Politique culturelle

Art Basel contre la FIAC : les raisons d’une victoire par KO

Sociologue

Opérateur du Grand Palais, la Réunion des musées nationaux vient d’annoncer qu’elle avait attribué à Art Basel l’organisation d’une foire d’art contemporain en lieu et place de la FIAC, qui s’y tenait depuis de longues années. Comment comprendre ce choix, que dit-il du marché de l’art international et de la place qu’y occupe désormais Paris ?

La nouvelle a fait l’effet d’une bombe dans le milieu de l’art contemporain. Ce qui semblait longtemps irréalisable et même pratiquement impensable s’est pourtant bien produit. Le 26 janvier dernier, c’est le groupe suisse MCH, propriétaire de la foire leader d’art contemporain dans le monde, Art Basel, et de ses deux événements annexes Art Basel Miami Beach et Art Basel Hong Kong, que la Réunion des musées nationaux a préféré au groupe RX. Celui-ci, propriétaire de la FIAC, la Foire internationale d’art contemporain, semblait pourtant devenu largement indissociable de Paris. Il s’agissait d’attribuer un créneau de location pour une durée de sept années, du prestigieux site du Grand Palais, et pendant la durée de fermeture de celui-ci jusqu’en 2024, du Grand Palais Ephémère. Jusqu’alors, la FIAC paraissait quasiment être devenue propriétaire du créneau de location du mois d’octobre, celui-ci n’étant alors pas ouvert à la concurrence. Sûre d’elle, la manifestation avait semblé finir par oublier que rien n’obligeait la Réunion des musées nationaux à lui réserver l’espace qui, en réalité, conférait l’essentiel de sa valeur à l’évènement et à la marque.

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Lorsqu’en décembre 2021, la passation d’un appel d’offres a été annoncée, la stupeur a saisi le monde de l’art contemporain. De façon maladroite, la FIAC a tenté de contester la légalité du procédé et elle a essayé de mobiliser des soutiens, qui se sont révélés bien maigres. La décision de la Réunion des musées nationaux a d’autant plus surpris qu’outre une quasi-révolution de (Grand) Palais (Ephémère pour l’instant, en attendant la fin des travaux de rénovation du bâtiment phare du coeur de Paris), elle a finalement adopté une solution que bien peu avaient entrevue. En même temps que le créneau de location destiné à l’organisation d’une foire d’art contemporain au mois d’octobre était mis en concurrence, un autre créneau était offert en novembre pour une foire spécialisée en photographie.

Jusqu’alors, c’est, de façon continue, le groupe RX, propriétaire outre de la FIAC de Paris Photo, qui organisait chaque année les deux manifestations dans les espaces convoités du Grand Palais (la FIAC depuis 2006, Paris Photo depuis 2011), puis de son antenne temporaire de substitution sise en face de l’Ecole militaire à Paris. Contre toute attente, la Réunion des musées nationaux a choisi de confier l’organisation de la foire d’art contemporain (qui ne pourra donc plus s’appeler la FIAC, ce nom étant la propriété de RX) à MCH group, mais a renouvelé le contrat avec le groupe RX pour Paris Photo. Chacun d’eux pour une durée de sept années. C’est dire que, sitôt terminés les travaux de rénovation du Grand Palais, chacune des deux manifestations pourra regagner ses prestigieux volumes.

Pourquoi pareille différence de traitement entre les deux manifestations ?

Le bilan de Paris Photo était excellent, cet événement étant largement tenu pour être leader dans le monde pour sa spécialité et faisant largement de Paris l’un des principaux centres internationaux du marché de la photographie. Chacun s’accorde à reconnaître les qualités de la directrice de la foire, Florence Bourgeois, qui réalise, de longue date, un travail de fond. Elle a notamment toujours su préserver un équilibre subtil entre photographie ancienne et contemporaine, mais aussi entre enseignes spécialisées dans la seule photographie et galeries d’art contemporain plus généralistes, représentant des photographes parmi leurs différents artistes. Le niveau de service fourni aux participants est largement considéré comme bon. Une fois l’annonce de la décision de la Réunion des musées nationaux connue, le groupe RX n’a d’ailleurs pas manqué de nommer Florence Bourgeois à la tête de la double entité Paris Photo – FIAC. Du moins ce qu’il reste de cette dernière. Car désormais privée de son créneau traditionnel du Grand Palais au mois d’octobre, et d’autant plus qu’elle en est chassée par le numéro un mondial incontesté en la matière, tout reste à reconstruire pour cette manifestation.

Plusieurs options s’offrent à elle pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore : accepter – mais ce serait une terrible déchéance – de devenir une foire satellite qui se tiendrait aux mêmes dates que la nouvelle manifestation de MCH group au mois d’octobre ; mais il faudrait, pour cela, trouver un lieu adéquat et ceux-ci ne sont pas légion à Paris. Pour attirer de bonnes galeries et les riches collectionneurs, il faut, en effet, quasi inéluctablement un vaste espace très central et situé dans les beaux quartiers. Le long exil de la FIAC, de 1999 à 2005, dans les espaces du parc des expositions de la porte de Versailles (le Grand Palais subissait déjà des travaux de rénovation) s’était accompagné d’un terrible déclin… qui avait rapidement été enrayé par le retour dans l’écrin du Grand Palais (la foire s’y était déjà tenue de 1976, deux ans après sa fondation, à 1992, avant d’être accueillie sous des tentes quai Branly).

Seconde option envisageable pour la FIAC : tenter d’obtenir un autre créneau au Grand Palais. Il faut toutefois rappeler ici que la place de Paris dispose déjà d’une seconde foire principale, Art Paris, tenue chaque année au printemps. Moins prestigieuse que ne l’était la FIAC, elle a toutefois su habilement s’adapter à la situation sanitaire durant la pandémie de Covid. Là où la FIAC a dû annuler deux manifestations, Art Paris a réussi, par d’intelligents déplacements de dates, à poursuivre son activité. Elle a même su séduire certaines très grandes galeries désireuses de garder le contact avec leurs collectionneurs.

Il n’est guère envisageable que la place de Paris, malgré son dynamisme, puisse accueillir trois foires d’art contemporain successives chaque année dans les espaces du Grand Palais ou de son site de substitution. Il ne serait donc pas étonnant que, si les responsables de RX souhaitent sauver ce qui peut l’être de la marque FIAC, l’enjeu pour eux ne consiste à récupérer le créneau d’Art Paris par tous les moyens. Une fois encore, c’est la Réunion des musées nationaux qui sera amenée à trancher si la situation devait survenir.

On ne saurait trop louer l’intelligence de la Réunion des musées nationaux qui a consisté à distinguer clairement entre les deux foires du groupe RX. Depuis des années, à l’inverse de Paris Photo, la FIAC suscitait la grogne des exposants, notamment par la piètre qualité des prestations qui leur étaient offertes. A bas bruit, beaucoup de galeristes protestaient aussi contre un certain arbitraire dans l’attribution des emplacements. Car, dans une foire, l’espace n’est pas neutre. Les allées centrales, notamment leurs angles[1] , sont très convoitées, offrant une bien meilleure visibilité qui retentit sur les ventes. Là où, à Paris Photo, Florence Bourgeois était appréciée des galeristes et louée pour son professionnalisme – tout comme, d’ailleurs, Marc Spiegler, le directeur d’Art Basel – Jennifer Flay, directrice de la FIAC, était davantage décriée. Plus que le respect, elle inspirait la méfiance – voire la crainte – dans le milieu de l’art contemporain. Le premier est beaucoup plus difficile à gagner que la dernière n’est à faire régner.

Pour être admise dans une foire, une galerie doit présenter un dossier de candidature qui est alors examiné par un comité de sélection composé de professionnels, de pairs. Puisque c’est la « qualité » d’une galerie, celle de ses espaces, mais aussi celle de sa programmation et de sa liste d’artistes représentés (le « roster ») qui est jugée, les mêmes galeries sont largement reconduites d’année en année. Certes, le projet spécifique de stand pour chaque nouvelle édition est également pris en compte, mais celui-ci est parfois tellement léger – certaines galeries présentent quasiment une œuvre de chacun de leurs artistes sans réel fil conducteur – que cela s’avère, en réalité, assez secondaire. Dès lors, le fait qu’une galerie participante de longue date soit soudain exclue d’une foire est fréquemment fortement commenté. Cela vient notablement la fragiliser, car cela peut conduire à douter de ses choix et de son évolution.

La FIAC n’a pas manqué d’exemples de galeries ainsi remises en cause de façon assez voire franchement arbitraire. Certaines enseignes ont brutalement été exclues de la FIAC ou placées sur liste d’attente – une position peu enviable pour des structures reconnues – pratiquement au même moment qu’elles étaient… admises à Art Basel, le saint des saints dans le milieu des foires ! L’exemple le plus connu d’exclusion très discutable reste toutefois celui de la galerie Suzanne Tarasieve, une enseigne parisienne estimée de longue date, représentant – et exposant régulièrement – des artistes aussi reconnus ou consacrés que Georg Baselitz, Markus Lüpertz (dont elle partage, à Paris, la représentation avec des poids lourds absolus du marché), Jörg Immendorf, Boris Mikhaïlov, AR Penck, Sigmar Polke, Jürgen Teller, mais aussi de plus jeunes artistes d’excellent niveau. Pourtant, à partir de 2011, la galeriste s’est constamment vu refuser la participation à la FIAC. Certes, à chaque fois, c’est le comité de sélection qui prenait la décision. Mais celle-ci s’est renouvelée, année après année, avec une telle régularité et une telle part d’arbitraire – ce alors même que la composition du comité de sélection a changé plusieurs fois – que d’aucuns y ont vu la trace d’une intervention de la directrice de la foire. Que cela soit vrai ou non importe in fine assez peu. Cela montre bien la façon dont son influence était largement perçue dans l’organisation de la manifestation.

Les rumeurs sur la directrice sont également allées bon train lorsque la tentative de MCH group de s’emparer du créneau jusqu’alors dévolu à la FIAC a commencé à bruisser dans le milieu français de l’art contemporain. Beaucoup ont été jusqu’à prétendre que la directrice de la FIAC, consciente de son impopularité et des limites de ses réalisations à la tête de la foire française, aurait fait alliance avec l’ennemi en échange de nouvelles fonctions à venir au sein de MCH group ; à en croire certains, elle aurait ainsi œuvré en sous-main contre son propre employeur d’alors, le groupe RX ! Le contexte, au sein de cette société, pouvait d’ailleurs conduire à changer opportunément son fusil d’épaule. Depuis plusieurs mois, RX projetait, en effet, une réorganisation de ses activités entre la FIAC et Paris Photo qui devait entrainer de sévères réductions d’effectifs. La manœuvre de la propre directrice de la FIAC aurait été énorme, mais le fait que le bruit se soit répandu tel une trainée de poudre dans le monde de l’art contemporain montre bien que son rôle et sa personnalité inspiraient une certaine méfiance parmi les professionnels des galeries.

Il est d’ailleurs à noter que, parmi ceux-ci, extrêmement rares sont ceux qui ont assuré le groupe RX et la FIAC de leur soutien. Ce sont surtout des groupes d’influence très secondaire qui ont pu être actionnés pour tenter de faire renoncer la Réunion des musées nationaux à recouvrer sa liberté en choisissant son partenaire – en l’occurrence deux d’entre eux – en toute liberté. Il est fort à parier que la décision a été cautionnée en haut lieu, tout au sommet de l’Etat vraisemblablement. Le président de la République Emmanuel Macron ou son épouse ne manquaient certes pas de visiter les foires du groupe RX. Pourtant, les réductions d’effectifs à venir dans ce groupe ont sans doute pesé. Lui renouveler deux créneaux convoités pour licencier massivement quelques temps plus tard aurait produit un effet déplorable. Lorsqu’il s’est agi d’arbitrer entre le groupe RX et son concurrent désormais direct sur la place de Paris, le poids lourd MCH group, le choix a probablement été rapidement tranché. 

C’est que le monde des foires est devenu hyper concurrentiel. Si le marché de l’art est souvent présenté comme globalisé, touchant aujourd’hui tous les pays du monde, le qualificatif est assez malvenu. En réalité, le marché de l’art n’est pas globalisé, il est très fortement internationalisé, la nuance est de taille. Il ne touche pas de façon égale l’ensemble de la planète, et, pour ce qui est des foires d’importance, à l’exception notable de celle de Sao Paulo, SP Arte, il ne concerne que l’hémisphère Nord. Par ailleurs, au sein de celui-ci, seuls quelques pays organisent des manifestations de premier plan. Aujourd’hui, la Suisse, avec Art Basel, occupe clairement la position de leader incontesté. Les Etats-Unis accueillent plusieurs manifestations de poids : Art Basel Miami Beach en Floride, ainsi que deux manifestations concurrentes à New York : l’Armory Show et Frieze New York. En Asie, c’est désormais Art Basel Hong Kong qui l’emporte. Toutefois, avec l’incertitude politique qui pèse depuis quelques années sur ce territoire, celui-ci apparaît fragilisé. Depuis quelques temps, Séoul émerge toujours davantage comme une alternative asiatique crédible.

En Europe, deux foires, toutes deux traditionnellement organisées au mois d’octobre, se disputent le titre de dauphin d’Art Basel : la FIAC à Paris et Frieze à Londres. Avec le Brexit, la place de Londres s’est trouvée nettement fragilisée sur le marché de l’art comme en d’autres domaines. Au cours des dernières années et malgré le contexte économique peu favorable lié à la pandémie de Covid, de nombreuses galeries étrangères se sont implantées à Paris, qui apparaît désormais comme une place de marché beaucoup plus sûre que celle de Londres. Celle-ci est plombée par son exclusion du marché commun et par l’incertitude qui pèse sur son devenir. Londres n’a peut-être pas dit son dernier mot. La Grande-Bretagne pourrait, à terme, retrouver un rôle important, mais seulement si elle adoptait la seule véritable option qui s’offre désormais à elle : faire du dumping avec des niveaux de taxes abaissés ou même fracassés. Quand on a laissé miroiter à ses concitoyens des lendemains glorieux, il est toutefois difficile de s’engager aussitôt ouvertement dans cette voie, qui constitue pourtant la seule issue pour le Royaume (plus si)-Uni.

Le recul de Londres sur le marché de l’art profite actuellement à Paris davantage qu’à toutes les autres métropoles européennes ; et nous faisons le pari qu’au cours des prochains mois, les implantations de galeries étrangères vont se poursuivre dans la capitale française. C’est, en effet, tout un écosystème qui se trouve renforcé au moment même où celui de Londres se trouve fragilisé, au moins temporairement. Dès lors, il n’est pas étonnant que MCH group, qui depuis quelques années, tentait – avec un bonheur désormais limité, après ses éclatants succès de Miami Beach à partir de 2002 puis de Hong Kong en 2013 – de s’étendre à l’étranger, ait jeté son dévolu sur Paris. C’est que le marché de l’art de la capitale française est en pleine effervescence et semble promis à un fort développement. D’autant que le créneau du mois d’octobre est parfait pour MCH group dont les quatre manifestations phares scanderont l’année de façon quasi parfaite : Art Basel Hong Kong en mars, Art Basel Basel en juin, nouvelle foire d’art contemporain de Paris en octobre, et Art Basel Miami Beach en décembre. Soit une nouvelle foire majeure environ tous les trois à quatre mois, laissant tout le loisir aux plus importants professionnels et collectionneurs de participer à chacune des manifestations.

La France a fort à gagner à l’arrivée du géant MCH group. Il faut espérer que celui-ci ne reproduira pas les erreurs de personnes qui, in fine, ont contribué à l’échec de la FIAC. L’enjeu sera de renouveler les responsables pour marquer une vraie rupture avec celle qui est déjà l’ancienne foire parisienne. MCH group dispose d’atouts. La position de leader du géant suisse est largement due à une efficacité reconnue de façon unanime. Les plus grands collectionneurs internationaux sont des contacts privilégiés qui seront forcément davantage touchés qu’ils ne l’étaient par la FIAC. La place de Paris, une ville magnifique qui regorge de musées traditionnellement publics mais aussi, désormais, de plus en plus, privés, constitue un avantage insuffisamment exploité jusqu’alors. La forte concentration de galeries sera un autre atout de poids. Nous parions ici qu’au cours des prochains mois, de nouvelles galeries étrangères s’implanteront à Paris, renforçant encore un marché déjà solide.

MCH group n’a pas intérêt à reproduire à Paris, à quelques mois d’écart, une foire qui ne soit que le décalque, à moindre échelle, de sa manifestation mère phare. Cela pourrait contribuer à cannibaliser (de façon marginale mais évitable) son principal événement. Paris aura une place à part et ne verra probablement pas l’intitulé « Art Basel » apparaître dans le nom de la nouvelle manifestation simplement accolé à celui de la ville. Pour tout le moins, l’arrivée à Paris de MCH group constitue une opportunité de poids pour la capitale française. Elle devrait contribuer à dynamiser encore le marché de l’art français, mais aussi, de façon plus large, tous les secteurs de l’économie qui lui sont associés.


[1] Alain Quemin, Le monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation, CNRS Editions, 2021.

Alain Quemin

Sociologue, professeur de sociologie de l’art, chercheur au GEMASS (Sorbonne Université), membre sénior de l’Institut Universitaire de France

Notes

[1] Alain Quemin, Le monde des galeries. Art contemporain, structure du marché et internationalisation, CNRS Editions, 2021.