Loin des hommes, proches de la nature : les utopies réelles de l’écoféminisme
L’avènement du capitalisme industriel a, dès le départ, suscité des formes de séparatisme, il a engendré la volonté de se réfugier dans des contrées retranchées loin du bruit, de la pollution et du salariat de la vie citadine. L’image traditionnelle que nous avons de ces formes de vie qui s’affirment en rupture avec l’âge industriel est celle de l’homme solitaire qui fuit la civilisation pour méditer et retrouver un rapport plus authentique à la nature : Jean-Jacques Rousseau dans les Rêveries du promeneur solitaire, ou encore Henri David Thoreau dans Walden, ou la vie dans les bois, auxquels font écho les ermites anonymes du XIXe siècle, qui résistent aux maux de la vie moderne en retournant à la vie sauvage[1].
Cette image met en scène un individu masculin qui, seul, entend retrouver le chemin perdu de la nature immaculée pour réfléchir sereinement et transformer son for intérieur. Outre qu’elle repose sur le mythe historiquement construit de la wilderness[2], une telle image se concentre uniquement sur l’individu solitaire coupé de ses semblables, un individu conçu de manière androcentré (il s’agit systématiquement d’un homme) et tourné davantage vers la méditation spirituelle et éthique que vers des activités pratiques et le travail collectif.
L’image du mâle-solitaire-qui-médite-dans-les-bois a cependant été battue en brèche par les pratiques écoféministes qui ont proposé une tout autre conception du « retour à la nature » : une conception dans laquelle ce sont des femmes qui rompent le contact avec la civilisation masculine pour investir une terre, la travailler et y vivre en communauté. Ces pratiques mettent en œuvre concrètement un véritable « féminisme de la subsistance[3] » qui se veut en rupture avec le « capitalisme patriarcal[4] ».
Dans cette perspective, le mythe d’une nature immaculée cède la place à une nature comprise comme partenaire d’interaction, une nature travaillée et transformée collectivement, ce qui rend indissociable le projet éthique et le projet politique d’une telle entreprise, et ce qui empêche de privilégier les aspects strictement spirituels par rapport aux aspects pratiques de l’existence.
Afin d’approfondir le type spécifique de marginalité écologique dont sont porteuses ces pratiques écoféministes, je m’intéresserai en particulier à trois formes concrètes d’expérimentation : celle des lesbiennes séparatistes en Oregon dans les années 1970, dont Catriona Sandilands propose le récit dans son texte « Womyn’s Lands[5] » ; celle de la « cantoyourte » de Sylvie Barbe que Jeanne Burgart Goutal raconte dans son livre Être écoféministe. Théories et pratiques[6] ; enfin les pratiques écoféministes locales que Constance Rimlinger a recueilli dans son étude sociologique sur « Travailler la terre et déconstruire l’hétérosexisme[7] ».
Ces trois formes d’expérimentation dessinent le portrait d’un écoféminisme qui construit, depuis les marges de nos sociétés, des « utopies réelles[8] » porteuses d’un monde alternatif par-delà le patriarcat et le capitalisme. Elles nous aident à comprendre que d’autres rapports au travail, à la communauté, à la nature et à la vie en général ne constituent pas des idéaux lointains impossibles à atteindre, mais qu’ils sont des possibilités objectives susceptibles de transformer, ici et maintenant, nos formes de vie.
Fuir la société des hommes
Au commencement il y a la fuite. Non pas une fuite subie ou lâche, mais une fuite active, le désir ardent de couper les ponts avec la société des hommes. Les premières lesbiennes qui s’installèrent en Oregon au début des années 1970 recherchaient « un sanctuaire bâti à l’écart du patriarcat urbain », leur idée était que, loin des villes, il serait possible de trouver « une nature pas encore écrite par la culture masculine ».
La fondation de communautés lesbiennes devait permettre de réinventer une vie en commun ouvertes aux sexualités minoritaires et aux amours entre femmes, loin de la violence physique et symbolique des hommes et des normes hétérosexuées. Pour autant, l’émancipation sexuelle n’y était pas pensée indépendamment d’une critique plus générale du capitalisme, de l’exploitation du travail et du consumérisme effréné.
Pour ces femmes, l’enjeu était aussi de travailler en commun la terre sur laquelle elles vivaient, de vivre des fruits de leur labeur et de promouvoir une culture viable écologiquement. La propriété privée y était soit abolie (comme à OWL Farm), soit subvertie dans un idéal de partage et de répartition des biens afin de pouvoir accueillir toutes les femmes sans distinction de ressources. Un véritable communisme concret, conjugué au féminin, a ainsi vu le jour, un communisme féministe qui se voulait en rupture sur tous les fronts avec le capitalisme et avec le patriarcat.
C’est le même désir d’une « vie profondément alternative » et d’un véritable « changement de paradigme » que partage Jeanne Burgart Goutal dans le récit de son voyage initiatique au cœur des pratiques écoféministes. Ce désir l’a mené au « Cantoyourte » de Sylvie Barbe, une ancienne baba cool qui avait fait le tour du monde avant de s’installer dans les Cévennes au cours des années 1990 pour vivre hors des sentiers battus et revendiquer une existence fondée sur le principe de la décroissance.
La vie en yourte lui a permis de vivre en marge de l’oppression patriarcale et de réaliser un mode de vie écoresponsable. Depuis, elle propose des stages écoféministes pour promouvoir ses pratiques et partager son expérience avec d’autres femmes.
C’est à l’un de ces stages – le stage « Femmes sauvages, femmes créatives » – qu’a participé Jeanne Burgart Goutal. Ces stages sont non-mixes, mais Sylvie Barbe pense le séparatisme comme une étape et non comme une finalité de la lutte féministe. « Pour les écoféministes, la non-mixité n’est pas une fin en soi. Elle n’est qu’un moyen transitoire de redéfinir les rôles et les rapports de sexes. Une couveuse à l’abri du patriarcat, qui désamorce nos habitudes ».
L’enjeu de ces stages séparatistes (entièrement gratuits) est de passer une semaine à l’écart de la vie moderne, au sein d’une communauté de femmes qui redécouvrent ainsi le sens de la sororité et la volonté de « re/sister » ensemble.
C’est aussi à des pratiques écoféministes en France que s’est intéressée Constance Rimlinger en enquêtant auprès de séparatistes lesbiennes. Là encore, le refus du consumérisme, le souci écologique et la possibilité de mener une existence non-mixe loin des codes du patriarcat sont des idées directrices.
L’exigence de rupture avec l’ordre social dominant n’est cependant pas à comprendre comme un fait héroïque. C’est bien plutôt dans les petits gestes et dans la vie quotidienne que la séparation se fait sentir. « Vivre dans une caravane qui ne ferme pas à clef et se promener de nuit sur un terrain éclairé simplement par le filet de lumière d’une frontale en se sentant parfaitement en sécurité, repiquer des tomates en short, sans être épilée et sans porter de soutien-gorge, semblent anecdotiques mais témoignent d’une transgression de l’ordre sexué ».
Ces expérimentations sont d’autant plus significatives qu’elles sont ancrées dans la quotidienneté et dans une véritable activité. C’est le cas de Simone, une Allemande tombée amoureuse de la Bretagne, qui a constitué une petite communauté autour de sa ferme biologique à Moulin Coz, dans le Morbihan ; de Maria, une Anglaise qui s’occupe d’un gîte végétarien dans la Creuse ; ou encore de Sezig et Maya, deux Françaises qui vivent à la ferme de la Paresseuse dans la Bresse bourguignonne. Ces vies simples, ces vies « infemmes » pourrait-on dire en détournant au féminin les « vies infâmes[9] » de Michel Foucault, révèlent de manière exemplaire que le séparatisme écoféministe fait de la fuite un moyen pour réinventer la vie.
Chacune de ces fuites est singulières. L’isolement presque complet des lesbiennes de l’Oregon au milieu des montagnes donnait lieu à un mode de vie particulièrement rude, marqué par la sécheresse et le difficile travail de terres arides. Sylvie Barbe, pour sa part, a elle aussi choisi une vie radicalement marginale, mais plus solitaire que les lesbiennes de l’Oregon – bien que son isolement soit constamment rompu par les stages collectifs et les rencontres.
Les personnes interrogées par Constance Rimlinger ont quant à elles plus de contact avec le reste du monde et ne sont pas complètement en marge du « système ». Simone, par exemple, fait partie de l’équipe municipale de Moulin Coz, elle a le statut d’exploitante agricole et sa production est labellisée « Agriculture Biologique ».
Pour autant, par-delà ces différences, le point commun de toutes ses femmes est qu’elles pensent la marginalité de leur mode de vie comme un engagement politique. « “Tout est politique” dit Thérèse à Moulin Coz ; propos qui fait écho aux “Je crois que tout est politique” et “Tous mes actes sont politiques” d’Elliot et Naïma, rencontrées lors d’un chantier participatif à la ferme des Paresseuses ».
De même, la proximité avec la nature fut pensée comme partie intégrante d’une véritable « politique séparatiste lesbienne » en Oregon. L’écoféminisme très théorisé et enrichi de nombreuses lectures de Sylvie Barbe s’inscrit aussi dans ce cadre d’une politisation de l’existence séparatiste. L’enjeu n’est rien de moins que de changer le monde : en le fuyant d’abord, en le reconstruisant sur de nouvelles bases ensuite.
Le retour à la terre
Une fois passés les remparts de la civilisation masculine et du capitalisme patriarcal, une fois loin des hommes et des machines, au milieu de l’Oregon ou dans une yourte des Cévennes, tout est à réapprendre, tout reste à reconstruire. C’est là sans doute que les difficultés commencent, mais c’est aussi là, dans cette possibilité qui leur est offerte de réinventer le monde, que réside tout l’intérêt des pratiques écoféministes séparatistes. Le contact étant rompu avec le monde d’avant, c’est un ensemble de nouveaux liens, de nouveaux contacts qui peuvent voir le jour.
L’agriculture de subsistance est le principal vecteur de cette réinvention et tient d’un seul tenant le renouvellement des liens avec les humains et avec les non-humains. Le terme de « subsistance » désigne cependant plus dans l’écoféminisme que ce qu’il signifie ordinairement : l’objectif du travail de la terre n’est pas uniquement la survie et la simple reproduction de la vie, mais la transformation éthique et politique de soi-même et de la vie en commun.
« Faire pousser sa propre nourriture a changé la manière dont de nombreuses femmes pensent et vivent leur relation au territoire. Pratiquement toutes les femmes auxquelles j’ai parlé considéraient le jardinage comme une pratique cruciale pour l’apprentissage du respect et de la compréhension de la terre », écrit Sandilands. La force de la pratique agricole commune est de rompre l’ensemble des rapports de domination : la domination sociale, à laquelle s’oppose le travail collectif d’une terre qui appartient à toutes et qui est au service de la communauté, mais aussi la domination sur la nature, contre laquelle guerroie une culture respectueuse des sols et des animaux qui y vivent.
Il s’agit là d’un engagement à la fois écologique et anticapitaliste, qui s’inscrit dans la perspective d’une critique de l’agro-business et d’une « contestation du travail tel qu’on le conçoit dans un contexte sociopolitique néolibéral », selon Rimlinger. Les agricultrices écoféministes puisent le plus souvent dans les savoirs et les pratiques anciennes liées à la terre, des savoirs et des pratiques jugées plus respectueuses des écosystèmes. « À Moulin Coz, dans le Morbihan, Simone s’est spécialisée dans la vente de légumes anciens – elle en cultive plus de trois cent variétés, sur onze hectares, en empruntant à différentes méthodes agricoles alternatives telles que la permaculture ou la biodynamie, et parvient à en vivre ».
De même, Sylvie Barbe sait « produire et préserver ce dont elle a besoin pour vivre, grâce à toutes sortes de techniques largement associées au “passé” ». Il ne s’agit nullement de revenir au passé en tant que tel, mais de piocher dans ce qui est le plus extérieur possible aux cadres dominants de l’agriculture intensive et polluante contemporaine pour réinventer nos manières de faire.
Assurément, l’agriculture qu’elles promeuvent n’est pas destinée à être rentable. « Pour les plus petits producteurs, comme Maria ou Maya et Sezig, qui vendent leur pain, leurs tisanes et leurs fruits et légumes au voisinage et personnes de passage, l’investissement en termes de temps et d’argent n’est pas rentable ; c’est sur la confiance au sein de circuits de vente directe que reposent les échanges ». Plutôt qu’une activité rentable, il s’agit pour ces agricultrices écoféministes d’inscrire « leur éthique et leur mode de vie dans l’idée d’une continuité avec d’autres femmes entretenant un rapport d’harmonie et de co-subsistance avec la nature ». L’ambition est de construire une nouvelle relation avec les vivants, humains et non-humains, par-delà les impératifs du marché.
La valorisation de cette agriculture de subsistance par les écoféministes est en outre à comprendre comme une manière de lier le destin des femmes du Nord à celui des femmes des pays du Sud, lesquelles sont les premières productrices agricoles mondiales et continuent de faire perdurer des formes d’agriculture vivrière à travers le monde – ce dont les femmes du mouvement Chipko et leur lutte contre la déforestation des forêts indiennes sont les emblèmes chez les écoféministes. Par exemple, « le fait d’apprendre que “la majorité de la production agricole à l’échelle mondiale est produite par des femmes avec des petits outils” a constitué pour Maria une révélation et un encouragement très fort à se former à la permaculture », explique Constance Rimlinger.
On trouve aussi chez Sylvie Barbe l’idée d’un mode de vie qui s’est choisi « par solidarité concrète avec les femmes pauvres du tiers-monde ». Les écoféministes prennent acte de la critique décoloniale du féminisme occidental qui se montre souvent trop conciliant avec le capitalisme néolibéral et érige fréquemment le mode de vie des femmes blanches du Nord en modèle universel. Les pratiques agricoles sont pour elles un moyen d’établir un lien spirituel avec les femmes du Sud en luttant, à leur échelle, contre un capitalisme mondialisé qui fait du tort à leurs sœurs à l’autre bout de la planète et dont elles pensent partager le mode de vie et les combats.
Une esthétique de l’existence
Les expérimentations séparatistes écoféministes ont un caractère holistique qui prétend embrasser l’intégralité de l’existence, ce qui explique la part importante de l’art dans leur vie. Écrire des poèmes, sculpter son jardin en forme de vulve ou encore parsemer l’espace de petites déesses, autant de démarches artistiques qui mettent en œuvre une nouvelle esthétique du territoire.
On retrouve une démarche semblable dans le gîte végétarien de Maria, qui « est entouré de jardins dont le dessin s’inspire des astres : telle parcelle figure une lune, telle autre un soleil ou une étoile, et le potager est découpé en douze parties comme les douze signes du zodiaque ». Dans ces espaces écoféministes, l’art n’est pas séparé de la vie, l’utile et le beau ne sont pas dissociables. À propos de Sylvie Barbe, Jeanne Burgart Goutal raconte qu’« elle savait faire elle-même son bois, s’approvisionner en eau, cultiver la terre, coudre ses vêtements, tisser, broder, peindre, construire des habitats légers en toile et des murets de pierre sèche, sculpter le bois, aménager un terrain forestier, reconnaître et cueillir les plantes sauvages appropriées… Sous ses doigts naissaient l’utile et la beauté ».
L’éthique et l’esthétique de l’existence se rejoignent chez ces femmes qui ont rompu avec le productivisme pour mener une vie en dehors de la société capitaliste, une vie dans laquelle elles ont davantage de temps à consacrer pour fabriquer de belles choses, pour prendre soin de ce qui les entoure et faire attention aux gestes qu’elles font ou à ce qu’elles ressentent au contact des objets.
Dans une existence qui n’est plus compartimentée entre le temps et l’espace du travail productif d’un côté, et de l’autre le temps et l’espace du foyer destiné à la reproduction de la vie, c’est une nouvelle manière de produire qui voit le jour et un dépassement de l’opposition entre la valeur d’échange et la valeur d’usage des produits du travail[10].
Tout ce que produisent ces femmes, elles le produisent pour elles et non pour le marché, elles le font également loin du travail à la chaîne et des machines, et peuvent de ce fait investir les objets qu’elles produisent d’une charge émotionnelle forte et d’une attention esthétique nouvelle. La « vie simple » devient par là une condition pour « accéder à une existence plus intense, plus vivante, plus vibrante », écrit Burgart Goutal.
La sexualité elle-même, dans ces conditions, peut devenir un art, faire l’objet d’expérimentations inédites et donner lieu à des expériences nouvelles. Chez les lesbiennes de l’Oregon, on trouvait l’idée d’un « tissage érotico-sexuel avec les éléments naturels ». Madrone, citée par Sandilands, parle d’un « amour lesbien avec soi-même complètement inspiré par le territoire », elle raconte l’expérience d’une sexualité cosmique dans laquelle le rapport aux humains et aux non-humains tend à se confondre : « Les arbres me regardent faire l’amour, le ciel m’écoute, la terre me soutient et nous partageons ensemble cette expérience qui nous remplit de joie ».
Un nouveau rapport au corps, à sa propre sexualité et à la sexualité du partenaire, en lien avec la nature, se joue dans cette esthétisation de la vie quotidienne à l’œuvre dans les pratiques séparatistes écoféministes.
Reconstruire la communauté
Cette esthétique de l’existence ouvre la voie à une transformation profonde des relations sociales, elle aide à ritualiser la vie pour « construire la communauté[11] ». Nous sommes loin pourtant, ici, de toute idéalisation de la vie communautaire. De multiples problèmes sont apparus dans les communautés lesbiennes d’Oregon et les ont fragilisées dès la fin des années 1970 : la collectivisation du travail et de la propriété, la prise de décision collective, les difficultés liées au manque de connaissance en jardinage ou à la sécheresse, les jalousies et les problèmes suscités par les relations polyamoureuses ont constitué « une combinaison particulièrement incendiaire ». À moyen terme, ces communautés se sont soit dissoutes, soit ont été obligées de changer de forme.
Dans l’enquête de Constance Rimlinger, on retrouve ce type de témoignage chez Simone qui « a été déçue par l’expérience des terres lesbiennes et a créé sa propre ferme ». Et Jeanne Burgart Goutal raconte que l’une des premières préoccupations de Sylvie Barbe, qui « connaissait bien les écueils [de la vie en communauté] », a été d’organiser la répartition des tâches au sein des femmes qui participaient au stage pour ménager au mieux les susceptibilités et les jalousies.
Il n’y a donc rien de simple ni de facile à réinventer la vie en communauté au milieu des terres rurales et des forêts. Mais les difficultés ne rendent que plus honorables les moments de réussite. Adepte de la valorisation par Starhawk des rituels magiques communautaires dans lesquels l’organisation en cercle a une importance décisive, Sylvie Barbe en reprend le principe. « Du matin au soir, nous ne manquions pas une occasion de nous mettre en rond. Nous avons fait des cercles de massage, des cercles de tissage, des cercles de chant, des cercles de parole. […] Et de fait, cette structure avait un réel effet sur nos rapports. C’est là que j’ai compris intimement le sens du mot “sororité” ».
Le cercle doit sa forme « magique » à l’absolue égalité qu’il instaure entre les femmes, au fait que chacune se sent dès lors appartenir de manière égale à une communauté. À l’intérieur du cercle, chacune peut faire valoir sa singularité sans pour autant se désolidariser du groupe : la communauté y existe concrètement à travers les individualités qui la composent, et non contre elles ou malgré elles. La forme arrondie de la yourte exprime elle-même, chez Sylvie Barbe, ce principe cosmique auquel on peut venir puiser une nouvelle idée des relations sociales.
On retrouvait aussi dans les communautés lesbiennes de l’Oregon l’idée des « rituels, danses et repas communautaires ». Et si cette dimension est moins présente dans l’enquête de Constance Rimlinger, les écoféministes qu’elle a interrogées partagent néanmoins toutes les valeurs d’égalité, de partage, d’ouverture à l’autre. L’objectif est toujours de réinventer le rapport à l’autre, de retrouver un sens non hiérarchique et non individualiste de la relation sociale. La possibilité même d’instituer une communauté sans domination apparaît comme l’un des principes fondamentaux des pratiques écoféministes.
Laisser derrière soi des fragments d’utopie
Utopie, dira-t-on ? Peut-être. Mais il s’agit d’utopies bien particulières puisque, en ce qui concerne les pratiques écoféministes dont il est question ici, elles ont existé et existent encore. Ce sont des « utopies réelles », pour reprendre le concept d’Erik Olin Wright.
Cela signifie qu’elles ne sont pas de simples chimères, de pures fantasmagories ou des vues de l’esprit. Les utopies écoféministes existent, elles parsèment le monde. Sans doute les femmes qui les mettent en œuvre sont-elles peu visibles, cachées derrière une montagne ou dans un sous-bois, toutes occupées qu’elles sont à mener leur petite vie dans leur coin à l’intérieur d’un gîte, d’une ferme ou d’une yourte. Ce sont des « devenirs minoritaires[12] », des marginalités écologiques qui vivent le plus loin possible des grands centres de l’économie mondialisée et du patriarcat.
Leur existence même prouve pourtant que des principes non intégrables dans les normes hégémoniques du monde existant peuvent structurer des communautés et nous permettre de réinventer un rapport à la terre, au travail, à la propriété, à la vie dans toutes ses modalités (sexuelles, esthétiques…).
À différentes échelles, de manière plus ou moins radicales, les pratiques séparatistes écoféministes regardent vers l’avenir et cherchent à construire une société alternative depuis les bords et les angles morts des sociétés existantes. Elles sont des espèces étrangères qui apparaissent d’abord comme des anomalies eu égard à ce que l’on est tenu d’apprécier habituellement comme relevant du « normal » ou de l’« anormal », mais qui, par le déplacement fondamental qu’elles opèrent, contribuent à rabattre les cartes du possible et de l’impossible.
« Une façon de modifier un écosystème est d’y introduire une espèce étrangère, espèce qui dans un premier temps trouve une niche, puis déplace graduellement d’autres espèces. […] Les utopies réelles sont une espèce étrangère dans l’étang où domine le capitalisme[13] ». Les pratiques écoféministes correspondent très précisément à cette description d’Erik Olin Wright qui fait de l’espèce étrangère un opérateur de transformation du monde : non seulement parce qu’elles sont un opérateur critique décisif contre le capitalisme patriarcal qui structure nos sociétés, mais parce qu’elles nous donnent à voir positivement à quoi pourrait ressembler un autre monde, et qu’elles pourraient essaimer par-delà les expérimentations locales auxquelles elles se limitent pour l’instant.
Jeanne Burgart Goutal propose une profonde réflexion sur ce caractère utopique. Au sujet de la vie menée par Sylvie Barbe, elle explique que le mot « décroissance » exprime bien mal ce dont il est question ici. Alors que ce terme suggère une soustraction et un retour en arrière, un retour au passé précapitaliste, il faut plutôt y voir une manière de se « regénérer », de se « ressourcer », de « renouveler les possibles ».
Au Cantoyourte, « les mots “progrès” et “régression” ne voulaient absolument plus rien dire. Longtemps traitée de réac, Sylvie avait pu se sentir seule sur sa voie, mais aujourd’hui elle faisait plutôt figure d’avant-garde ». L’utopie, ici, désigne moins un idéal à venir qu’une puissance immanente au monde qui dessine en lui des possibilités inédites de vie, une force qui travaille et qui creuse de l’intérieur un monde social dont on a cru, un peu trop vite, qu’il était immuable et qu’il se situait à la « fin de l’histoire ». Loin d’ouvrir une autre histoire ou un au-delà de l’histoire, les utopies réelles de l’écoféminisme n’ont d’autre sens, par le petit pas de côté qu’elles font, que d’introduire une part de contingence et d’ouverture dans le cours historique.
C’est pourquoi Burgart Goutal se garde d’idéaliser cette vie, car l’enjeu de ces expérimentations n’est pas de faire rêver des châteaux en Espagne. « En plein été, pour une semaine, c’était beau et gai. Mais au cœur de l’hiver cévénol, lorsqu’il pleuvait des jours entiers, lorsque la nuit, le froid et la solitude s’insinuaient dans les os, lorsque Sylvie était harcelée, traquée comme une sorcière, lorsqu’un voisin venait nuitamment empoisonner son eau ou voler des objets jusque dans sa yourte, lorsqu’elle constatait, impuissante, les coupes illégales et la disparition des oiseaux dans la forêt, c’était plus que rude », écrit-elle.
J’ai aussi rappelé plus haut la rudesse de la vie dans les montagnes de l’Oregon et les difficultés qu’ont dû affronter les communautés lesbiennes, au point qu’elles ont été contraintes de se dissoudre ou de prendre d’autres formes. Constance Rimlinger fait également part des difficultés rencontrées par les modes de vie minoritaires des personnes qu’elle a interrogées. Elle raconte par exemple l’isolement auquel sont confrontées les lesbiennes qui vivent en zone rurale et qui ne bénéficient pas de la sociabilité gay favorisée par les grandes villes.
Drôle d’utopie, rétorquera-t-ton ? En réalité, les échecs, les difficultés rencontrées et les impasses des marginalités écologiques mises en œuvre par les écoféministes ne constituent en aucun cas un discrédit, voire un réquisitoire à l’encontre de leurs pratiques.
Ce serait le cas si les utopies réelles de l’écoféminisme prétendaient déjà se situer dans le « monde d’après », si elles prétendaient habiter d’ores et déjà une nouvelle positivité sociale. Leur fonction est cependant bien différente : elle consiste à ouvrir le court de l’histoire de l’intérieur même de celle-ci.
L’utopie, dès lors, est tout sauf un idéal inaccessible dont les tentatives de réalisations concrètes seraient inévitablement vouées à l’échec et seraient censées discréditer purement et simplement ces tentatives. Elle doit plutôt signifier une « critique de l’existant[14] » qui passe par des expérimentations pratiques concrètes et qui instaure, dans le présent, les possibilités d’un avenir tout autre.