sans rien dire pendant quarante minutes. Ils partaient, du moins certains d’entre eux, et il y avait quelques vieux zombies différents et un ou deux jeunes, des enfoirés à l’air dingue qui, lors de la rentrée de septembre, faisaient le tour de la cour en longeant les murs. Mais cette fois-ci, c’était différent. Ça n’avait pas pu attendre l’été.
Je voyais la valise de Murphy. Je le voyais, lui, à l’arrière du minivan des frères, après la tombée de la nuit, allongé sur le sol pour qu’on ne le voie pas tandis que le véhicule glissait sur la route et qu’on le passait en contrebande pour le mettre en sécurité.
Il s’était vraiment passé quelque chose.
Tous les yeux fixaient la femme. Elle était devant le tableau, un morceau de craie à la main. J’étais certain qu’elle n’avait pas envie de se retourner. Mais il faudrait bien qu’elle le fasse, pour écrire son nom. C’est ce qu’ils faisaient tous, les nouveaux professeurs.
Elle allait devoir nous tourner le dos.
C’était le tout début de la matinée. Ce devait être la première classe dans laquelle elle entrait. Le frère supérieur n’était pas venu la présenter, ce qu’il faisait toujours avec les nouveaux professeurs et les remplaçants. Il venait nous avertir. Un jour, prétendant qu’il avait l’air narquois, il avait empoigné Doc et l’avait frappé devant toute la classe. Il nous disait qui était le nouveau professeur et il s’était emparé de Doc avant d’avoir fini de parler, et l’avait arraché à son pupitre. Le frère supérieur avait des mains énormes, et, de l’une d’elles, il avait donné quatre coups sur la tête de Doc, avant de le refourrer – de le jeter, plutôt – derrière son pupitre.
« C’est comme ça qu’on traite les petits malins dans ce collège, a Bhráthair, avait-il déclaré à la fois au nouveau frère et à nous. Certains de ces jeunes gentlemen se croient dans un camp de vacances. »
Mais cette fois-là, il n’était pas entré avec le nouveau professeur. Il ne voulait pas nous affronter. Il ne voulait répondre à aucune question, même si personne ne se serait risqué à en poser. Il ne voulait pas voir les visages ni la joie qu’ils exprimaient. La femme observait plus de trente garçons – j’ai oublié le nombre exact – qui lui rendaient son regard. Elle avait sans doute mentalement tout prévu, la façon dont elle écrirait son nom au tableau, avant de demander à chacun de nous de se présenter en français. Elle avait peut-être enseigné dans un autre établissement, en France. Mais c’était la première fois qu’elle se trouvait coincée dans une salle comme celle-là. Même vide, la salle exhalait la sauvagerie.
Elle aurait voulu s’enfuir. Elle aurait voulu monter sur le rebord de la fenêtre, et se hisser derrière la Vierge Marie. Elle se serait cachée dans le trou du dos de la Vierge.
J’ai entendu un bruit. Une fermeture éclair. La plainte grave d’une fermeture éclair qu’on ouvre lentement. Parfois, le silence est plus sonore que le bruit. Le silence me faisait battre les tempes. Il me martelait, il martelait toute la salle.
J’ai jeté un regard de côté. Je ne voyais pas très bien, mais j’en voyais assez – les expressions des autres, le choc, la joie, la putain de terreur absolue – pour savoir. Juste derrière moi, de l’autre côté de l’étroite allée, Kenny Peters avait sorti sa bite, sous son pupitre.
Je ne suis pas comme ça, avais-je envie de dire à la femme. Je ne suis pas du tout comme ça.
Je lui aurais souri. Je lui aurais souhaité la bienvenue en Irlande. J’aurais porté son sac jusqu’à l’arrêt de bus. Je me suis un peu avancé sur mon siège et j’ai fait acte de présence.

 

Traduit de l’anglais (Irlande) par Christophe Mercier.

En librairie le 23 août.

© Éditions Gallimard, 2018, pour la traduction française.


[1]. La Goélette, La Plage de galets, Le Chalutier.

[2]. Agence de bookmakers fondée à Dublin en 1988.

[3]. Peig : autobiographie de la romancière Peig Sayers (1873-1958), un des auteurs les plus fameux de la renaissance gaélique, qui y raconte sa vie dans les îles Blasket.
O Pheann an Phiarsaig (From the pen of Pearse): anthologie d’écrits de Patrick Pearse (1879-1916), homme politique et poète, figure majeure de la renaissance gaélique. Il fut l’un des organisateurs du soulèvement de Pâques 1916, et exécuté.

[4]. Certificat de milieu d’études, après lequel on peut les arrêter.

Roddy Doyle

Écrivain

Notes

[1]. La Goélette, La Plage de galets, Le Chalutier.

[2]. Agence de bookmakers fondée à Dublin en 1988.

[3]. Peig : autobiographie de la romancière Peig Sayers (1873-1958), un des auteurs les plus fameux de la renaissance gaélique, qui y raconte sa vie dans les îles Blasket.
O Pheann an Phiarsaig (From the pen of Pearse): anthologie d’écrits de Patrick Pearse (1879-1916), homme politique et poète, figure majeure de la renaissance gaélique. Il fut l’un des organisateurs du soulèvement de Pâques 1916, et exécuté.

[4]. Certificat de milieu d’études, après lequel on peut les arrêter.