Société

« Brosser l’histoire à rebrousse-poil » – sur la cancel culture

Linguiste

Aux pourfendeurs d’une prétendue « cancel culture » craignant l’avènement d’un « remplacement culturel », il faut opposer une théorie critique de l’histoire. Car les perspectives matrimoniales, sociales et décoloniales se positionnent justement à contre-courant d’une conception figée et anhistorique du patrimoine, fantasme de l’identitarisme immuable, en invitant à mettre au jour nos impensés collectifs.

« Tout vainqueur des temps passés a sa place dans le cortège triomphal qui, guidé par les dominateurs du jour, foule aux pieds ceux qui gisent sur le sol. Comme cela a toujours été le cas, ce cortège charrie le butin. On appelle celui-ci “patrimoine culturel”. […] Et pas plus que du témoignage lui-même, la barbarie n’est absente du processus qui l’a transmis de l’un à l’autre »[1].

Bien souvent conçu comme exempt de toute forme de tensions internes, de contradictions sociales ou idéologiques, tout discours historiographique est le fruit de la conjoncture dans laquelle il émerge, de ses rapports de force et d’une tradition instituée de l’histoire marquée par l’imaginaire d’une période antérieure[2]. En ce sens, il est tout à fait cohérent qu’il produise, par son historicité même, des contre-discours mettant en lumière ses propres points d’ombre, ses partis pris épistémologiques, voire idéologiques, et son impensé collectif[3].

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La mise au jour, dans ces contre-discours, de l’asymétrie de condition dans les processus historiques est souvent considérée comme un révisionnisme historique et culturel ou, pour reprendre les termes d’un courant idéologique davantage ancré dans une pensée dominante qu’il y laisse paraître, comme une forme de « cancel culture ». La posture victimaire de ce courant « anti-cancel », posture par ailleurs récurrente lorsqu’un groupe dominant se sent menacé, est fondée sur le postulat très classique d’une conservation patrimoniale figée en réaction à de prétendues stratégies d’effacement.

La peur d’un remplacement culturel relève bien plus souvent d’un fantasme et d’une construction de ses propres détracteurs – défenseurs d’une conception paradoxalement anhistorique et non axiologique du discours historique – que d’une intention avérée de groupes sociaux dominés réclamant visibilité et reconnaissance publiques. Les cas des histoires matrimoniales, sociales et décoloniales sont révélateurs en ce qu’ils font constamment l’objet de suspicion


[1] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Les Temps Modernes, n°25, octobre 1947, p. 627-628.

[2] Cette contribution est, entre autres choses, la conséquence de riches débats, d’échanges, très rarement de polémiques ayant émergé à l’occasion de visites de l’exposition Matrimoine. Quand des femmes occupent l’espace public organisée à La Cité Miroir de septembre à octobre 2021.

[3] Les travaux des Révoltes logiques, revue fondée entre autres par Jacques Rancière et Geneviève Fraisse en 1975, sont en ce sens pionniers.

[4] Éric Fassin, « La culture de l’annulation dans les médias », in Mediapart, le 11 novembre 2021.

[5] Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2019, p. 33-34.

[6] Éric Fassin, art. cit.

[7] À différentes époques du Moyen Âge, les femmes peuvent hériter des fiefs, occuper le rôle de reine et développer une activité économique centrale dans le fonctionnement féodal (artisanat, commerce, agriculture).

[8] La dot est en effet octroyée par la famille de l’épouse à destination de celle de l’époux, sous la forme d’une valeur d’échange inversée. Ne pouvant en effet produire de réelle valeur marchande en raison de sa progressive relégation dans la sphère domestique, l’épouse devient un coût économique qu’il est nécessaire de compenser par une valeur d’échange (ce système perdure dans les sociétés occidentales jusqu’au XIXe siècle au moins).

[9] Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949 et Geneviève Fraisse, Les Femmes et leur histoire, Paris, Gallimard, 1998.

[10] Silvia Federici, Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières aux féminicides, Paris, La Fabrique, 2021.

[11] Dans le premier livre du Capital, Marx théorise la notion d’accumulation primitive, reprise à Adam Smith, qui suppose l’existence d’une privatisation originelle et antérieure au développement du capitalisme (Karl Marx, Le Capital, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008, p. 715-783). Cette accumulation prim

Thomas Franck

Linguiste, Maître de conférences à la Haute École Charlemagne (Belgique)

Notes

[1] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Les Temps Modernes, n°25, octobre 1947, p. 627-628.

[2] Cette contribution est, entre autres choses, la conséquence de riches débats, d’échanges, très rarement de polémiques ayant émergé à l’occasion de visites de l’exposition Matrimoine. Quand des femmes occupent l’espace public organisée à La Cité Miroir de septembre à octobre 2021.

[3] Les travaux des Révoltes logiques, revue fondée entre autres par Jacques Rancière et Geneviève Fraisse en 1975, sont en ce sens pionniers.

[4] Éric Fassin, « La culture de l’annulation dans les médias », in Mediapart, le 11 novembre 2021.

[5] Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2019, p. 33-34.

[6] Éric Fassin, art. cit.

[7] À différentes époques du Moyen Âge, les femmes peuvent hériter des fiefs, occuper le rôle de reine et développer une activité économique centrale dans le fonctionnement féodal (artisanat, commerce, agriculture).

[8] La dot est en effet octroyée par la famille de l’épouse à destination de celle de l’époux, sous la forme d’une valeur d’échange inversée. Ne pouvant en effet produire de réelle valeur marchande en raison de sa progressive relégation dans la sphère domestique, l’épouse devient un coût économique qu’il est nécessaire de compenser par une valeur d’échange (ce système perdure dans les sociétés occidentales jusqu’au XIXe siècle au moins).

[9] Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1949 et Geneviève Fraisse, Les Femmes et leur histoire, Paris, Gallimard, 1998.

[10] Silvia Federici, Une guerre mondiale contre les femmes. Des chasses aux sorcières aux féminicides, Paris, La Fabrique, 2021.

[11] Dans le premier livre du Capital, Marx théorise la notion d’accumulation primitive, reprise à Adam Smith, qui suppose l’existence d’une privatisation originelle et antérieure au développement du capitalisme (Karl Marx, Le Capital, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008, p. 715-783). Cette accumulation prim