Revue de presse
J’en étais là de mes sombres réflexions – cela se passait en 2000 et quelques, je ne saurais le dire avec plus de précision, en octobre en tout cas, de cela je suis sûr car mon anniversaire était sur le point de me tomber dessus comme une tuile sur la tête (et je me suis demandé avec angoisse comment célébrer la chose, camomille light ou bouillon de légumes bio), lorsque je reçus un message de quelqu’un qui se souvenait de moi. Un e-mail qui ne soit pas un spam réchauffe toujours mon vieux cœur. Et quelqu’un qui, des lustres après ma naissance, se rappelle mon existence ne peut être que l’envoyé des dieux.
Mais en l’occurrence c’étaient des dieux tourmenteurs.
L’ami me demandait en effet de lui écrire une nouvelle. J’en restai pantois. Qui donc étais-je pour que l’on me demandât cela ? L’ami étant un familier du mundillo littéraire de je ne sais plus quelle paroisse hispanique, j’en déduisis d’abord qu’il avait dû me confondre avec quelque écrivain notable, non sans raison du reste, car juste avant l’ahurissante invention du traitement de texte, ma calligraphie sans reproche était bien connue du mundillo des employés de bureau d’Estrémadure.
Puis je me ravisai. L’ami était critique littéraire et savait d’un coup d’œil aussi infaillible qu’agacé distinguer le plumitif de l’écrivassier. Si donc il me demandait d’écrire une nouvelle, à moi dont l’imagination s’arrête pile là où commence le vertige, c’est qu’il avait une petite distraction derrière la tête. Quelque chose à la fois de subtil (parce qu’il était délicat) et d’abstrus (pour ne pas me faire peur).
Puis je me ravisai derechef. Et si l’ami m’avait néanmoins confondu avec un autre ? Si je n’étais pas un ami, mais un ennemi ? Quelqu’un à qui il voulait du mal ? J’ai toujours été sujet à la paranoïa, question de survie. Cela m’a bien des fois rendu service, n’en déplaise à mon psychothérapeute. Et je me suis dit : Oui, oui, oui, ça ne peut être que ça. Il veut du mal à cet autre, quelque Untello titulaire d’une chaire au Café de la Poste pour le ridiculiser avec sa fiction échappée tout droit de son capharnaüm cérébral.
Parvenu à cette conclusion, je dus m’avouer ne plus trop savoir si l’ami c’était l’autre, et moi l’ennemi.
Mais au fond quelle différence cela faisait-il, puisque je n’avais rien à dire ?
Sans plus différer, je pris donc ce soir-là le TGV de 18h04. Je n’emportai avec moi qu’un humble bagage, une valise de toile dénichée dans un recoin de ma cave et dont l’inutile énumération du contenu dérogerait ici aux canons de l’art de la nouvelle.
Je n’avais pas pris le train depuis longtemps, sauf dans mes cauchemars. En grimpant dans la voiture, je retrouvai l’angoissante sensation de glisser dans une de ces phases de sommeil paradoxal où ma volonté, supposé que j’en aie jamais eu, comme ma personne, supposé que j’eusse jamais existé, ne sont que fumée, vapeur, brume et vague exhalaison.
Après maints tâtonnements, hagard et claudiquant (ma gonarthrose du genou droit), je pris place à mon siège (43 B, voilà au moins qui est sûr), et, après m’y être effondré, je fermai les yeux. Le lecteur averti trouvera sans doute ridicule de fermer les yeux puisque à l’évidence j’étais en train, si j’ose dire, de rêver. Mais aucun lecteur, averti ou non, ne semblait avoir pris le TGV de 18h04 ce soir-là. Pour autant que je pusse en effet, yeux clos, le percevoir, personne ne lisait pour la simple raison que je n’avais encore rien écrit.
Le train s’ébranla sur une sonnerie de bon aloi, et, c’était la moindre des choses, l’on nous souhaita bienvenue et bon voyage. Je rouvris alors les yeux, voulant m’assurer qu’on partait bien. Je tâtai ma poche, mon titre de transport (l’e-mail de mon ami) était bien là. Je levai la tête, ma valise était là aussi, sur le porte-bagage au-dessus de moi. J’occupais un siège solo. Personne en vis-à-vis ni à mes côtés. Le bonheur. J’émis un soupir. D’aise. Les autres voyageurs commencèrent à s’ébrouer, qui sortant quelque sacerdotal document – ô graphiques ! ô courbes ! ô statistiques ! – de sa mallette, qui rechargeant son smartphone, qui desserrant sa cravate ou se défaisant de son veston (remplissage, remplissage, je sais, j’éliminerai sans doute ce passage à la relecture – ou pas, je suis buté et je m’en fiche). On partait. On était parti. On s’en allait. Les dés en étaient jetés, il était trop tard pour me réveiller, à moins de me rendre ainsi qu’un somnambule à la voiture-bar pour m’y beurrer, histoire de mettre un peu de piment malté dans l’aventure.
Est-il besoin de le dire, je n’en fis rien. Comme il était prévisible, j’étais cloué sur mon siège – je devrais plutôt dire enlisé. Je tentai un geste du bras, un signe de la main, mais mon système nerveux central était aux abonnés absents. Je parvins néanmoins à ouvrir la bouche, mais ne pus émettre le moindre son, quelque envie que j’eusse soudain de hurler à pleins poumons. Plus loin, de l’autre côté du couloir, me faisant face sur un siège extérieur d’un club quatre, un type longiligne à l’air sombre, joues creuses et visage émacié, avait son regard gris posé sur moi avec insistance, et je sentis comme une brûlure que si je n’avais pas été aussi absent il m’aurait égorgé sur-le-champ. L’envie irrépressible de hurler à pleins poumons me reprit alors, mais le type à l’air sombre détacha son regard de là où j’étais censé être, et je le vis sortir de sa poche de poitrine un calepin à la couverture noire, tandis qu’un sourire funèbre étirait ses lèvres.
À ce moment du récit ou de mon rêve, comme on voudra, je ressentis, ici même au 43 B de la voiture 5 du TGV 6628, ça y est, ça me revient, l’impérieuse nécessité d’ouvrir une digression :
Prendre le train n’est pas une démarche anodine. Dormir, pas du tout. Écrire, encore moins. Mais faire tout cela à la fois d’un coup d’un seul est un métier dont l’apprentissage est austère et le résultat stérile. Cette stérilité en est la récompense.
(Que l’on veuille bien m’excuser, mais je dois interrompre ici ma digression car ce foutu train, tout TGV qu’il est, vient inopinément de s’arrêter à la gare Perrache, bien connue des Lyonnais.)
Vint alors prendre place à mes côtés, je veux dire de l’autre côté du couloir à l’emplacement club resté libre, un couple et ses deux enfants.
Tous jeunes. Tous blonds dans cette famille. Ça respirait le bonheur, la certitude de soi, le soleil estival, l’avenir, l’air azuré des cimes et le vibrant souci de la planète.
Je me mis à pleurer. J’étais méchant, cela sautait aux yeux. L’un des enfants, un jeune garçon qui avait échappé par miracle au catéchisme lyonnais (cela se voyait à son regard intrépide) se leva et vint me demander avec une expression d’impitoyable empathie pourquoi j’étais si méchant.
« Mais nom de Dieu mon enfant, sanglotai-je in petto, je ne suis pas le primat des Gaules ! »
À demi rassuré, le garçonnet retourna s’asseoir près de ses parents. Sa mère, une jeune femme à la poitrine crémeuse et riche de promesses, m’adressa un sourire lointain. Le père de famille vérifia sur son titre de transport qu’ils occupaient bien tous la bonne place, puis soupira, consterné, après m’avoir lancé un regard d’effroi cosmique. Le train s’ébranla. Les quais de la gare Perrache s’estompèrent. Ne sachant plus ce que je voulais dire, je me tins coi, et ma digression se dégonfla dans un chuintement de pneu crevé.
Je consacrai l’heure qui suivit à tenter de bouger, d’abord un doigt, puis une main, puis un pied, et peu à peu je recouvrai dans les affres l’usage de ma personne, c’est-à-dire la sensation vague d’être tombé du ciel par l’opération du Saint-Esprit sans que les foules s’en fussent le moindrement émues. Ce travail de parturiente avait dû m’épuiser car je n’avais pas vu venir le contrôleur. Apoplectique et courtaud, le fonctionnaire se dressait à côté de moi, vociférant une bouillie d’horreurs réglementaires de laquelle surnagèrent le mot Masque et le mot Pass. Masque ! Pass ! Le silence s’était fait dans la voiture 5 du TGV 6628 de 18h04. Tous les regards étaient tournés vers moi. Certains voyageurs s’étaient levés, d’autres se dressaient sur leur siège. Des murmures outragés n’attendaient que mon bon vouloir pour se muer en grondement de foule. Je pris alors conscience d’avoir omis dans ma narration de nous avoir pourvus, nous tous les voyageurs, de masques anticovides ainsi que du passe sanitaire en usage en ces temps tourmentés. Conscient du désastre (dans mon onirique affolement, je me prenais pour un écrivain réaliste), je pêchai ma valise et me mis à farfouiller fébrilement à l’intérieur. Le lecteur averti n’y coupera pas : slip, chaussette, brosse à dents, tricot de corps Thermolactyl, mule de boudoir (pied gauche) et bidule de mouroir (pied droit), un exemplaire de chaque, voyageons léger, voyageons labile, Doliprane pour les migraines, Gaviscon pour les aigreurs et Voltarène pour la gonarthrose. Mais ni stylo ni cahier. Mon sang ne fit qu’un tour. Comment avais-je pu oublier ça ? Comment écrire ? Comment me relire et corriger mes incohérences narratives quand bien même n’eussent-elles point été calligraphiées ? Je compris qu’avoir démissionné sur un coup de tête (j’aurais préféré ne pas le faire) de mon emploi de copiste chez Hernández & Bartleby, notaires associés à Badajoz, m’avait rendu inapte aux voyages SNCF.
Il n’y avait plus à tergiverser. Chacun dans la voiture 5, contrôleur y compris, attendait que je prisse une décision, sinon sensée, du moins irrationnelle (c’est compatible, j’ai vérifié). Les journaux – je n’en lisais jamais, mais le sommeil paradoxal booste l’information intuitive – faisaient en effet état depuis quelques jours d’une recrudescence de la pandémie, les unités de réanimation des hôpitaux et autres officines de la Canebière se trouvaient de nouveau au bord de la détresse respiratoire. Je ne pouvais plus laisser mes personnages dans un tel dénuement, un pareil abandon, un semblable effroi.
J’empoignai ma virtualité scripturaire à deux mains :
« Y a-t-il un médecin dans la voiture ? », lançai-je à la cantonade d’une extinction de voix autoritaire.
Un barbon malingre et chenu leva la main.
« Moi, chevrota-t-il.
— Vaccinez ! ordonnai-je. Vaccinez-moi tout ça en vrac, il y a urgence ! »
L’égrotant toubib tenta maladroitement de protester :
« Mais je… je n’ai pas le matériel, monsieur Lucas, les doses, le congélateur portable, les… »
Je le coupai net.
« Vous cherchez l’émeute, docteur ? Le mouvement de foule compulsionnel ? Vous voulez que l’on vous roue de horions, vous pénaltyse dans les gonades et vous arrache votre ceinture herniaire ?
— Non, non…, gémit le cacochyme.
— Alors, procédez ! »
Ce qui fut fait. Des voyageurs applaudirent. D’autres, la minorité silencieuse habituelle, arguèrent dans un brouhaha inaudible avoir déjà reçu les trois doses, ce qui fit rire aux éclats l’assistance tant l’argument était puéril. Deux récalcitrants de la dernière heure et des sièges 53 et 54 C (Gilles et John, je crois) m’apostrophèrent sur un ton d’ironie blessante :
« Pendant que vous y êtes, mon petit vieux, pourriez-vous remédier aussi au réchauffement climatique ? Covid-19 et Cop 26, même combat, non ? »
Dois-je le dire ? J’ai une sainte horreur des colloques impromptus, ainsi que des sigles, acronymes et autres appellations incontrôlées auxquels hélas on ne peut échapper. Je répliquai du tac au tac avec hauteur, clouant le bec à ces deux agités du malaise social et planétaire :
« M’habiller léger et substituer le casque colonial à la calotte glaciaire me suffit, messieurs. »
Nonobstant quoi, l’incident fut clos et le calme revint dans la voiture 5. Le train filait maintenant dans la verte campagne où, de ci, de là, nous aurions pu apercevoir (pour peu que cela nous eût le moindrement intéressés) de petites troupes d’éoliennes rêvant sur un pied, tels de moroses Flamands. Le vent avait en effet déserté nos contrées. Il se déchaînait à Miami Beach, et je ne fus pas le seul à avoir eu en cet instant une pensée compatissante pour la mise en plis de Jennifer Lopez. Mais le TGV filait, filait. Et, bien qu’accaparés par nos inoccupations routinières habituelles, nous aurions pu voir encore, s’égaillant affolés à travers les halliers, des bandes de chasseurs poursuivis par la meute des zélateurs de la LPYJ (la Ligue Protestante Yannick Jadot, même pas un acronyme), chevauchant naseaux fumants des tracteurs à diesel et armés de flash-ball à glu. Mais le TGV filait, filait. Le temps nous emportait, vorace, engloutissant l’actualité sans souci du lendemain.
Nous parvînmes ainsi au cœur des Sargasses creusoises, en ce lieu d’outre-monde où nulle brise marine n’agite le feuillage des pylônes à haute tension et où les limousines aux pis taris par le brouillamini des infos parisiennes du 20 heures ruminent les plus sombres pensées. Notre train ne filait plus. Il s’était arrêté. Nos voiles pendaient. Un silence de mort s’abattit alors sur nous, et nous demeurâmes prostrés à nos places dans l’attente angoissante du vaisseau fantôme qui nous emporterait dans le néant. Seul souriait là-bas, fredonnant on ne savait quelle lugubre mélopée, l’homme au calepin noir. Je croisai son regard, et ses yeux injectés de sang firent monter des larmes aux miens.
Bien qu’animé depuis toujours d’une fébrile inertie, je pris l’initiative de m’ébrouer et, abandonnant à son triste sort l’abstème assistance, je me dirigeai vers la voiture-bar à l’avant du train. Il n’y avait que quelques verstes à parcourir pour atteindre mon but, mais elles me parurent harassantes, j’eus l’impression de gravir une montagne, l’Everest, quelque chose comme ça, j’étais glacé jusqu’aux os, l’oxygène me manqua soudainement et j’allais tomber en hypoxie. Puis je me rappelai avoir frôlé en passant le coude de l’homme au calepin noir, et que c’était à l’évidence ce frôlement qui m’avait causé cette atroce sensation de froid, de vertige et de suffocation. D’un geste convulsif, je débloquai la porte coulissante de la voiture pour accéder au bar que je pouvais apercevoir de l’autre côté de la paroi vitrée, mais une fois dans le sas de séparation, je crus être le jouet d’une hallucination. Je me passai une main sur les yeux et, passant outre l’absurde vision, je débloquai la seconde porte et me retrouvai…
Mon Dieu !
Ce n’était pas du tout une voiture-bar, mais un de ces wagons à l’ancienne, un wagon des années cinquante, avec son couloir latéral à droite et ses compartiments à gauche où des gens somnolaient la bouche ouverte, lisaient Tintin, parlaient dans le vide ou riaient à chaudes larmes. Le vertige me reprit. J’ouvris fébrilement une fenêtre du couloir pour happer l’air extérieur, mais une escarbille m’entra dans l’œil, et les écharpes de fumée d’une locomotive à vapeur, brassées dans le vent de la vitesse, me firent suffoquer. Je refermai la vitre. J’étais hagard.
Un type ventru et rougeaud sortit du compartiment proche et abattit sur mon épaule une main définitive.
« Reste pas là, mon gars, grasseya-t-il. T’es un arrivant, faut faire connaissance. »
Il me propulsa dans son compartiment, et l’on me fit une place entre une vieille femme au regard chafouin et aux cheveux raides retenus de chaque côté par des épingles rose fluo et une espèce de rouquin escogriffe qui chialait en se grattant l’entrecuisse.
« Faut bien que tu te dises, reprit le type rougeaud, que tu sortiras pas d’ici de sitôt. Tu vois ça ? »
Il me montrait les barreaux défendant la fenêtre du compartiment.
« T’as bien vu, dis ? poursuivit-il. Ben, c’est partout pareil dans ce foutu train, même dans le couloir. Tu t’en es pas rendu compte à cause de l’escarbille, je sais. L’escarbille, c’est voulu par l’Administration. C’est comme qui dirait un avertissement. »
Je hochai la tête. J’avais déjà connu pareille situation dans le passé, me sembla-t-il, et j’avais cru ce temps révolu. Mais non, j’étais toujours là.
« Faudra que tu te trouves un coin pour dormir, grasseya encore le type. C’est dans les autres wagons. Si t’as des sous, je peux te trouver le wagon et la paillasse. T’as des sous ? »
Des sous ! L’ami qui m’avait commandé la nouvelle ne me paierait qu’à la réception du chef d’œuvre, et à condition encore que c’en fût un. Soudain, je me souvins de n’avoir pas emporté ma valise. Forcément, je croyais aller au bar !
« Ma valise ! gémis-je la gorge nouée. Elle est restée là-bas !
— Trop tard, dit le rougeaud. Maintenant t’es ici. Fallait pas faire le con. On fait tous le con, et voilà le résultat. Mais on s’y fait, tu verras. La vie c’est comme ça. On est là, et puis hop, on bascule ailleurs où c’est qu’on aurait toujours dû être. »
Pourquoi pensai-je à ma femme à ce moment-là ? Elle avait de beaux grands yeux verts trop souvent effrayés depuis l’enfance ; elle s’était toujours douté de quelque chose. J’eus envie de vomir. Le train s’était remis en route. Il faisait le bruit des trains d’autrefois, hypnotisant l’entendement du martèlement rythmique de ses roues sur les jointures des rails, et par moments la locomotive lançait un long et lugubre sifflement. Sur la banquette en face de moi, un type d’une laideur scrofuleuse et de la libido rancie dégoulinant à la commissure de ses lèvres repulpées sortit de sa poche un morceau de saucisson et me le tendit. « Tiens, bouffe, mon pote. » Je fis non de la tête. « C’est pas demain que je t’offrirai quèqu’chose, p’tit fumier ! », marmonna-t-il, et il cracha à mes pieds. « T’es mal barré si tu continues comme ça, moi qui te le dis », grognassa le rougeaud à mon adresse. J’eus un haussement d’épaules, fataliste. À 350 km au-dessus de nos têtes, l’ISS voguait dans l’éther avec à son bord Novitskiy, Kimbrough et autres Pesquet qui tuaient le temps sidéral en tripatouillant des machins à faire grincer les dents des Octopodes de Sirius. Mon esprit s’échappa là-haut. Je faisais souvent ça quand j’étais chaviré par le roulis existentiel. J’enfilais ma blouse spatiale en Mylar aluminisé d’employé aux Saintes Écritures et je fuguais dans le cosmos. Le Grand Vide m’apaisait. La Terre au-dessous de moi, stupide boule de Loto portant le numéro 50, toupillait et orbitait machinalement, mue par l’impact intemporel de la génésiaque Queue de billard divine. J’étais chez moi. Je flottais, divaguais. Des textes inouïs se gravaient en sanskrit sibyllin dans mon vierge cerveau. Las ! Je devais toujours redescendre, viré à coups de pompe centrifuge par les spationautes de l’ISS qui me prenaient chaque fois pour une particule élémentaire échappée du Grand collisionneur de hadrons du CERN.
J’atterris durement sur ma banquette. Le Scrofuleux me fixait d’un regard haineux. Le Rougeaud m’ignorait. Il était 19h et des contrôleurs en rangers vinrent cogner aux portes avec leurs matraques pour nous faire sortir. Nous prîmes à la queue leu leu la direction des wagons dortoirs. Nous étions nombreux, notre file fantomatique s’étirait jusqu’aux confins du train noyés dans une brume dense ou des vapeurs de je ne sais quoi. Puis on s’arrêta. On nous fit nous dévêtir, slip et chaussettes inclus pour ceux qui en avaient, j’en avais mais ça n’allait sûrement pas durer, et nous attendîmes ainsi, nus et au garde-à-vous. Au bout d’une demi-heure, la soupe nous fut servie, un bol en fer-blanc chacun, du velouté d’oignon ou du mouliné d’échalote, quelque chose comme ça qui faisait exprès pleurer les yeux. Une escouade impavide d’anorexiques jeunes filles membres d’une ONG nord-coréenne assurait le service et récupérait nos bols une fois lapés.
« Dans cinq minutes, à vos places et dodo ! » gueula une voix dans une langue étrangère en même temps que dans un haut-parleur.
Nous nous rhabillâmes à la hâte et courûmes rejoindre notre wagon dortoir. J’ignorais quel était le mien, on vient au monde comme ça pour roupiller et on ne sait jamais à l’avance ni où ni comment. Je filai à droite, fut bousculé et repoussé, filai à gauche et fut encore bousculé et repoussé. En désespoir de cause, j’entrai dans un wagon, n’importe lequel au hasard, c’était bien sûr ce que j’aurais dû faire depuis le début.
Pourquoi ne marquai-je alors aucune surprise ? N’en restai-je point bouche bée ?
J’inclinerais à penser aujourd’hui (supposé que j’aie vécu jusque-là) que les fake news dont on nous vaporise prophylactiquement l’atmosphère nous ont si bien entraînés aux contes de fée que rien ne nous émerveille plus. Le wagon à bestiaux était bondé. Chochotte comme je suis, j’aurais peut-être été tenté de faire demi-tour, mais la porte claqua bruyamment derrière moi et le tour de clé qui la verrouilla m’en dissuada fort à propos. Devant moi s’étalait, s’encaquait à même le plancher un tombereau d’érémistes volontaires à la recherche de sinécures précaires, de marins pêcheurs acrobates sans filets ni licences, d’Africains transfuges des colonies de vacances, de mineurs lorrains accompagnés de leurs parents silicotiques, d’Haïtiens déçus par le régime autoritaire de Banane Plantain et d’Inuits en quête de foie de baleine. Tout cela râlait, pétait, pissait, déféquait, formait cloaque sans pudeur ni remords et n’attendait que moi pour parfumer l’ensemble et faire des bulles à l’unisson.
Je n’en étais qu’à la page mentale 8 de ma nouvelle ; ça n’était pas le moment de traînailler. D’une plume d’oie déterminée, j’enjambai les corps amoncelés de mes congénères marinant dans les sanies, et, contournant la lessiveuse fumante et pansue, hybride de tinette et de poêle à étrons, qui trônait au milieu du wagon, je me dénichai un improbable espace où m’accroupir, sinon m’étendre, entre un haillonneux GI du Middlewest atomisé par les subprimes des Bahamas et un non moins vermineux zemmourien victime, lui, du wokisme subsaharien.
Faut-il le dire ? Nous ne sommes que de pauvres choses.
Une main moite se posa sur la mienne. J’étreignis machinalement son propriétaire, c’était peut-être une femme après tout, hélas pas la mienne aux beaux grands yeux verts trop souvent effrayés depuis l’enfance, et qui s’était toujours douté de quelque chose. Le blues me prit. On était si seuls et si nulle part. Le temps dévalait comme un TGV et on se laissait aller. Quoi faire d’autre ? Et comment ? Par convivialité, j’esquissai une main sanglotante dans l’entrecuisse de qui avait posé la sienne sur la mienne et j’éteignis la lumière dans ma tête. Marre de tout ça. De la promiscuité. De l’humanité. Des étreintes convenues qui vous éreintent et vous mettent à nu. Du G6, de la P2, de la CGT, du FBI, des bitcoins et de la confiture de myrtilles. Des trierweileriens comme des carlabrunistes. Du duc de Guise. J’en avais marre des riches et j’en avais marre des pauvres. J’étreignis jusqu’à l’étouffer l’hybride humain sur qui j’avais étourdiment jeté mon dévolu (je savais maintenant qu’il s’agissait d’un(e) LGBTQ2 bipolaire baragouinant couramment l’écriture inclusive), et nous nous confondîmes en balbutiements truffés de graveleux solécismes et de barbarismes cochons.
Et voilà-t-il pas que la nuit avait passé comme ça et qu’à présent le train était arrêté. L’aurore grelottante en robe rose et verte, comme aurait dit Baudelaire, commençait à poindre à l’horizon de ce que nous supposâmes être un paisible coin de campagne. Le silence des lieux était seulement troublé par les aboiements féroces d’une proche meute de chiens. Lorsque la locomotive eut expiré un dernier jet de vapeur, on nous fit descendre à coups de matraques, et force nous fut de constater que nous nous trouvions sur le quai d’une petite gare rurale, Novossibirsk-sur-Indre, quelque chose comme ça, ou peut-être même, qui sait, Cooktown-en-Artois. Une troupe de policiers lansquenets en tenue de combat urbain, arquebuse, espadon et cette obscène coquille protubérante, nous faisait face, tenant en laisse ces maudits molosses dont nous avions entendu les aboiements à notre arrivée. Aussi grelottants que l’aurore, nous demeurâmes ainsi deux bonnes heures au garde-à-vous, du moins si j’en croyais mon arythmie réglée à l’heure d’hiver. Notre file hâve s’étirait de la tête à la queue du train. N’en pouvant mais de cette attente de Godot seul savait quoi, je finis par me retourner discrètement, et je réalisai à mon grand effarement que notre convoi était une longue rame composite. La motrice électrique avant était attelée à la locomotive à vapeur, et une kyrielle de wagons à l’ancienne, de voyageurs ou à bestiaux comme nos wagons dortoirs, s’intercalait entre les voitures du TGV jusqu’à la lointaine motrice arrière.
Soudain éclata le fracas d’une fanfare – grosses caisses, tambours, tubas et autres ophicléides – s’amplifiant à l’apparition des fanfaristes municipaux, une vingtaine de gugusses en tenues dépareillées et coiffés de chapeaux de fête en carton. C’était la fanfare de Saint-Merd-les-Oussines. Le nom de la commune était inscrit au fronton de la gare, je ne l’avais pas noté à notre arrivée, ce pourquoi je m’étais cru un moment à Qal’at Bichah-du-Harcouët, voire à Nkongsamba-sur-la-Sorgue. La petite troupe défila entre notre file et le rang des lansquenets républicains sur l’air de la Marche des Ratapoils du 129e, puis s’arrêta à l’autre extrémité du quai où elle entama le With drum beating. Et de fait, les majorettes arrivèrent, une escouade de grassouillettes margotons élevées au lait cru, joufflues, ébaubies, moulées à la louche dans leurs justaucorps bleu blanc rouge et leurs collants résille noirs et coiffées d’un blanc shako américain. Elles faisaient tournoyer leurs twirling bâtons en nous adressant au passage de mutins clins d’œil. Quand elles eurent rejoint la fanfare, la musique cessa. Il y eut un moment de silence. Une banderole fut fixée au fronton de la gare, arborant l’inscription rouge sur fond blanc :
MAKE SAINT-MERD-LES-OUSSINES GREAT AGAIN
L’arrivée du bourgmestre, qui était aussi le chef de gare, fut annoncée dans les haut-parleurs. Déguisé en Oncle Sam, l’épaule gauche ornementée de la fourragère des chefs de gare, cordelette argent avec sifflet doré à une extrémité, l’édile grimpa sur une haute estrade érigée derrière le rang des lansquenets. Après s’être raclé la gorge et avoir tapoté le micro, il nous souhaita une welcomienne et chaleureuse bienvenue, Françaises, Français, Saint-Mercantoises, Saint-Mercantois, lansquenottes, lansquenets, vagabondes et vagabonds divers(e)s et varié(e)s, préambule d’un long speech où l’on nous informa qu’ayant ouvert son réseau ferroviaire à la concurrence, la SNCF avait retenu, pour la mise en service de la ligne Saint-Merd-les-Oussines – Sangatte, la candidature de… Ici, le bourgmestre marqua un temps de silence pour entretenir le suspense, puis répéta : « De… ? » Sur des charbons ardents, l’assemblée redemanda en chœur : « De ?… » Un roulement de tambours retentit suivi d’une sonnerie de clairons, et le bourgmestre hurla dans le micro : « Du fonds d’investissement BlackRock, géré d’une main de fer et même, si j’osais, de chemin de fer, par monsieur Laurence Douglas Fink, dit “The Douglas”, dit encore Larry Fink ! Monsieur Larry Fink !!! »
Apparut alors dans un nuage de confettis Laurence Douglas Fink, dit « The Douglas », dit encore Larry Fink. Tubas, hélicons, bugles et autres sarrussophones s’en donnèrent à cœur joie. Larry Fink agita les mains, un sourire machinal aux lèvres, et l’éclat or des fines branches de ses lunettes aurait pu passer pour une larme d’émotion. « Merci d’être venus ! hurla-t-il d’une distinguée voix feutrée. Thank you, Frenchies ! Thank you guys ! Thank you dolls ! Thank you babies ! » Sur quoi il se tourna vers la gauche pour annoncer en corrézien vernaculaire : « Et voici celui sans qui l’achat de la ligne Saint-Merd-les-Oussines (excusez mon accent) – Sangatte n’aurait pu être réalisé pour le plus grand bonheur, Mr. Mayor, de vos administrés condamnés jusque-là au sédentarisme rural. » Nouveau silence. Tous les regards étaient tournés vers la gauche de l’estrade. Rien ne venait. Soudain un violent coup de cymbales résonna dans l’air pur de Saint-Merd-les-Oussines, et, tel un diable hors de sa boîte, surgit Donald John Trump, dit « The Donald », dit encore Trump. Stupeur générale. L’assistance en avait le souffle coupé. Nous avions tous bien sûr reconnu le célèbre golfeur à ce je ne sais quoi d’unique qui l’empêchera toujours d’être confondu avec son caddie. Affichant un large sourire, il plaqua une main sur son cœur et mit l’autre au coin de sa bouche pour nous murmurer en confidence dans le micro : « Make Saint-Merd-les-Oussines great again ! » Puis il répéta en hurlant : « Make Saint-Merd-les-Oussines great again ! »
Ce fut l’hystérie. Tout le monde bramait le slogan. Les grosses caisses des fanfaristes ponctuaient les reprises. Les twirling bâtons voltigeaient dans l’air pur de Saint-Merd-les-Oussines. Confettis et cotillons pleuvaient. Les chiens hurlaient.
Au bout de dix minutes de cette liesse, le bourgmestre imposa silence à l’assistance, fit descendre de l’estrade ses illustres hôtes et les conduisit sur le quai où ils nous passèrent en revue. Trump tapotait les joues de l’un, Fink tirait amicalement une oreille à l’autre, The Douglas triturait une épaule, The Donald pinçait un nez. Quand ils parvinrent devant moi, je vis à mon effroi que Larry Fink était flanqué de l’homme au calepin noir. L’auguste financier s’apprêtait à me chatouiller le menton, lorsque son funèbre factotum lui murmura quelque chose à l’oreille. Larry Fink suspendit son geste, et opina d’un imperceptible signe de tête. L’homme au calepin noir me prit aussitôt par l’épaule et me fit sortir de la file.
Le bourgmestre chef de gare siffla la fin de la récréation. Trump et Fink s’évanouirent dans l’air pur de Saint-Merd-les-Oussines. Les majorettes se dispersèrent en pirouettant. Les lansquenets firent réintégrer la file des usagers des wagons à bestiaux à coups de matraque mécaniques. Ne demeurèrent plus sur le quai que l’homme au calepin noir et moi.
« Je m’appelle Aladdin, se présenta le monstre avec un rictus glacial. Ça vous dit quelque chose ?
— Vous… vous êtes l’algorithme de BlackRock, c’est ça ? chevrotai-je, transi d’effroi.
— Vous en savez trop », acquiesça-t-il sèchement.
Il fit signe à deux lansquenets. Le bourgmestre siffla de nouveau et le convoi composite s’ébranla. Quand il fut à quelque distance, les lansquenets me menottèrent dans le dos, m’arrimèrent à la voie, ma tête sur un rail. Le convoi s’éloignait lentement. Je gémis à l’adresse d’Aladdin :
« Dans ma poche, s’il vous plaît, monsieur.
— Quoi, dans votre poche ?
— Mon titre de transport. »
Intrigué, Aladdin fouilla dans ma poche et en tira l’e-mail de mon ami. Je suppliai :
« Dites-lui… dites-lui que je n’ai pas pu finir ma nouvelle… je ne savais plus quoi dire. »
Aladdin hocha la tête.
« Ça sera fait. »
Et il me tourna le dos, suivi des lansquenets. Le quai redevint désert. Le convoi n’était déjà presque plus visible. Il me sembla pourtant distinguer encore, se superposant à la motrice arrière, le visage de ma femme aux beaux grands yeux verts trop souvent effrayés depuis l’enfance, et qui s’était toujours douté de quelque chose. Mais le rail sur lequel ma tête reposait vibrait déjà du roulement proche du train suivant.
Oh les beaux jours…