Comment l’extrême-droite a renouvelé le militantisme féminin
Depuis 2012, on constate au fil des scrutins que la réticence des femmes à voter pour l’extrême-droite s’érode. Le Front national présidé par Mme Le Pen, puis le Rassemblement national semblent avoir conquis le vote de certaines femmes et a patrimonialisé certains enjeux du féminisme : santé des femmes, autonomie, droit de vivre d’un travail salarié. Il a articulé avec succès la cause des femmes et celles de la sécurité, associant l’immigration non-occidentale et l’islam aux violences faites aux femmes.
Tandis que Marine Le Pen jouait la carte du maternalisme protecteur des classes populaires nationales menacées par la mondialisation néolibérale, Éric Zemmour s’appuyait sur des comités de « Femmes avec Zemmour », conférant une visibilité aux femmes, comme enjeu de mobilisation électorale et comme militantes. Si ces efforts ne suffirent pas à convaincre les femmes, que le candidat estimait responsables de tous les maux du pays au fil de ses pamphlets antiféministes, ils ont néanmoins permis de mettre l’immigration et la sécurité à l’agenda de la campagne et d’imposer un cadrage sécuritaire et civilisationnel à la place des femmes dans la société.
Pour comprendre cela, il faut revenir sur un moment fondateur dans l’évolution stratégique des droites sur les questions de genre. Le retour de la social-démocratie au pouvoir, avec l’élection présidentielle du socialiste François Hollande, la majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat, ainsi que la conquête d’exécutifs locaux, ouvre une période de réflexion stratégique dans des droites défaites. Les mobilisations spectaculaires contre le projet de loi Taubira, ouvrant le mariage civil et la filiation aux couples homosexuels ont ouvert un espace de décloisonnement des droites conservatrices, extrêmes et radicales.
Dans la rue tout d’abord, les cortèges soigneusement organisés par des militantes et militants catholiques, professionnels de la communication pour nombre d’entre eux, et financés par de généreuses levées de fond, ont été un lieu de rencontres. S’y croisaient des parlementaires et élus arborant leur écharpe tricolore, tandis que les Identitaires, en quête de respectabilité, se mettaient en scène comme des garants du « bon ordre manifestant » face à une police républicaine jugée partiale et inefficace.
Une glue symbolique et la contre-culture de droite
Sur le plan politique, l’union des droites trouve un ciment, une « glue symbolique »[1] dans l’opposition aux politiques d’égalité de genre – mariage civil et filiation pour les couples homosexuels, égalité économique et sociale entre les hommes et les femmes, lutte contre les stéréotypes de genre à l’école, reconnaissance des identités de genre non-binaires, droits des personnes trans.
Ce réarmement passe par l’appropriation d’un travail rhétorique et intellectuel opéré dans différentes arènes religieuses et séculières. Il se diffuse dans différents supports médiatiques avec l’essor d’entreprises éditoriales[2], conçues comme autant de vecteurs d’une reconquête métapolitique. Ce « Mai 68 conservateur »[3] a eu pour effet de politiser une génération de jeunes de droite et de faire émerger en son sein de jeunes militantes.
Se normaliser, conquérir les militantes
« Les femmes c’est comme les grenouilles ». C’est par cette métaphore surprenante qu’un militant de Génération identitaire expliquait en entretien l’importance des femmes dans les rangs de son organisation. À l’instar des rivières dont les grenouilles sont un indicateur de bonne santé écologique, une formation politique est « saine » quand les femmes peuvent y militer.
Les militantes sont nécessaires pour représenter le groupe, garantir un fonctionnement harmonieux et le distinguer des groupes les plus radicaux, essentiellement masculins, qui n’ont pas renoncé à l’incitation à la haine ou à l’action violente. Cette conquête des militantes passe par différentes stratégies dans et en dehors des organisations.
Les sections féminines de partis nationalistes
La non-mixité est privilégiée dans les sections féminines des droites nationalistes. Ce mode d’organisation était caractéristique des ligues féminines nationalistes et royalistes au siècle dernier. La Ligue patriotique des Françaises (1902) et la Ligue des femmes françaises (1901), réunies dans la Ligue féminine d’action catholique française (1933), comptaient plus d’un million d’adhérentes.
Les Caryatides qui voient le jour le 25 mai 2013 à Lyon assument une partie de cet héritage sous la forme d’une section féminine de l’Œuvre française – dissoute après le meurtre du jeune militant antifasciste Clément Méric – puis du Parti nationaliste français. Le groupuscule, réduit à quelques militantes aujourd’hui, a rendu visible la présence de femmes – résolument antiféministes – dans les rangs de ces organisations nationalistes, défenseuses d’une conception biologique de la communauté politique, fondée sur la blanchité, et indissociable d’un catholicisme intégriste.
Un creuset des droites pour les militantes
C’est aussi en non-mixité que se constituent, le même jour à Paris, les Antigones. Creuset des droites où se rejoignent des militantes de différents courants, cette association a une activité aujourd’hui limitée à des chroniques et interventions sur leur site et leur chaîne YouTube. Nées en opposition aux Femen et au « féminisme d’État », ce groupe de jeunes femmes urbaines et fortement dotées en capital culturel hérité ou acquis dans le militantisme, combine des actions spectaculaires, prêtes à être relayées dans la presse et sur les réseaux sociaux, à une réflexion politique sur le sujet politique féminin.
Dans des conférences ouvertes à tous et dans des ateliers fermés, elles reprennent des modes d’action forgés dans les cercles féministes de la seconde vague pour faire naître une conscience collective de femmes : partage de l’expérience quotidienne, entraide et pratiques de l’autonomie. Elles s’approprient aussi des enjeux du féminisme tels que la santé des femmes, dans un contexte où les scandales sanitaires et la crise écologique remettent la « nature » au centre de l’attention.
On peut y voir un effet de génération, ces préoccupations étant largement partagées par leurs contemporaines. Mais également un usage stratégique. Ainsi, les effets secondaires dramatiques de certaines pilules contraceptives ou les conséquences néfastes de l’exposition aux perturbateurs endocriniens sont-ils mobilisés pour recharger l’argumentaire contre la contraception chimique et l’IVG médicamenteuse.
Leur projet politique repose sur une conception de la communauté fondée sur des liens charnels – le foyer et la famille – et culturels, dans laquelle le genre préside aux arrangements entre les sexes et à l’organisation socio-économique. Profondément antilibéral, il se caractérise par une « politique préfigurative restitutionniste », visant à faire advenir ici et maintenant, par l’expérience quotidienne, la transformation radicale des individus et structures sociales, en dehors des institutions politiques, de l’État et des partis.
Militantes identitaires et féministes identitaires
Plus récemment, c’est en dehors des partis que les militantes du Collectif Némésis ont choisi de porter la cause des femmes contre l’immigration et l’islam. Si les Identitaires et l’organisation de jeunesse Génération Identitaire, ont toujours intégré des militantes, celles-ci entretenaient un rapport ambigu au féminisme : l’antiféminisme professé de certaines s’articulait aussi avec une patrimonialisation de l’égalité entre les hommes et les femmes et une conception du militantisme identitaire comme affirmation de soi en tant que femme.
En revanche, la place des femmes dans l’organisation restait marquée par le genre. Si la Manif pour tous a ouvert une brèche et permis à des militantes d’acquérir des ressources militantes, puis de constituer un vivier de professionnalisation politique, il faut attendre le mouvement #MeToo pour que s’affirme un « féminisme identitaire » dans le Collectif Némésis.
Lier la cause des femmes à celle de la lutte contre l’immigration
L’échec de Marine Le Pen au second tour de 2017 signe pour un temps une mise en sommeil de certaines activités. Les parcours familiaux et professionnels des militantes engagées dans la Manif pour Tous expliquent également ce repli vers d’autres types d’engagement. En revanche, un essaimage a lieu, passant notamment par les réseaux sociaux et militants. À l’été 2019, des jeunes femmes vivant à Paris et ayant fait l’expérience du harcèlement de rue se seraient retrouvées pour évoquer leur expérience. Le groupe trouve son origine dans un cercle féminin essentiellement actif en ligne, Bellica.
Animé par Solveig Mineo, activiste de clavier et promotrice du féminisme occidentaliste, Bellica dénonce le patriarcat et l’immigration non-occidentale, mais fustige également les positions conservatrices des catholiques traditionalistes. Ce clivage sur la laïcité amène la création de Némésis. Sa porte-parole, Alice Cordier, est alors étudiante en alternance, elle participe à l’irruption d’un groupe de militantes dans le cortège contre les violences faites aux femmes.
Annoncée la veille sur des sites de médias alternatifs, l’action dénonce la complicité des féministes à l’égard des violences faites aux femmes dès lors que leurs auteurs ne sont pas Blancs. L’ennemi principal de Némésis n’est pas le patriarcat mais l’immigration non-européenne et son corollaire : l’islam.
Des militantes de clavier
L’activisme de clavier se déploie sur différents espaces numériques – Facebook, Twitter, Instagram etc. – selon le type d’information et l’objectif. L’action dans la rue est conçue et réalisée comme une performance, prête à poster et à relayer. La présence régulière de la porte-parole de Némésis dans l’émission de divertissement « Touche pas à mon poste » assure une visibilité auprès d’un public jeune et une audience au-delà des réseaux affinitaires de droite radicale[4]. Cet activisme de clavier, accompagnée d’une importante visibilité médiatique, ont permis de mettre à l’agenda de manière efficace les enjeux du féminisme identitaire : la sécurité et l’immigration.
Cette stratégie qui se revendique comme « métapolitique »[5], doit permettre de remporter la « bataille des idées ». Thaïs d’Escufon, l’ancienne porte-parole de Génération identitaire, organisation de jeunesse dissoute le 3 mars 2021, s’en explique lors d’un débat organisé par le magazine l’Incorrect, « Et donc par cette attention médiatique que nous avons provoquée, nous avons amené ces thématiques dans le débat public et dans les plus hautes sphères de l’Etat.[6]
On se fait la voix d’une majorité de Français qui est hostile à l’immigration. Une structure de formation privée, l’Institut de Formation politique, a accueilli ces militantes, et avant elles, certaines des Antigones. Cet organisme a été créé en 2004 pour former une élite militante capable de faire l’union des droites, des Républicains au Front national. Dans la page consacrée à Alice Cordier, il est affirmé que le « bilan de cette poignée de jeunes filles souvent formées à l’IFP est remarquable : succès médiatique, développement d’un réseau de jeunes femmes courageuses, débats dans les médias sur l’intolérance des féministes… ».
Des « nouvelles femmes de droite » dans la campagne présidentielle
Lors de la campagne de l’élection présidentielle de 2022, certaines de ces militantes ont rejoint Reconquête et soutenu Éric Zemmour, à l’instar de Thaïs d’Escufon. D’autres, plus rares, ont participé à la campagne de Marine Le Pen, consolidant une ligne élaborée en 2016, notamment au sein du Cercle fraternité et déployée durant la campagne de 2017.
Au Rassemblement national, les propos sur « l’avortement de confort » et son possible déremboursement tenus en 2012 ont fait place à un registre fort différent. À la suite du mouvement social des « Gilets jaunes », voulant donner des gages aux « cols roses » – femmes travaillant dans le secteur du care – dont certaines ont voté pour elle dès 2017, Marine Le Pen a promis la réouverture des maternités et une valorisation des métiers du soin.
Elle se fait la championne des droits de ces femmes au travail, sans toutefois remettre en question le définancement de ces mesures par la suppression des cotisations sociales. Plus largement, elle propose de rembourser la pilule contraceptive et assume désormais un « féminisme qui n’est pas contre les hommes », reprenant l’antienne de la complémentarité harmonieuse. À y regarder de près, cependant, son programme ne fait de place aux femmes que dans le cadre de la famille ou de l’immigration, révélant ainsi la teneur fémonationaliste de son projet politique.
NDLR : Magali Della Sudda a récemment publié Les Nouvelles femmes de droite aux Éditions Hors d’atteinte