Pièce de théâtre (extrait)

Opéra poussière

Écrivain

En Haïti « ce sont les esclaves qui ont aboli l’esclavage », rappelait Jean d’Amérique dans un entretien qu’il nous avait accordé en mai dernier. Parmi les héros de la rébellion, il mentionnait une héroïne, sergente puis lieutenante de l’armée révolutionnaire, capturée en 1802, fusillée. C’est ainsi à Sanité Belair, trop largement méconnue, que le poète et dramaturge haïtien rend hommage dans sa prochaine pièce, déjà lauréate du prix RFI Théâtre 2021. Première scène inédite.

DEMANDE DE SOLEIL À L’AMBASSADE DES OSSEMENTS

Quelque part. Rumeur zéro.
Un temps enfoui dans le silence. Le même temps. Une voix se déplie : longs murmures, petits cris d’ennui, bruits bizarres, aucune parole articulée en tout cas.
Il fait noir, il fait très noir, difficile donc de deviner de quel lieu il s’agit.
Temps fragile, terriblement vide, tel bois sec.
Rien ne bouge, sauf la voix.
Puis silence. Un moment.
Puis, comme la tendre musique d’un vent léger au contact d’un feuillage, la voix se déplie lentement, amorce quelque requête.

 

LA VOIX.— ô nuit, toi

ô nuit, pain trop sec dans ma bouche

ô nuit qui m’enveloppe et me serre de toutes parts

nuit qui tourne autour de ma tête depuis des siècles

  depuis deux siècles

je te plains

j’en ai assez de l’incessible marée d’ombres

je voudrais casser la corde

brûler ce voile immense que tu es

je voudrais clore ton étreinte épaisse

déchirer tes brumes trop denses

je voudrais te percer et voir au-delà

je voudrais ouvrir mon corps

tendre enfin mes dentelles au vent fou

parler à l’aube et saluer la caravane des jours qui passent

je me souviens de l’autre côté, de l’autre monde, de l’autre visage de l’univers qu’on appelle vie… quelque chose me hante, quelque chose me hante la mémoire sans relâche, j’ai la nostalgie des pleines lunes et de la terre mouillée par la brise, des corps tressés d’hommes et de femmes qui défilent d’un bout à l’autre des territoires incandescents, moi je n’ai pas demandé d’être ici, à vrai dire, je voudrais casser tête et retourner, revenir à l’enfance des choses, renaître au sol primitif de ma lumière… un vertige me déchire, m’étouffe, oui, quelque chose me hante la mémoire

 

Page blanche dans la bouche.

 

là-bas, le silence

là-bas, l’oubli

 

On entend au loin des bruits de pas.
Une rumeur chargée de fougue.
Une espèce de carnaval porté par des jambes motivées.
On dirait le passage de quelque caravane étrange.
C’est le peuple des ossements.

 

LE PEUPLE DES OSSEMENTS, se moquant de la voix.— que la


Jean D'Amérique

Écrivain, Poète, dramaturge