International

Comment le Kremlin justifie la guerre contre l’Ukraine

Politiste

Pour justifier la guerre contre l’Ukraine, le Kremlin a radicalisé un dispositif narratif qu’il déployait dès les années 2000. Il a recours au ressentiment russe vis-à-vis de l’Occident, à des usages abusifs du passé et au recyclage des idées nationalistes alimentant un ensemble idéologique relativement cohérent.

La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine est une guerre réelle, menée aujourd’hui par des armées russes sur le territoire d’un pays voisin. Mais toute guerre, qu’on la juge « juste » ou non d’un point de vue philosophique[1], se fonde sur un dispositif narratif visant à justifier l’action militaire, voire la dédoubler sur le plan symbolique. C’est pourquoi il semble important de contextualiser les éléments de langage et la rhétorique du régime poutinien concernant l’Ukraine et les Ukrainiens pour pouvoir mieux comprendre son raisonnement.

Le dispositif narratif déployé par les dirigeants de la Russie contient trois volets principaux – un sécuritaire, un historique et un nationaliste – et reflète une rigidification idéologique du régime de Vladimir Poutine, celui qui a longtemps vanté son « pragmatisme[2] ». Mais la préférence pour des solutions concrètes, en phase avec les ressorts kleptocratiques du régime poutinien[3], semble avoir cédé au recyclage des constructions idéologiques de plus en plus radicales. Ce processus de rigidification, entamé dès les années 2000 et renforcé en 2014, a atteint son apogée ces derniers mois.

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Le volet sécuritaire : attaquer l’Ukraine en visant l’Occident

Dans son discours du 24 février dernier annonçant « l’opération militaire spéciale » contre l’Ukraine, Vladimir Poutine décrit ce pays comme un État soumis aux Occidentaux, qui l’utiliseraient comme un territoire d’appui pour exercer une pression militaire sur la Russie. Celle-ci n’aurait d’autre choix que de « se défendre » en attaquant, dixit le chef du Kremlin. Mais en attaquant l’Ukraine, la première puissance militaire d’Europe vise « l’Occident collectif », c’est-à-dire l’OTAN. L’objectif de « démilitariser » l’Ukraine relève, dans la vision des choses exposée par Poutine, d’une confrontation entre la Russie et l’Occident dont les prémices remontent aux années 2000, avec la révolution orange en Ukraine. C’est après la défaite du candidat « pro-russe » Viktor I


[1] Daniel R. Brunstetter et Jean-Vincent Holeindre. « La guerre juste au prisme de la théorie politique », Raisons politiques, vol. 45, no. 1, 2012, pp. 5-18

[2] En 2013, le président Poutine a pu se définir comme un « pragmatique à tendance conservatrice ».

[3] Karen Dawisha, Putin’s Kleptocracy: Who Owns Russia?, Simon and Schuster, 2014

[4] Andreas Umland, « Russia’s New « Special Path » After the Orange Revolution », Russian Politics & Law, 50:6, 2012, pp.19-40

[5] Sergey Radchenko, « ‘Nothing but humiliation for Russia’: Moscow and NATO’s eastern enlargement, 1993-1995 », Journal of Strategic Studies, 43:6-7, 2020, pp.769-815

[6] Mathieu Boulègue, « La guerre dans le Donbass trois ans après les Accords de Minsk 2 », Revue Défense Nationale, vol. 809, no. 4, 2018, pp. 107-112

[7] Emilia Koustova, « La Russie en quête d’une histoire nationale », Revue internationale et stratégique, vol. 92, no. 4, 2013, pp. 65-73

[8] Marlene Laruelle et Ivan Grek, « Decoding Putin’s Speeches: The Three Ideological Lines of Russia’s Military Intervention in Ukraine », Russia Matters, 25 février 2022

[9] « Pourquoi Poutine s’en prend-il à Lénine ? », Courrier international, 27 janvier 2016

[10] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003

[11] Amacher Korine, Aunoble Éric, Portnov Andrii (dir.), Histoire partagée, mémoires divisées : Ukraine, Russie, Pologne, Lausanne, Antipodes, 2021

[12] « En Ukraine, la bataille des langues », Le Monde, 16 février 2021

[13] Sergei Feduinin, Le nationalisme au service d’une nation incertaine : nouvelles tendances du nationalisme et (dé)légitimation du pouvoir dans la Russie contemporaine, 2000-2020, thèse de doctorat préparé à l’INALCO sous la direction de Jean Radvanyi, 2021

[14] Robert Horvath, Putin’s Fascists: Russkii Obraz and the Politics of Managed Nationalism in Russia, Routledge, 2020

[15] Henry E. Hale, « How Nationalism and Machine Politics Mix in Russia », The New Russian Nationalism

Jules Sergei Fediunin

Politiste, post-doctorant au CESPRA à l'EHESS

Notes

[1] Daniel R. Brunstetter et Jean-Vincent Holeindre. « La guerre juste au prisme de la théorie politique », Raisons politiques, vol. 45, no. 1, 2012, pp. 5-18

[2] En 2013, le président Poutine a pu se définir comme un « pragmatique à tendance conservatrice ».

[3] Karen Dawisha, Putin’s Kleptocracy: Who Owns Russia?, Simon and Schuster, 2014

[4] Andreas Umland, « Russia’s New « Special Path » After the Orange Revolution », Russian Politics & Law, 50:6, 2012, pp.19-40

[5] Sergey Radchenko, « ‘Nothing but humiliation for Russia’: Moscow and NATO’s eastern enlargement, 1993-1995 », Journal of Strategic Studies, 43:6-7, 2020, pp.769-815

[6] Mathieu Boulègue, « La guerre dans le Donbass trois ans après les Accords de Minsk 2 », Revue Défense Nationale, vol. 809, no. 4, 2018, pp. 107-112

[7] Emilia Koustova, « La Russie en quête d’une histoire nationale », Revue internationale et stratégique, vol. 92, no. 4, 2013, pp. 65-73

[8] Marlene Laruelle et Ivan Grek, « Decoding Putin’s Speeches: The Three Ideological Lines of Russia’s Military Intervention in Ukraine », Russia Matters, 25 février 2022

[9] « Pourquoi Poutine s’en prend-il à Lénine ? », Courrier international, 27 janvier 2016

[10] François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003

[11] Amacher Korine, Aunoble Éric, Portnov Andrii (dir.), Histoire partagée, mémoires divisées : Ukraine, Russie, Pologne, Lausanne, Antipodes, 2021

[12] « En Ukraine, la bataille des langues », Le Monde, 16 février 2021

[13] Sergei Feduinin, Le nationalisme au service d’une nation incertaine : nouvelles tendances du nationalisme et (dé)légitimation du pouvoir dans la Russie contemporaine, 2000-2020, thèse de doctorat préparé à l’INALCO sous la direction de Jean Radvanyi, 2021

[14] Robert Horvath, Putin’s Fascists: Russkii Obraz and the Politics of Managed Nationalism in Russia, Routledge, 2020

[15] Henry E. Hale, « How Nationalism and Machine Politics Mix in Russia », The New Russian Nationalism