La voie anarchiste est la seule qui reste encore ouverte
Force est de le constater, aucun philosophe politique contemporain n’a proposé d’interprétation nouvelle des anarchistes classiques – Proudhon, Kropotkine ou Bakounine – ou de leurs descendants plus actuels, comme Bookchin, Chomsky ou Graeber. Les ont-ils même lus ?
Or, le moment est venu de repenser philosophiquement l’anarchisme. Pourquoi ? Parce que l’horizontalité, c’est-à-dire l’absence de centralisation pyramidale, est aujourd’hui en crise.
Cette crise très particulière tient à la coexistence mondiale d’un anarchisme de fait et d’un anarchisme d’éveil. Une coexistence qui rend difficile une distinction rigoureuse entre la résignation et l’initiative.
Un anarchisme de fait
Anarchisme de fait. Aujourd’hui, l’État a déjà dépéri, qui n’est plus que l’enveloppe de protection des diverses oligarchies qui se partagent le monde. Partout, le monde social est condamné à une horizontalité d’abandon. En France, la fermeture des lits dans les hôpitaux, la réduction des classes dans les écoles, la privatisation et sous-traitance des services postaux, la généralisation de la flexibilité du travail, qui s’accompagne de la suppression des statuts, la multiplication des contrats à durée déterminée dans la fonction publique, notamment dans l’enseignement supérieur, la réduction du personnel des ministères, l’inégalité toujours plus grande dans l’accès aux soins, la protection judiciaire, l’éducation… en sont les symptômes les plus manifestes.
Dans les pays dits démocratiques, économiquement privilégiés, l’effondrement de l’État-Providence, bien que déjà ancien, continue d’imposer indéfiniment ses effets. Aucune institution étatique ni aucune organisation parlementaire commune – le fonctionnement de Union Européenne en est le triste exemple – ne peuvent réagir aux défis de la pauvreté, des migrations ou de la crise écologique et sanitaire autrement que par de dérisoires mesures d’urgence.
Un anarchisme d’éveil
Anarchisme d’éveil. Cette chute factuelle du sens social de la verticalité s’accompagne en même temps d’une prise de conscience planétaire marquée par l’essor de l’initiative collective et l’expérimentation de cohérences politiques alternatives.
Les stratégies d’occupation, l’apparition des Gilets jaunes ou la création des ZAD en France, par exemple, ont inscrit ces dernières années dans le paysage politique l’existence effective d’organisations et de modes de décision reposant sur la prise en charge collective, autogérée, d’un combat, d’un milieu, d’un territoire ou d’une structure. Une grande partie des mouvements de résistance à la politique sanitaire actuelle participe elle aussi de ces modes d’expression.
Il existe à l’évidence une filiation entre le tournant altermondialiste de l’anarchisme – que l’on peut faire remonter aux événements de Seattle en 1999 – et l’explosion de ces phénomènes nouveaux qui, sans toujours se réclamer ouvertement de l’anarchisme, se déroulent à l’écart des syndicats ou des partis. La circulation de l’information, écrit Karel Yon, « passe en effet désormais davantage par des canaux sinon concurrents, du moins transversaux aux syndicats, dans des formes d’horizontalité qui s’opposent à l’information “en silo” des organisations nationales. (…) Cela modifie la relation d’interlocution entre les individus et les groupes mobilisés et les acteurs institués qui entendent porter une parole collective[1]. »
Le tournant anarchiste du capitalisme lui-même
Ces types d’interlocutions alternatives sont strictement contemporains de ce qu’il faut appeler le tournant anarchiste du capitalisme lui-même, grand acteur de l’anarchisme de fait. Ce tournant, né de la crise financière des années 2000, a marqué l’infléchissement du néo- vers l’ultra-libéralisme. La critique du néo-libéralisme ne peut plus l’ignorer. Le développement du capitalisme post-fordien à la fin du XXe siècle ne parlait pas encore couramment la langue que les acteurs économiques ne se cachent plus aujourd’hui pour pratiquer : la langue désormais hégémonique de l’anarcho-capitalisme.
N’assiste-t-on pas cependant au durcissement global du dirigisme politique, inséparable d’une nouvelle forme de centralisation du pouvoir économique, objectera-t-on ? L’heure n’est-elle pas à un autoritarisme politique accru, à une confiscation de la richesse et du profit par une poignée de compagnies et de conglomérats ? Certes. Et pourtant, lorsque certains journalistes politiques déclarent sans plaisanter que Donald Trump est anarchiste[2], ils ne jouent pas sur les mots mais tentent de circonscrire ce que le monde entier ressent en comme une crise majeure : la combinaison hybride de la violence gouvernementale et de l’ubérisation illimitée de la vie.
L’autoritarisme ne contredit pas la disparition de l’État, il en est le messager, en assumant sa fonction de masque de cette économie dite collaborative qui, en mettant en contact professionnels et usagers de manière directe par le biais de plateformes technologiques, pulvérise chaque jour un peu plus toute fixité régulée.
C’est en découvrant le monde des transactions crypto-monétaires et la circulation de devises non nationales que j’ai pris conscience de cette évidence factuelle. Les cryptomonnaies parasitent les monnaies d’État et font concurrence au circuit monétaire habituel des banques commerciales et centrales. Mais plus largement, et comme le remarque Alain Damasio, « l’architecture éminemment horizontale et libertaire du net » donne lieu à un anarchisme « polymorphe », tout autant libertaire que libertarien[3]. J’en suis venue à la conclusion que le cyber-anarchisme était l’un des symptômes les plus visibles de l’anarchie de fait, devenue qu’on le veuille ou non une dimension du réel.
Comment dès lors parvenir à dégager l’horizontalité des manifestations alternatives de la gangue de l’anarcho-capitalisme ? Comment creuser le relief d’une différence à la surface ? Tel est le nouveau défi géographique, politique et philosophique du XXIe siècle.
On dira que cette différence, cette incompatibilité même, saute aux yeux. « L’“anarcho”-capitalisme ne fait pas partie de la tradition anarchiste dont il usurpe le nom », lit-on dans La FAQ anarchiste. « [Il faut] expliquer pourquoi les “anarcho”-capitalistes ne sont pas des anarchistes et indiquer où ils diffèrent des anarchistes véritables (sur des questions essentielles telles que la propriété privée, l’égalité, l’exploitation et l’opposition à la hiérarchie)[4]. »
Une telle opposition est sans aucun doute réelle, mais sa visibilité est de moins en moins nette. César de Paepe le remarquait déjà en 1874 : « [Le] mot an-archie (…) fait dresser les cheveux sur la tête de nos bourgeois, alors que l’idée de la réduction des fonctions gouvernementales et finalement l’abolition même du gouvernement est le dernier mot des économistes du laisser-faire, patronnés par ces braves bourgeois[5]. »
La coexistence de l’anarchisme révolutionnaire et de l’anarchisme du marché n’est certes pas nouvelle. Malgré tout, l’extension, en particulier, de ce que Riffkin nomme les « communaux collaboratifs[6] » crée une situation inédite qui exige de problématiser le polymorphisme de l’anarchisme, d’interroger ses limites. Et c’est ici que la philosophie doit intervenir.
Anarchie et anarchisme
La difficulté est que si certains des philosophes continentaux parmi les plus importants du XXe siècle, comme Schürmann, Foucault, Rancière ou Agamben, ont pu voir dans l’anarchie une ressource déconstructrice, analogue, dans l’ordre théorique, à une logique révolutionnaire, aucun d’entre eux n’a conceptualisé la distance qui semble claire à leurs yeux entre l’anarchie et l’anarchisme.
Or, cette distance entre une anarchie comprise comme critique du pouvoir et l’anarchisme considéré comme mouvement révolutionnaire n’est rien de moins, en réalité, que celle qui sépare la liberté relative de la liberté absolue. On remarque que presque toutes les définitions philosophiques de la liberté, y compris par les approches les plus radicalement déconstructrices, sont systématiquement conditionnelles : la liberté ne saurait exister sans une forme de servitude et de nécessité, un commandement, une loi. Que cette servitude soit volontaire, que ce commandement soit commandement de soi par soi, que la nécessité soit connaissance des causes qui nous déterminent, que la loi soit une loi que nous nous prescrivons à nous-mêmes, il n’empêche, la liberté doit contenir son propre frein.
Le caractère apparemment inévitable de cette auto-inhibition se retrouve dans le paysage politique actuel, lequel balance entre scepticisme libéral d’un côté et dogmatisme néo-communiste de l’autre. Le scepticisme libéral enclôt la liberté qu’il défend apparemment avec tant de véhémence 1) dans les limites juridiquement circonscrites de la propriété privée – réservant ainsi, d’où le scepticisme, la liberté aux plus chanceux, aux mieux nés 2) dans les dérives nationalistes identitaires – la liberté appartient à ceux qui sont de la bonne origine.
Le dogmatisme néo-communiste (qui ne recouvre évidemment pas entièrement le marxisme) l’enferme quant à lui dans les limites 1) de la verticalité : discipline de parti, hiérarchie, présupposé d’une incapacité du peuple à se gouverner lui-même ; 2) du tout-économique-et-idéologique : la critique systématique et continue d’une grande entité indifférenciée nommée « capitalisme ». Le capitalisme fait de nous ses esclaves. Pour nous en émanciper, ouvrons les bras à d’autres maîtres. Étrangement, le « centre », censé se tenir entre ces deux bords, participe toujours à la fois en réalité de l’un comme de l’autre.
Repenser l’anarchisme
Le chœur des candidatures à la présidentielle de 2022 offre le triste spectacle d’un saupoudrage d’un peu de l’une et de l’autre de ces deux idéologies dans chaque camp. Un peu de scepticisme dans les balbutiements socialistes et écologistes. Un peu de dogmatisme hiérarchique de parti à droite.
On dira que le communisme ne fait plus vraiment partie de la vie politique aujourd’hui. Mais si son âme s’est évaporée, son corps reste. On le voit en particulier chez les Insoumis, qui à tout prendre, s’il leur fallait choisir, se reconnaîtraient davantage communistes que libertaires, avec leur confiance totale dans le centralisme organique de l’État. Or, s’il est vrai que l’entité « service public » a été la victime de choix du néo-libéralisme, il est aussi vrai qu’elle s’est gangrénée elle-même en produisant ce carcan administratif et hiérarchique infernal qui la tue un peu plus chaque jour.
Considérons, contre scepticisme et dogmatisme, l’histoire de l’anarchisme, depuis l’invention de son nom, son statut de mouvement constitué dans les années 1870, les développements ultérieurs de l’anarcho-syndicalisme, de l’autonomie, de l’anarcha-féminisme, le tournant altermondialiste des années 90, l’émergence du post-anarchisme, les mouvements d’occupation, et jusqu’à l’essor actuel des révoltes sociales sans représentants… Considérons les singularités locales de l’autonomisme zapatiste, de la résistance anarchiste kurde, d’Anarchists Against the Wall en Israël ou de Black Lives Matter aux Etats-unis par exemple…
Une idée fédératrice apparaît : la liberté absolue, formulée dans sa plus grande radicalité par Bakounine : « La liberté de chaque individu majeur, homme et femme doit être absolue et complète », écrivait-il. Ou encore : L’anarchisme suppose la « réorganisation intérieure de chaque pays en prenant pour point de départ et pour base la liberté absolue des individus, des associations productives et des communes[7]. »
C’est en la repensant, en acceptant de se confronter à son sens que l’on pourra comprendre du même coup que la liberté absolue n’est justement pas celle des libertariens, ce laisser-faire en réalité très régulé qui se manifeste dans nos vies par l’illusion qu’il nous donne d’être nous-mêmes des maîtres en ouvrant à nos désirs prétendus l’univers infini des plateformes où tout s’échange et se loue.
L’anarcho-capitalisme, comme Foucault l’a bien montré[8], remet certes en cause l’intervention de l’État et du gouvernement dans le marché, mais il n’en demeure pas moins une idéologie du très gouverné. L’anarcho-capitalisme repose encore sur la confiance en la gouvernabilité, non des institutions, mais celle des « réalités transactionnelles[9] », nouvelles gouvernementalités de la « société civile[10] ». Foucault avait parfaitement anticipé le moment où ces « réalités transactionnelles », dont l’ubérisation de la vie est aujourd’hui l’expression parfaite, détermineraient de nouveaux systèmes d’autorégulation des sujets.
L’anarchisme est d’abord rupture avec la conviction de ce que la liberté doit être encadrée, dirigée, amputée d’une partie d’elle-même. La liberté absolue est, comme l’indique son nom, indivisible : on ne peut en retrancher une partie sans l’anéantir tout entière. C’est pourquoi elle se dit aussi bien de l’un que du multiple, de l’individuel que du collectif. Il n’y a pas de petites dominations. Rien ne fait autorité sinon, précisément, elle.
Et si le temps était enfin venu de se le dire ? De nous demander pourquoi nous acceptons plus volontiers le contrôle que la page blanche, la répression plutôt que la table rase ? Allez, un petit effort. La voie anarchiste est la seule qui reste encore ouverte.
NDLR : Catherine Malabou vient de publier Au voleur ! Anarchisme et philosophie aux PUF.