Débattre d’une protection sociale commune
Réforme des retraites, coût de la crise sanitaire (vaccination, masques, etc.), baisse des « charges » pour augmenter le pouvoir d’achat et réduire le coût du travail, grande Sécu… Alors que notre système de protection sociale inonde l’actualité, que son financement est fragilisé par des besoins croissants (dépendance, alimentation) et que des réformes en sont proposées chaque année, l’absence de débat de fond sur ses finalités, notamment à l’approche de l’élection présidentielle, est criant. Et même inquiétant, car de ce débat dépendent sa soutenabilité, sa justification et son acceptabilité.
Un modèle social solidement ancré dont il n’est pas nécessaire de discuter ?
Notre système de protection sociale, et notamment la Sécurité sociale, est fortement marqué par le contexte historique dans lequel il a été construit, les Trente Glorieuses, et par le modèle économique de l’époque. D’un côté parce que les risques couverts sont intimement liés à la croissance et pensés dans une approche essentiellement réparatrice (chômage, exclusion, maladies, etc.). D’un autre côté parce que la Sécurité sociale tire ses ressources et son financement des fruits de ce modèle : la croissance économique source d’amélioration progressive et continue des conditions d’existence.
Depuis 1945, le développement de la protection sociale a donc toujours supposé des dépenses dynamiques, gagées sur la croissance du produit intérieur brut (PIB), permettant une prospérité progressivement partagée, malgré les tentatives d’en réduire le coût en part de PIB.
Or le contexte a changé : le revenu a quasiment stagné entre 2008 et 2018. Le ralentissement de la croissance de long terme, aujourd’hui lié au vieillissement de la population, à la hausse de l’épargne de précaution et aux faibles gains de productivité des services, demain lié aux trajectoires sobres de la transition écologique, pourrait déboucher sur une croissance durablement faible, nulle voire même négative.
Cela est susceptible de sérieusement mettre à mal le système de protection sociale actuel : parce que le débat sur la croissance est devenu clivant[1] et qu’un tel épisode est donc très peu anticipé, quoique de plus en plus observable ; parce que le financement de notre protection sociale reste en grande partie dépendant de la masse salariale et du chômage structurel ; et parce que les réformes engagées pour réduire la dépendance de notre système à la croissance, notamment le système de retraite, sont de moins en moins acceptées, socialement et démocratiquement.
L’acceptabilité est en effet la clé de voûte de la soutenabilité de notre système. Malgré (ou plutôt grâce à) un niveau de dépenses élevé, le baromètre d’opinion de la Drees, confirme régulièrement l’adhésion des Français au système de protection sociale. En particulier, plus de 72 % des Français en 2019 déclarent préférer une hausse des prélèvements à une baisse des prestations.
Est-ce que cela signifie que cela sera toujours le cas ? Deux éléments apparaissent primordiaux pour garantir un système de protection sociale « justifiable », c’est-à-dire dont les objectifs et le fonctionnement fassent l’objet d’une large adhésion de la part des différentes parties prenantes : le consentement aux prélèvements (contributifs ou non), et plus largement à la solidarité, notamment entre générations ; et la participation à la délibération démocratique sur de tels sujets. Car la protection sociale pourra, demain, être limitée par ce qui constitue, aujourd’hui, ses forces.
Des failles pourtant bien présentes
Plusieurs éléments risquent d’entamer aujourd’hui cette adhésion. Alors que l’acceptabilité du système de protection sociale nécessite un consensus sur le périmètre couvert et sur l’amplitude du reste à charge, une réflexion collective sur ce qui doit être financé par la sphère publique, à quelle hauteur et selon quelles conditions (de revenu, d’âge, de résidence, etc.) n’a souvent pas lieu.
Au lieu de cela, des réformes à la marge érodent le consentement à la solidarité : le découplage est croissant entre cotisations et prestations (exonérations de cotisations sur les bas salaires, généralisation de l’expression « charges » sociales en lieu et place de « cotisations sociales »), certaines prestations universelles ont été mises sous condition de ressources alors que d’autres prestations deviennent universelles (maladie, chômage), etc. Tout cela brouillant l’idée que les personnes bénéficient du système qu’elles financent.
Cette question des réformes décidées, construites ou votées sans réflexion ni lisibilité collective joue évidemment un rôle dans la difficile justification de la protection sociale. Agenda politique restreint, priorité à la recherche d’équilibres financierset grands arbitrages pas toujours visibles ou discutés ont renforcé le pouvoir technocratique au détriment d’une compréhension commune et démocratique des enjeux sociaux de notre époque. L’étatisation des décisions en matière de sécurité sociale et l’absence d’une logique « bottom-up » pour les réformes sociales ont ainsi participé à une perte de légitimité de notre système.
Cette adhésion fragilisée rencontre un système de protection sociale qui n’est également pas exempt de faiblesses, qui pourraient à leur tour menacer sa pérennité.
Sa non-inscription dans la transition environnementale est une impasse majeure. Outre l’impact environnemental de ses services et prestations monétaires (transports sanitaires, hôpitaux, EHPAD, etc.[2]) et, réciproquement, l’impact de la transition environnementale sur les besoins de protection sociale (santé-environnement, aide alimentaire, etc.), c’est sa résilience qui est ici questionnée. Autrement dit, si la protection sociale compense ou assure le versement de prestations aux bénéficiaires – qui font face à un coût, ou un manque à gagner – dans le but de maintenir un certain niveau de vie, pourra-t-elle le faire à moyen ou long terme, dans un contexte de transition écologique ?
Deux éléments semblent l’en empêcher. D’une part, la baisse programmée du recours (subi ou choisi) aux énergies fossiles pourrait entamer durablement la croissance, fondement du financement de la Sécurité sociale et lubrifiant déterminant du consentement à la hausse des prélèvements. D’autre part, des besoins liés directement à la transition écologique devront être financés et heurteront de plein fouet un corps social toujours en quête de pouvoir d’achat ; faudra-t-il se résoudre à ce qu’à revenu donné, la consommation, notamment privée, puisse être moindre ?
Le relatif court-termisme de notre système de protection sociale, avec des lois de financement annuelles, constitue aujourd’hui une deuxième impasse[3], car elle ne permet pas une adéquation de long terme entre les objectifs et les moyens. Dans le domaine de la santé par exemple, il est courant de sacrifier des réformes essentielles, comme l’adaptation du système de soins ou la prévention, parce qu’elles impliquent des coûts certains à court terme, au détriment de bénéfices futurs importants.
Cette inadéquation entre objectifs et moyens se traduit également dans les ressources humaines qui, concrètement, font fonctionner la protection sociale. La gestion de la contrainte financière pendant des décennies a pourtant abouti à offrir aux professionnels des conditions de rémunération qui ont fait perdre toute attractivité aux métiers de la protection sociale, des soins en particulier – et dont nous payons le prix aujourd’hui.
De quoi devons-nous impérativement débattre ?
Notre protection sociale n’est jamais réinterrogée de façon globale et systémique sur ses finalités, à l’aune des nouveaux risques, besoins, ou paradigmes. La logique purement réparatrice, l’articulation entre les branches de la sécurité sociale, l’intégration de nouveaux besoins ou de nouveaux financements et l’efficacité sociale des politiques ne sont ainsi que rarement discutées et mises en question.
Débattons tout d’abord des besoins de protection sociale. L’adhésion des Français au système suppose en tout état de cause que son champ s’adapte constamment à l’évolution des risques sociaux. Cette adaptation peut supposer une meilleure intégration de certains risques (monoparentalité, dépendance, inégalités environnementales), une meilleure articulation des champs existants (entre les prestations invalidité et prévoyance, ou entre santé et environnement), une meilleure articulation des champs de la politique publique (protection sociale, politique éducative, politique de l’emploi, etc.) ou une refondation du contrat social entre bénéficiaires et contributeurs (entre retraités et actifs, entre travailleurs des différentes catégories d’emplois, entre prestations contributives et non-contributives).
Débattons ensuite de leur socialisation (ou non), de la nécessité (ou non) de financement public, et des nouvelles sources de financement. En cas de hausse des besoins sociaux, quelle part du financement supplémentaire doit être socialisée, quelle part doit être laissée aux systèmes d’assurance et de prévoyance et quelle part doit rester à la charge des ménages (et desquels) ?
Plus largement, débattons de la question du partage entre consommation privée et consommation publique, question qui va devenir particulièrement saillante sous la contrainte d’une transition environnementale massive et rapide. Il se peut qu’un modèle de société résilient ne passe plus par une politique des revenus (dont l’objectif est d’augmenter le revenu disponible pour tous), mais par le retour à une politique des besoins (dont l’objectif est de répondre aux besoins de tous, ce qui ne passe pas nécessairement pas une augmentation du revenu privé mais par une augmentation des services, par exemple).
En cas de recherche de nouvelles sources de financement, la fiscalité comportementale peut être une partie de la réponse (tout en prévoyant l’érosion progressive de son assiette, dans la mesure où l’un des objectifs de cette fiscalité est précisément de faire changer les comportements), tout comme la participation des entreprises, ou une plus forte contribution des patrimoines et des revenus du capital.
Débattons également de la façon de délivrer les prestations. L’objectif de résilience et d’efficacité du système de protection sociale amène à repenser les formes sous lesquelles les prestations doivent être servies : la question est peut-être moins celle de la disponibilité des moyens que celle de la manière dont ils sont utilisés.
L’allocation des dépenses sur des services publics au service de la protection de la santé et de l’environnement pourrait par exemple s’avérer plus efficace qu’une politique de santé presque exclusivement curative ; de même, les aides sociales et fiscales pourraient être conditionnées à leur impact environnemental : par exemple, pour les personnes qui appellent à une sécurité sociale alimentaire, cela signifierait donner des bons alimentaires aux bénéficiaires pour soutenir une consommation locale ou issue de l’agriculture biologique.
Comment opérer cette transformation ? En misant sur l’investissement social et la prévention, qui supposent de sortir des silos existants en pensant la transition entre un modèle curatif et un modèle préventif. En s’appuyant, aussi, sur les collectivités locales pour créer des services non marchands au plus près des besoins : projets de renouvellement urbain pour encourager un environnement favorable à la santé, guichets de lutte contre la précarité énergétique, création d’infrastructures sociales au travers d’équipements, de services publics ou de soutien au tissu associatif, etc. Mais cette réorientation suppose des moyens qui font aujourd’hui défaut, notamment en termes de main-d’œuvre.
Débattons enfin de la cohérence globale du système, à l’instar des travaux sur le Revenu universel d’activité (RUA). Cette cohérence passe en particulier par une harmonisation des bases ressources et par des barèmes permettant aux prestations de s’articuler de la façon la plus logique possible les unes avec les autres (dégressivité, seuils d’éligibilité, etc.). Elle passe également par un continuum socio-fiscal entre les conditions portées pour l’attribution des prestations et celles pour les déductions fiscales, ce qui n’est pas le cas actuellement : le quotient familial intervient par exemple dès le premier enfant alors que les allocations familiales ne sont servies qu’à partir du deuxième enfant.
En mobilisant le chômage partiel (champ travail) pour répondre aux conséquences d’une crise sanitaire (champ santé) à l’origine de problèmes de garde d’enfants (champ famille), la crise du Covid nous a permis d’observer que cette cohérence était possible et à quel point elle rendait notre système de protection sociale résilient et indispensable.
Définir notre protection sociale en commun
Débattre collectivement de ces sujets est évidemment crucial, et fonde le caractère démocratique de notre système. Aujourd’hui, l’ensemble des acteurs impliqués dans la fabrique de la protection sociale (l’État et les partenaires sociaux, les experts et Hauts Conseils, les territoires et les usagers) ne le sont pas de manière claire et articulée.
Ainsi, l’État joue un rôle important dans la gouvernance de la protection sociale, rôle pourtant parfois confus, selon les risques sociaux, entre l’interministériel et les partenaires sociaux (par exemple pour la lutte contre la pauvreté ou le risque chômage). Les partenaires sociaux se voient cantonnés aux risques « contributifs » alors qu’ils pourraient jouer un rôle décisif par exemple dans la fixation en amont d’un cadrage global des priorités et des objectifs à obtenir.
Les territoires (caisses régionales, guichets, actions sociales) pourraient également jouer un rôle majeur dans les questions de prévention, de définition du champ de la protection sociale, de ses bénéficiaires, et d’ « aller vers », mais doivent souvent se contenter de mettre en place des décisions nationales sans y avoir été associées. Les associations d’usagers, enfin, sont rarement mises à profit pour co-construire les politiques sociales locales[4], alors qu’elles pourraient permettre de réduire la fracture entre « ceux qui pensent », « ceux qui font » et « ceux qui vivent » ces politiques, à travers par exemple la création de plateformes sur la précarité énergétique, sur la mobilité, ou encore la mise en place de conventions médicales.
Une meilleure articulation entre démocratie politique, sociale et politique est donc à inventer. Les expérimentations sont nombreuses : le Grand Débat ou la Convention citoyenne pour le climat sont le reflet d’expressions locales et permettent de débattre, peser et accepter des propositions parfois complexes émanant des Hauts Conseils. De même, la consultation citoyenne autour du rapport Delevoye sur la réforme des retraites a été un effort louable pour essayer de convaincre et de dessiner un consensus avec les citoyens.
Mais les tentatives de débat sur la soutenabilité du système de protection sociale peuvent être mises à mal si les ajustements à la marge de notre système continuent de prévaloir sur une vision de long terme : c’est la leçon que nous tirons de cette même réforme des retraites. Les grands rendez-vous quinquennaux devraient impérativement permettre un débat public en amont sur les choix de société et les choix économiques qui fonderont notre système de demain, tout en les ancrant dans un contrat démocratique renouvelé à l’aune des enjeux économiques, sociaux, environnementaux qui pèsent et vont peser sur la protection sociale.
Pour préserver sa soutenabilité économique, sociale, démocratique et environnementale, les acteurs de la Sécurité et de la protection sociale doivent aujourd’hui débattre des besoins sociaux, des priorités collectives, des institutions protectrices et de leurs mécanismes de financement. Cela exige une intelligence collective, une sortie de nos silos et compétences respectives, et une forte volonté politique. Formons le vœu que le débat présidentiel atteigne cette hauteur nécessaire.
NDLR : Cet article est une synthèse des réflexions menées à France Stratégie dans le cadre du séminaire Soutenabilités, notamment lors de quatre séances consacrées à la protection sociale. Ces séances ont réuni une vingtaine de participants spécialistes de la protection sociale en France.