Nouvelle

Le drop-out

Écrivain

L’histoire du général Dropahoute, comme le surnomme sa fille, est celle de ces cadres qui pensent s’émanciper en quittant leur vie laborieuse, en dropant tout, et cependant restent « encadrés ». « À Lisbonne, il avait troqué son costume-cravate pour un jean troué et une chemise froissée, mais il reproduisait sur les terrains de la contre-culture et du loisir les codes ayant régi son existence passée. » Or, dans cette nouvelle inédite d’Arthur Larrue, le conte, acide et cruel, ménage un surprenant renversement. Et même un hommage.

« – Qu’est-ce qui se passe exactement ? je lui demande. Après quoi est-ce que nous courons tout le temps, veux-tu me le dire ? On va d’un patelin à l’autre alors que nous savons qu’ils se ressemblent tous ; on passe d’un boulot à un autre boulot alors qu’on sait qu’ils se valent tous, et qu’ils sont tous dégueulasses.
– Ma foi !… (Il se gratte la tête.) À mon afis,
on cherche pas à troufer, Tillon. On cherche plutôt à pas troufer. »
Des cliques et des cloaques
Jim Thompson 

 

Bien avant que le soleil ne soit levé, dans l’obscurité gris-bleu, il aura moulu son propre assemblage de pures arabicas éthiopien et yéménite, aura porté à ébullition et bu une pleine cafetière à moka, aura coupé en deux et ingurgité un kiwi, beurré quatre biscottes au blé complet, lu les e-mails arrivés pendant la nuit en provenance d’autres fuseaux-horaires que celui du Portugal, parcouru l’édition en ligne du Financial Times et des Échos, effectué deux séries de vingt-cinq pompes et une position de yoga « chien tête en bas ». Il se sera masturbé devant un film pornographique amateur nippon. Il se sera douché nu et à l’eau froide sous un mandarinier, au sein du charmant jardin suspendu au-dessus du Tage qu’il habite avec sa fille et qui se trouve à deux pas de l’Ambassade de France, dans ce quartier ancien aux maisons basses, roses et rouges et bleues et jaunes de l’ouest de Lisbonne, dont la cote immobilière a quadruplé en cinq ans.

Il avait acheté à temps.

Là encore, il avait été en avance.

Il était toujours et systématiquement en avance.

Quand il entra dans sa chambre avec, sur un plateau, un mug de chocolat chaud multivitaminé et un bol de riz soufflé, l’alarme de son réveil en forme de hérisson était tout juste sur le point de se déclencher. Il put l’interrompre à temps. Il voulait l’éveiller la plus doucement du monde. Pour un instant, lors de son approche, dans la pénombre, il avait troqué ses pas sonores pour marcher sur la pointe des pieds. D’un revers de main, avec un mouvement le


[1] Par un phénomène dialectique assez systématique, il était à prévoir que le golf, qui avait successivement été le sport des paysans écossais, puis de l’élite anglaise, avant de dégringoler dans le jeu des cadres internationaux lors du pic capitalistique, soit au mitan des années quatre-vingts, avait bon espoir de retrouver bientôt un statut enviable, précisément du fait de la désaffection de ses derniers adeptes en date. Il en va toujours ainsi avec le démodé : le principal reproche qu’on peut lui faire est de n’être pas encore assez passé de mode pour pouvoir redevenir à la mode. Le cadre, grand destructeur de tendances, se trouve être le maillon nécessaire, mais négatif, dans le processus de renouvellement de ces mêmes tendances. Il n’a pas encore assez golfé pour libérer le golf de son désenchantement mais il commence à avoir assez surfé. Car sitôt qu’il adopte une pratique, le cadre la tue. En la tuant, il annonce sa résurgence prochaine. Le célèbre « malaise des cadres » n’est peut-être que le résultat de ce mauvais sort, qui le condamne à changer toutes les choses qu’il touche en poussière.

 

Arthur Larrue

Écrivain

Rayonnages

Nouvelle

Notes

[1] Par un phénomène dialectique assez systématique, il était à prévoir que le golf, qui avait successivement été le sport des paysans écossais, puis de l’élite anglaise, avant de dégringoler dans le jeu des cadres internationaux lors du pic capitalistique, soit au mitan des années quatre-vingts, avait bon espoir de retrouver bientôt un statut enviable, précisément du fait de la désaffection de ses derniers adeptes en date. Il en va toujours ainsi avec le démodé : le principal reproche qu’on peut lui faire est de n’être pas encore assez passé de mode pour pouvoir redevenir à la mode. Le cadre, grand destructeur de tendances, se trouve être le maillon nécessaire, mais négatif, dans le processus de renouvellement de ces mêmes tendances. Il n’a pas encore assez golfé pour libérer le golf de son désenchantement mais il commence à avoir assez surfé. Car sitôt qu’il adopte une pratique, le cadre la tue. En la tuant, il annonce sa résurgence prochaine. Le célèbre « malaise des cadres » n’est peut-être que le résultat de ce mauvais sort, qui le condamne à changer toutes les choses qu’il touche en poussière.