Le bon Denis
Lorsque, après avoir longuement hésité, pris peur, renoncé, enfin je rassemblai mes forces pour demander à ma mère, dont la lucidité peu à peu s’en allait, si elle se rappelait certaine scène encore douloureuse à mon cœur d’adulte, elle me fixa d’un œil éberlué, offensé, empli d’indignation vertueuse puis, se reprenant, me répondit doucement, comme on parle à quelqu’un de très âgé après avoir compris qu’il n’a pas tenu intentionnellement d’aussi absurdes propos, que ce que j’évoquais non seulement ne s’était pas produit mais ne pouvait en aucun cas s’être produit. Mon père dont je n’avais aucun souvenir ni du visage ni de la voix et dont ma mémoire d’enfant n’avait conservé qu’une forme haute, vaste, éminente et sombre, ne pouvait avoir quitté l’appartement en cette année 1969, ne pouvait avoir laissé, porte refermée derrière lui, la femme en pleurs que je revoyais confusément mais dont les sanglots, la détresse dans la minuscule entrée du logement modeste avaient toujours eu pour moi les accents affolants d’un souvenir certain, mon père ne pouvait l’avoir abandonnée, soutenait ma mère, puisque, au premier mois de cette année-là, elle-même s’en était allée vivre avec un autre homme, un certain Denis qui avait accueilli avec la plus grande bonté la toute jeune enfant que j’étais alors. C’est elle, affirmait ma mère à l’esprit chancelant, qui avait quitté mon père, non l’inverse. Et comment se faisait-il, murmurait-elle d’une voix tantôt accusatrice tantôt déçue selon que le jour l’avait vue se lever pleine de vigueur ou faible et languissante, que je n’eusse gardé, moi, aucun souvenir de ce Denis exceptionnellement aimable et juste ? Denis, employé au ménage d’une école primaire de Malakoff où ma mère avait remplacé pour quelques mois l’institutrice de CM1, avait d’emblée accepté, une fois amoureux de ma mère, même envoûté me dirait celle-ci avec une sorte de modestie embarrassée, d’apprendre à m’aimer et à s’occuper de moi comme de sa propre fille, lui qui, semblait