La Hongrie de Viktor Orbán, une démocratie dysfonctionnelle
Le dimanche 3 avril 2022, sans surprise au regard des résultats des sondages régulièrement publiés depuis l’automne dernier, le Fidesz, allié au petit parti populaire démocrate-chrétien KDNP (Kereszténydemokrata Néppárt), remportait les élections législatives pour la quatrième fois consécutive après ses succès de 2010, 2014 et 2018. L’ampleur de la victoire, elle, n’avait absolument pas été prévue par les instituts de sondage. Ces derniers annonçaient au contraire un résultat particulièrement serré pour le Fidesz confronté à une opposition pour la première fois largement unie[1].
La reconduction annoncée de Viktor Orbán à son poste du chef du gouvernement magyar[2] pose donc plus que jamais la question du caractère dysfonctionnel de la démocratie hongroise. En effet, l’alternance, dans le cadre institutionnel et politique établi dans le pays, semble désormais devenue une perspective hors d’atteinte.
Dans ces conditions, comment comprendre le résultat du scrutin législatif hongrois ? Quel bilan dresser et à quelles conséquences faut-il potentiellement s’attendre pour la Hongrie et pour l’Union européenne ?
Une victoire sans appel de Viktor Orbán
À l’issue des élections du 3 avril, le Fidesz et le KDNP ont emporté 135 sièges au Parlement (Országgyűlés, litt. « Assemblée du pays »), soit deux de plus que dans la précédente législature. Si Viktor Orbán reconduit ainsi une majorité qualifiée des deux tiers – celle qui permet à son parti de légiférer et de gouverner seul et sans entrave –, il obtient surtout un nombre d’élus en nette progression par rapport aux trois précédents scrutins de 2018, 2014 et 2010.
Il est généralement de bon ton, chez les défenseurs du chef du gouvernement hongrois, de préciser que ce dernier est légitime, car démocratiquement reconduit dans ses fonctions. Ce discours est revenu en force au lendemain de la victoire de dimanche, par exemple chez Marine Le Pen. Certes, la base électorale du Fidesz est solide. Elle prend appui sur la classe moyenne supérieure à laquelle ont été offerts les fruits de la croissance retrouvée après 2010 (petits entrepreneurs, professions libérales, artisans et commerçants…).
En cela, la rhétorique du Fidesz se rapproche sensiblement – non sans paradoxe – de celle de la période communiste quand le régime dirigé par János Kádár s’assurait du soutien de la population en lui procurant un bien-être matériel relatif, en échange de l’exclusive du parti communiste sur le pouvoir[3]. Le mouvement de Viktor Orbán peut aussi compter sur une clientèle politique bien plus captive, en ruralité notamment, dont la subsistance dépend directement de la proximité entretenue par les municipalités – pourvoyeuses d’emplois publics (mal rémunérés) – avec le gouvernement[4].
Afin de garantir la mobilisation des premiers, qui votent pour le Fidesz par conviction, le parti au pouvoir a néanmoins besoin de figures repoussoirs qu’il trouve, d’une part, au sein des classes supérieures de l’élite mondialisée (libérale, de gauche, urbaine, intellectuelle ou économique) et, d’autre part, au sein des classes inférieures prolétarisées (chômeurs, pauvres, ruraux) ou marginalisées (minorités tziganes).
Depuis 2019, s’ajoute à ces cibles désignées la communauté LGBT dont les droits ont été progressivement rognés. Face à la dénonciation par l’Union européenne de la législation introduite au printemps 2021 visant à interdire « la promotion » de l’homosexualité ou de la transidentité en milieu scolaire, Viktor Orbán a décidé de soumettre cette question à l’approbation populaire. Parallèlement au scrutin du 3 avril, un référendum portant sur les questions traitées par la loi dite de « protection de l’enfance » a donc été organisé avec comme objectif tacite de contribuer à la mobilisation de l’électorat du Fidesz pour les législatives. Toutefois, aucune des quatre questions posées[5] n’a obtenu la majorité absolue des suffrages exprimés pour être considérée comme valide[6]. Le pouvoir entretient ainsi un climat d’affrontement permanent qui contribue à la forte polarisation du pays.
La participation s’est révélée importante, pour s’établir à 69,5 %, soit en léger retrait par rapport à celle du scrutin législatif de 2018, la plus importante à une élection de ce type depuis 2002[7]. La mobilisation des électeurs a donc été au rendez-vous. Les Hongroises et les Hongrois ne sont pas restés indifférents. La victoire du Fidesz est franche. Avec 2,86 millions de voix, le parti au pouvoir fait encore mieux qu’en 2018. L’opposition unie, qui a rassemblé sur sa liste unique 1,81 million, est très en-deçà des résultats obtenus lors du précédent scrutin par chacun des partis qui constituent la coalition. Elle perd environ 850 000 voix. L’écart est donc au final de près de vingt points : 54 % pour le Fidesz-KDNP contre 34 % pour l’opposition[8]. Cette élection marque donc l’échec de l’opposition unie à convaincre.
Dans un pays où le salaire minimum est d’à peine 400 euros nets mensuels, les considérations matérielles prennent naturellement le dessus et laissent peu de disponibilité pour un engagement politique ou associatif. De surcroît, alors que le coût de la vie est élevé au regard des salaires, alors que les prix de certains biens de consommation sont similaires à ceux d’Europe occidentale, et alors que l’inflation est galopante depuis l’automne dernier – à un niveau de plus de 7 %, inédit depuis 15 ans –, en raison notamment de la dépréciation de la monnaie nationale, le forint, le plafonnement du prix du carburant décidé à l’automne 2021 et le blocage des prix de six produits alimentaires de base en janvier 2022 a indéniablement permis des gains politiques pour le chef du gouvernement.
La batterie de mesures natalistes mises en œuvre à partir de février 2019 en direction des familles nombreuses et des jeunes couples, l’exonération d’impôt des moins de 25 ans, annoncée début 2021 et mise en œuvre au 1er janvier 2022, le versement, en février 2022, d’un treizième mois de pension aux retraités après celui d’une prime de 80 000 forints, en novembre 2021, ou encore l’augmentation de près de 20 % du salaire minimum à 200 000 forints bruts annoncée en novembre 2021 pour une entrée en vigueur au 1er janvier 2022, quelques semaines avant les élections, ont sans nul doute incité l’électorat de la classe moyenne à accorder (de nouveau) sa confiance au candidat sortant[9].
Un système électoral taillé sur mesure pour le Fidesz
Vanter les brillants résultats électoraux du Fidesz pour défendre sa légitimité à l’exercice du pouvoir, c’est néanmoins omettre que les modalités du scrutin législatif ont été taillées sur mesure pour permettre à ce parti de s’assurer la majorité en sièges au Parlement, quand bien même il reste minoritaire en voix.
Ainsi, la loi électorale, adoptée en décembre 2011, a conservé un système mixte alliant scrutin majoritaire uninominal et représentation proportionnelle. Elle a toutefois supprimé le deuxième tour des élections législatives et réduit le nombre de sièges de 386 à 199. Le pouvoir a donc procédé à un nouveau découpage des circonscriptions, tout en permettant par la suite à sa clientèle constituée par les « Hongrois d’outre-frontières », c’est-à-dire les représentants des minorités magyares des pays voisins, de prendre part au vote (par correspondance). Cet élargissement du corps électoral assure au Fidesz un à deux sièges supplémentaires. Lors des élections de dimanche dernier 3 avril, environ 95 % des votes reçus par correspondance étaient ainsi en faveur de la liste Fidesz-KDNP[10].
Les élections législatives hongroises pour l’élection de son Parlement monocaméral combinent de la sorte un système uninominal à un tour dans 106 circonscriptions électorales avec un système proportionnel plurinominal de liste destiné à pourvoir, dans une circonscription nationale unique, les 93 sièges supplémentaires. S’agissant des députés nationalement élus au scrutin proportionnel de liste, la loi électorale prévoit un seuil de représentation fixé à 5 %, relevé à 10 % pour les listes présentées conjointement par deux partis et à 15 % pour les listes présentées par trois partis ou davantage[11]. Chaque électeur hongrois vote donc deux fois, dans sa circonscription et pour une liste nationale.
Depuis 2014, les treize minorités reconnues en Hongrie[12] bénéficient d’un abaissement du seuil électoral pour faire élire, parmi les 93 sièges désignés à la représentation proportionnelle, un représentant, à la condition néanmoins de constituer des listes ethniques distinctes. Néanmoins, seules les minorités allemande et rom sont numériquement assez importantes pour pouvoir être représentées. En 2018, seul un député minoritaire, issu de la communauté allemande[13], d’ailleurs associé à la majorité, a été élu grâce à ce système établi par le Fidesz, non pas pour permettre une meilleure intégration des minorités nationales au système institutionnel et politique hongrois, mais d’abord pour diviser la représentation parlementaire de l’opposition[14].
Lors des élections législatives de 2014, le Fidesz et le KDNP obtenaient 44,11 % des suffrages au scrutin uninominal dans les circonscriptions et 44,87 % au scrutin proportionnel de liste organisé à l’échelle nationale, faisant élire 133 députés, soit les deux tiers des 199 sièges au Parlement. En 2018, le Fidesz, toujours associé au KDNP, recueillait 47,89 % des suffrages au scrutin uninominal et 49,27 % au scrutin proportionnel de liste et reconduisait sa majorité des deux tiers avec, de nouveau, 133 députés élus. Les conditions du vote ont conduit l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), traditionnellement chargée de l’observation du bon déroulement des élections, à considérer que le scrutin de 2018, s’il avait été libre, n’avait pas été équitable pour l’opposition[15].
Le 3 avril 2022, le Fidesz et le KDNP ont obtenu 47 sièges au scrutin uninominal dans les circonscriptions et 88 sièges au scrutin proportionnel de liste organisé à l’échelle nationale, soit 135 sièges au total. L’opposition unie a de son côté recueilli 38 sièges au scrutin uninominal et 18 sièges au scrutin proportionnel de liste, soit 56 sièges au total. Au scrutin uninominal, l’opposition n’emporte des sièges que dans quelques circonscriptions urbaines des villes de Budapest, Pécs et Szeged. La liste minoritaire allemande conserve enfin son siège.
L’extrême-droite, représentée par le Mouvement Notre Patrie (Mi Hazánk Mozgalom, MHM), organisation d’extrême-droite fondée en juin 2018 par des déçus du Jobbik, fait quant à elle un retour remarqué au Parlement. Avec environ 320 000 voix et 6 % au scrutin proportionnel de liste, elle emporte 7 sièges. Encouragé par le Fidesz, lors de sa constitution, pour affaiblir le Jobbik, Notre Patrie a marginalement atténué le score de l’opposition et pourra, dans la prochaine législature, ponctuellement apporter son soutien au gouvernement. Pour autant, ce calcul tactique comporte quelques risques pour le Fidesz dont la politique traditionnelle, depuis la fin des années 1990, lorsqu’il est au pouvoir, est de chercher à assécher le socle électoral de l’extrême-droite en chassant sur ses terres. C’est en allant sur son terrain que le gouvernement a en effet poussé le Jobbik à modifier son positionnement à partir de 2015. Le surgissement, à nouveau, d’une extrême-droite radicale, viscéralement antisémite, homophobe et hostile aux Roms, va-t-il contribuer à radicaliser encore davantage la ligne du Fidesz ?[16]
En raison de l’enjeu du scrutin, l’OSCE avait délégué cette année une mission de plus grande ampleur qu’à l’accoutumée avec 200 observateurs[17]. Dans son rapport préliminaire publié le 4 avril 2022, l’organisation a indiqué : « Les élections parlementaires et le référendum du 3 avril ont été organisés de manière professionnelle, mais ont été entachés par l’absence de règles équitables. Les candidats ont pu, dans une large mesure, faire campagne librement, mais […] la campagne a été très négative […]. Le manque de transparence et la surveillance insuffisante du financement des campagnes ont profité à la coalition au pouvoir. La partialité et le manque d’équilibre de la couverture médiatique et l’absence de débats entre les principaux candidats ont considérablement limité la possibilité pour les électeurs de faire un choix éclairé[18] ».
Par ailleurs, des soupçons de fraude planent à la marge sur le vote des « Hongrois d’outre-frontières ». Un journaliste roumain de Transylvanie a ainsi découvert, près de la ville de Târgu Mureș (Marosvásárhely en hongrois), un sac rempli de bulletins de vote de l’opposition partiellement brûlés[19].
Une forte emprise médiatique du Fidesz sur le pays
Au-delà des considérations institutionnelles, c’est surtout l’emprise exercée par le Fidesz sur les médias qui explique son succès récurrent dans les urnes. Dès son retour au pouvoir, un important effort a été entrepris pour s’assurer leur contrôle. En décembre 2010, huit mois seulement après avoir remporté les élections législatives, la nouvelle majorité au Parlement adoptait une loi créant une Autorité nationale des médias et des communications (Nemzeti Média- és Hírközlési Hatóság, NMHH). Cet organe de régulation contrôlé majoritairement par le parti au pouvoir est en mesure d’infliger de lourdes sanctions aux journaux et aux chaînes de radio et de télévision qui manqueraient d’objectivité ou qui relaieraient des informations que l’on jugerait avoir été traitées de manière déséquilibrée. Depuis 12 ans, le phénomène n’a fait que s’amplifier.
Les années 2010 ont été émaillées d’épisodes lors desquels des titres indépendants sont passés sous la tutelle du pouvoir. En octobre 2016, le groupe auquel appartenait le plus grand journal de gauche du pays, Népszabadság, a été racheté par un groupe proche du Fidesz et a cessé de paraître. À l’été 2017, des proches d’Orbán rachetaient deux grands groupes de presse – Lapcom et Russmedia – qui détiennent l’essentiel des journaux régionaux hongrois. Suite aux élections législatives de 2018, la chaîne privée Hír TV, alors aux mains d’un ancien compagnon de route d’Orbán, devenu entre-temps un opposant, Lajos Simicska, a été rachetée avant de fusionner avec une chaîne pro-gouvernementale. À l’été 2020, le plus gros média indépendant, Index, a été restructuré par ses propriétaires qui ont limogé le rédacteur en chef, suscitant la démission de ses trois adjoints et de nombreux journalistes.
Cette situation conduit à une forte concentration médiatique, directement encouragée par le Fidesz et le gouvernement. La Fondation de la presse et des médias d’Europe centrale (Közép-Európai Sajtó és Média Alapítvány), créée en novembre 2018, regroupe plus de 500 titres de presse ; à la fois des médias privés et publics pro-gouvernementaux. Elle a été reconnue d’utilité publique dès décembre 2018. Un site d’investigation hongrois – Átlátszó – a déterminé que sur l’ensemble des titres que rassemble la Fondation, seule une trentaine était, en 2015, proche du gouvernement ou du Fidesz[20]. Comme l’explique le politologue Róbert László, « le Fidesz est capable de maintenir ses électeurs dans une bulle d’opinion[21] ».
Dans ce contexte, il est difficile pour l’opposition de faire véritablement campagne et de jouer à armes égales. Depuis 2006, en raison d’un débat télévisé difficile face au chef du gouvernement de l’époque, le socialiste Ferenc Gyurcsány, organisé à la veille d’élections législatives perdues par le Fidesz, Orbán refuse catégoriquement de se confronter à ses adversaires et de se plier à ce type d’exercice. Le chef du gouvernement se contente de délivrer son message dans une émission de radio hebdomadaire. Les partis d’opposition sont par ailleurs invisibles ou presque, notamment dans ce média de masse que reste en Hongrie la télévision. Le 16 mars 2022, le candidat de l’opposition unie, Péter Márki-Zay, n’a bénéficié que de seulement cinq minutes de temps d’antenne sur la chaîne d’État M1 pour exposer son programme.
Outre cette influence sur les médias, le gouvernement et le Fidesz mènent régulièrement d’importantes campagnes d’opinion et d’affichage. Celles-ci visent par exemple régulièrement l’homme d’affaires et milliardaire américain d’origine hongroise Georges Soros, fondateur de l’Open Society Foundations. On se rappellera également celles montées en 2015-2016, qui avaient pour objet de dénoncer la politique de relocalisation des migrants portée par l’Union européenne, ou encore celle hostile à Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, dévoilée au printemps 2019[22]. Le gouvernement n’hésite pas, à l’appui de ces campagnes, à mettre en œuvre des consultations directes et orientées de la population, par courrier postal ou par référendum, avec plus ou moins de succès. Ainsi, le référendum d’octobre 2016 sur la relocalisation des migrants en Hongrie, s’il a rassemblé plus de 3,6 millions de votants et donné plus de 98 % de non à l’installation de réfugiés en Hongrie, n’a toutefois pas atteint le seuil minimal de 50 % de participation pour être considéré comme valide.
Selon les organisations K-Monitor et Transparency International, le Fidesz, le gouvernement et le Forum de coopération civile (Civil Összefogás Fórum, CÖF), organisme proche du parti au pouvoir, ont dépensé en mars 2022, pour la campagne électorale, 3,1 milliards de forints, dépassant de trois fois la limite légale autorisée. Cette somme représente huit fois les dépenses de l’opposition qui a déboursé 390 millions de forints. Dans le détail, le Fidesz et le KDNP ont engagé 1,43 milliards de forints. Le CÖF a payé 632,5 millions de forints pour notamment organiser la marche pour la paix du 15 mars lors de laquelle Orbán a défendu sa politique de bonne entente à l’égard de la Russie. Le gouvernement lui-même a dépensé 1,35 milliards de forints. Les six partis de l’opposition ont de la sorte pu mobiliser seulement 1 564 panneaux d’affichage contre 12 171 pour les deux partis de la majorité sortante[23].
Quelle pérennité pour l’alliance conclue entre les partis d’opposition ?
Face au rouleau-compresseur du Fidesz, l’union de l’opposition était donc devenue absolument nécessaire pour oser espérer renverser Viktor Orbán. Le brutal échec de cette dernière, partie en ordre dispersé lors des législatives de 2018, imposait en effet une nouvelle stratégie. À l’hiver 2018-2019, une fronde sociale inédite en Hongrie, dirigée contre une réforme de la législation du travail, permettait un premier rapprochement. Sur cette base, l’union de l’opposition s’est concrétisée quelques mois plus tard, à l’occasion des élections municipales d’octobre 2019, qui ont constitué un revers sérieux pour le Fidesz ; Budapest et plusieurs grandes villes de province tombant alors aux mains de l’opposition.
La coalition « Unis pour la Hongrie » (Egységben Magyarországért) a ainsi officiellement été établie le 20 décembre 2020. Elle actait l’alliance entre le Jobbik, le parti socialiste hongrois (Magyar Szocialista Párt, MSZP), le parti du dialogue pour la Hongrie (Párbeszéd Magyarországért Párt, PM), la Coalition démocratique (Demokratikus Koalíció, DK), le mouvement La politique peut être différente-parti vert de la Hongrie (Lehet más a politika-Magyarország Zöld Pártja, LMP), et enfin le Mouvement Momentum (Momentum Mozgalom, MM)[24]. Seuls sont restés à l’écart le Mouvement Notre Patrie (Mi Hazánk Mozgalom, MHM) ; le Mouvement Solution (Megoldás Mozgalom, MEMO), fondé en décembre 2021 par l’entrepreneur György Gattyán, une des principales fortunes de Hongrie, fondateur du site internet pornographique « Live Jasmin », dont la proximité supposée avec des membres du gouvernement et le Fidesz interroge ; le mouvement satirique, parodique et antisystème du parti hongrois du chien à deux queues, fondé en 2006 (Magyar Kétfarkú Kutya Párt, MKKP)[25] ; ainsi que le parti pour la vie normale (Normális Élet Pártját, NÉP), un mouvement complotiste dirigé par un pharmacien, culturiste et acteur à ses heures, chef de file des antivax, György Gődény.
Hétérogène, cette opposition regroupe des organisations de la gauche au centre droit ainsi que le Jobbik, mouvement venu de l’extrême-droite mais engagé depuis 2015 dans une savante opération de recentrage[26]. En septembre 2021, à l’issue d’une primaire inédite ayant mobilisé à l’issue des deux tours plus de 850 000 électeurs, le jeune maire conservateur indépendant de la petite ville d’Hódmezővásárhely, Péter Márki-Zay, était désigné comme chef de file de la coalition, au détriment de personnalités plus marquées à gauche comme le maire écologiste de Budapest, Gergely Karácsony ou encore Klára Dobrev, vice-présidente du Parlement européen, membre de la Coalition démocratique, et accessoirement épouse de Ferenc Gyurcsány. L’union avec le Jobbik et la désignation d’un candidat conservateur apparaissaient alors comme le meilleur moyen de rassembler, dans une forme d’Union sacrée, tout ce que la Hongrie comptait de forces politiques opposées à Viktor Orbán avec comme seul objectif d’obtenir son départ du pouvoir et par conséquent la mise à bas du système Fidesz.
On comprend qu’en cas de victoire, gouverner dans ces conditions aurait constitué une tâche ardue : quels équilibres établir entre un chef de gouvernement conservateur et une majorité penchant à gauche ? Comment remettre à plat le système établi par le Fidesz sans majorité qualifiée des deux tiers permettant de revenir notamment sur les modifications apportées à la constitution en 2011 ? Le résultat du scrutin laisse entendre que l’opinion publique hongroise ne s’est finalement pas laissé persuader par la crédibilité de cet attelage.
Après une si large défaite, on peut se demander de quelle manière les partis d’opposition parviendront à maintenir leur unité au regard de leurs différences de sensibilités et d’approches politiques. La question se pose avec d’autant plus d’acuité que le chef de file de l’opposition, Péter Márki-Zay, a été très sèchement battu dans sa propre circonscription par le candidat sortant du Fidesz, János Lázár, maire d’Hódmezővásárhely de 2002 à 2012. Le score est en effet sans appel : Márki-Zay n’a recueilli qu’à peine 40 % des suffrages contre plus de 52 % des voix à Lázár[27].
La Hongrie, d’ailleurs, connaît un précédent qui n’invite pas à l’optimisme. Lors des législatives de 2014, cinq partis, de la gauche au centre-droit, avaient déjà réussi à s’entendre et à former une coalition baptisée « Unité » (Összefogás), rassemblant le parti socialiste hongrois, « Ensemble » (Együtt), la Coalition démocratique, le parti du dialogue pour la Hongrie et le parti libéral hongrois (Magyar Liberális Párt, MLP). Ces partis n’étaient pourtant parvenus à conquérir difficilement que 38 sièges sur 199.
La captation par le Jobbik, alors solidement installé à l’extrême-droite, et par le parti éco-libéral LMP, de respectivement 20 % et 5 % des suffrages explique ce résultat décevant. « Unité », malgré une homogénéité politique relative – à tout le moins bien plus évidente que celle d’« Unis pour la Hongrie » en 2022 – se fracture par la suite rapidement. En 2018, l’opposition ne parvient pas à trouver d’accord, en raison notamment du caractère clivant de la personnalité de Ferenc Gyurcsány, président de la Coalition démocratique, dont le passage au pouvoir dans les années 2000 avait pavé la route au retour de Viktor Orbán en 2010[28].
Pourtant, force est de constater que le scrutin de 2014, dans cette configuration sans doute plus claire d’une opposition de gauche et de centre gauche unie, et d’une extrême-droite en forte progression, s’est avéré difficile pour le Fidesz ; le parti au pouvoir ne recueillant que 2,26 millions de voix au scrutin proportionnel de liste. C’est à son lendemain, tenant compte des alertes de ce résultat, que le gouvernement a pris les mesures, pour lui nécessaires, afin de tarir la source électorale du Jobbik.
Un scrutin qui amplifie l’isolement de la Hongrie en Europe
La guerre en Ukraine, qui a brutalement télescopé les débats pré-électoraux, a joué le rôle de puissant accélérateur d’un processus d’isolement de la Hongrie, engagé de longue date au regard de la politique russe de Budapest. Depuis 2010, la diplomatie hongroise s’est en effet sensiblement retournée vers son est. Parmi les modèles orientaux dont elle se veut proche, il faut citer la Chine, la Turquie mais également la Russie.
D’abord très hostile à cette dernière, dont il avait dénoncé l’agression contre la Géorgie en 2008[29], Orbán, dans la perspective des élections de 2010, change de position et trouve un soutien chez Poutine, qu’il rencontre à Saint-Pétersbourg en novembre 2009. Quelques semaines plus tard, les deux argentiers du Fidesz, Lajos Simicska et Zsolt Nyerges, étaient reçus à Moscou par des responsables du Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB)[30]. Vladimir Poutine a ainsi été reçu à de nombreuses reprises à Budapest : une fois en 2015, deux fois en 2017, encore une fois en 2019. Les deux hommes se sont ainsi rencontrés à douze reprises. Depuis 2013, à l’exception des deux années marquées par la pandémie de coronavirus, Poutine et Orbán se sont vus personnellement au moins une fois par an[31].
Pour le chef du gouvernement hongrois, cette politique extérieure, qui n’est pas totalement dénuée de justifications idéologiques anti-occidentalistes, notamment théorisées par le touranisme[32], vise à promouvoir un contre-modèle aux orientations qu’induit l’intégration européenne. Il s’agit de faire la démonstration que la Hongrie peut mener une politique étrangère propre, distincte de celle de ses partenaires européens. La convergence relative sur les valeurs produit donc des effets délétères sur la solidarité européenne. Orbán, contre toutes les orientations et préconisations de l’Union européenne, a ainsi autorisé la délivrance du vaccin russe Sputnik à sa population dans le contexte de la pandémie de coronavirus. Il a également accordé à l’automne dernier son soutien au chef des Serbes de Bosnie, Milorad Dodik, engagé dans un dangereux processus de sécession en Bosnie-Herzégovine. Lors des événements qui ont agité le Kazakhstan en début d’année, il a apporté son soutien au président Kassym-Jomart Tokaïev.
Pour autant, ce sont d’abord les questions énergétiques qui nourrissent la relation bilatérale russo-hongroise. Avec la Russie, la Hongrie a conclu en janvier 2014 un accord pour la rénovation et l’extension de la centrale nucléaire de Paks[33]. Autre enjeu essentiel sur le plan énergétique, l’approvisionnement en gaz. La Hongrie est en effet très dépendante du gaz russe qui représente 78 % de ses approvisionnements en cette ressource. La dépendance du pays est par ailleurs très forte puisque le gaz représente 32 % de la consommation totale d’énergie du pays en 2020[34].
Dans ces conditions, on comprend le souci d’Orbán à conclure un partenariat durable avec la Russie et à entretenir la qualité de sa relation avec Poutine. C’est ce qui explique la signature, le 27 septembre 2021, d’un contrat avec le géant russe Gazprom afin de permettre un approvisionnement sur quinze ans à un prix qui serait cinq fois inférieur à celui du marché. Orbán était d’ailleurs de nouveau en visite à Moscou le 1er février dernier pour négocier une livraison supérieure à celle initialement prévue. Dans le contexte de vie chère en Hongrie, offrir à sa population une énergie bon marché constitue un atout électoral dont l’intérêt n’échappe pas au Fidesz.
Si, jusqu’ici, le chef du gouvernement hongrois n’a jamais mis son veto aux différents trains de sanctions adoptés contre la Russie, il en a contesté l’utilité et se refuse à fournir des armes à l’Ukraine avec laquelle la Hongrie entretient un contentieux au sujet de la minorité magyare de Transcarpatie. Il s’est de plus montré hostile à tout embargo sur le gaz russe, rejoignant en cela les positions de l’Allemagne.
Face à l’opposition qui a appelé le gouvernement à faire bien davantage pour l’Ukraine, notamment à livrer des armes ou à tout le moins autoriser leur transit sur le territoire hongrois, Orbán a vivement dénoncé le bellicisme de la gauche. En la matière, la population hongroise semble soutenir le chef du gouvernement hongrois. Un sondage Opinio commandé par Euronews, réalisé les 1er et 2 mars, a révélé que si 60 % des Hongrois considèrent que la Hongrie est devenue trop proche de la Russie, quatre répondants sur dix pensent qu’il est nécessaire d’entretenir de bonnes relations avec Moscou afin de préserver l’approvisionnement en gaz. Par ailleurs, sept Hongrois sur dix considèrent comme une bonne décision de ne pas autoriser les expéditions d’armes vers l’Ukraine et une proportion identique pense que la Hongrie devrait garder une distance égale vis-à-vis des deux parties[35].
Néanmoins, cette politique pro-russe contribue à la dissociation du groupe de Visegrád, un format informel de coopération diplomatique établi en février 1991 réunissant la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie, certes revivifié lors de la crise migratoire de 2015-2016 pour s’opposer à l’installation de réfugiés, mais également traversé de diverses tensions sur d’autres sujets. Le jour même où les chefs de gouvernement de Pologne, de Tchéquie et de Slovaquie étaient reçus à Kiev, le 15 mars, pour marquer leur solidarité avec l’Ukraine, Orbán affirmait à Budapest, à l’occasion de la « marche pour la paix » organisée tous les ans par le Fidesz pour commémorer l’insurrection de 1848, que l’élection législative du 3 avril se résumerait à un choix entre « la droite de la paix et la gauche de la guerre ». Une réunion des ministres de la Défense du « V4 », prévue à Budapest le 30 et 31 mars, a ainsi dû être simplement annulée après que les ministres tchèque et polonais ont renoncé à faire le déplacement.
C’est avec la Pologne, partenaire politique essentiel de la Hongrie dans son offensive contre Bruxelles, que le divorce est potentiellement le plus lourd de conséquences, le président polonais Andrzej Duda affirmant même, le 26 mars, au sujet de la position de la Hongrie, que « cette politique va lui coûter cher »[36]. Varsovie, revenue en grâce aux yeux de ses partenaires européens en raison de la crise ukrainienne, voit sa position se renforcer et pourrait même potentiellement trouver un accord sur la question de ses réformes judiciaires contestées, laissant ainsi Budapest seule face à Bruxelles[37].
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Quelle va être désormais l’attitude de Viktor Orbán ? Faut-il s’attendre à ce que, assuré de passer quatre années supplémentaires au pouvoir, il apaise les tensions avec Bruxelles et ses partenaires européens ? Faut-il au contraire escompter que cette franche victoire, conjuguée à un isolement inédit, ne l’encourage, dans une forme d’hubris, à radicaliser encore davantage sa position jusqu’à même envisager une sortie de l’Union européenne, une perspective qu’il n’a absolument jamais considérée jusqu’ici ? La raison, et plus fondamentalement encore les intérêts de la Hongrie, tout comme d’ailleurs ceux de Viktor Orbán lui-même, commanderaient d’adopter la première attitude.
Pour autant, on se fourvoierait en croyant que les responsables politiques sont exclusivement guidés par des considérations rationnelles. Raymond Aron n’affirmait-il pas, en 1958, dans le contexte de la guerre d’Algérie : « Il faut nier l’expérience du siècle pour croire que les hommes sacrifient leurs passions à leur intérêt[38]. » Si cet horizon est encore à ce stade hors de vue, la question semble néanmoins bel et bien posée, et il n’y a que Viktor Orbán qui se trouve en mesure d’apporter cette indispensable clarification.