Cinéma

Le son impossible et l’envers de l’image – sur Memoria d’Apichatpong Weerasethakul

Philosophe et écrivain

Prix du Jury au dernier festival de Cannes, Memoria sort ce mercredi en salle. Histoire d’une quête qui ne dit pas son nom mais aussi d’une forme filmique troublée par un son qui court-circuite la logique de l’audio-vision, le dernier film du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul est une œuvre résolument initiatique. Tourné dans une Colombie où le passé ne cesse d’affleurer, il invite le spectateur, sur les traces de son personnage principal, à (re)devenir voyant.

La scène se situe dans la première partie du film. Jessica (interprétée par Tilda Swinton) rejoint sa sœur, Karen, et le mari de celle-ci, Juan, dans un restaurant de Bogota. Au cours de la scène, on entendra trois puissantes déflagrations, trois « bang » successifs à peine séparés par quelques secondes. On sait déjà que Jessica est la seule, avec nous, à les entendre. C’est la troisième fois qu’elle est confrontée à ce son mais c’est la première fois qu’elle l’entend dans un tel contexte, entourée d’autres personnes.

Quand les trois déflagrations retentissent, sa réaction n’est perceptible que par le spectateur. Pour les autres, elle n’a été qu’une brève absence. Le jeu social de la scène ne s’en trouve qu’à peine déréglé. Deux moments dans la conversation font cependant apparaître un décalage dont la nature est encore obscure.

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Dans le premier, Jessica est persuadée qu’un homme dont Juan et Karen viennent de parler est mort alors même qu’il est vivant et en parfaite santé. Dans le second, elle demande à sa sœur qui vient de sortir de l’hôpital où elle était soignée pour un mal inconnu si elle a pris des nouvelles du chien dont elle lui avait parlé au cours d’une scène précédente. Karen se demandait si sa maladie n’était pas liée à ce chien qu’elle avait dû abandonner chez un vétérinaire après l’avoir recueilli malade devant chez elle. Mais ce soir, Karen ne conserve qu’un vague souvenir de ce chien et aucun de la scène précédente. Jessica semble avoir accès à des souvenirs différents de ceux du couple, comme si son passé s’était altéré ou transformé. Cette situation la relie d’une manière privilégiée au spectateur : nous partageons avec elle quelque chose auquel les autres personnages n’ont pas accès.

Michel Chion a une expression pour cela : « cloisonnement auditif[1] ». Ce cloisonnement crée dans Memoria une écoute partagée, une « co-écoute » entre le spectateur et Jessica et donc une complicité tacite qui renforce, malgré son caractère paradoxal, l’obj


[1] Michel Chion, L’audio-vison. Son et image au cinéma, Armand Colin, Paris, 1990

[2] « Tantôt le hors-champ renvoie à un espace visuel, en droit, qui prolonge naturellement l’espace vu dans l’image : alors le son off préfigure ce d’où il provient, quelque chose qui sera bientôt vu, ou qui pourrait l’être dans une image suivante. […] Ce premier rapport est celui d’un ensemble donné avec un ensemble plus vaste qui le prolonge ou l’englobe, mais de même nature. Tantôt, au contraire, le hors-champ témoigne d’une puissance d’une autre nature, excédant tout espace : il renvoie cette fois au Tout qui s’exprime dans les ensembles, au changement qui s’exprime dans le mouvement, à la durée qui s’exprime dans l’espace, au concept vivant qui s’exprime dans l’image, à l’esprit qui s’exprime dans la matière. Dans ce second cas, le son ou la voix off consistent plutôt en musique, et en actes de parole très spéciaux, réflexifs et non plus interactifs (voix qui évoque, qui commente, qui sait, douée d’une toute-puissance ou d’une forte puissance sur la suite des images). » Gilles Deleuze, L’Image-temps, Minuit, Paris, 1985, p. 306.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Rayonnages

Cinéma Culture

Notes

[1] Michel Chion, L’audio-vison. Son et image au cinéma, Armand Colin, Paris, 1990

[2] « Tantôt le hors-champ renvoie à un espace visuel, en droit, qui prolonge naturellement l’espace vu dans l’image : alors le son off préfigure ce d’où il provient, quelque chose qui sera bientôt vu, ou qui pourrait l’être dans une image suivante. […] Ce premier rapport est celui d’un ensemble donné avec un ensemble plus vaste qui le prolonge ou l’englobe, mais de même nature. Tantôt, au contraire, le hors-champ témoigne d’une puissance d’une autre nature, excédant tout espace : il renvoie cette fois au Tout qui s’exprime dans les ensembles, au changement qui s’exprime dans le mouvement, à la durée qui s’exprime dans l’espace, au concept vivant qui s’exprime dans l’image, à l’esprit qui s’exprime dans la matière. Dans ce second cas, le son ou la voix off consistent plutôt en musique, et en actes de parole très spéciaux, réflexifs et non plus interactifs (voix qui évoque, qui commente, qui sait, douée d’une toute-puissance ou d’une forte puissance sur la suite des images). » Gilles Deleuze, L’Image-temps, Minuit, Paris, 1985, p. 306.