Comprendre l’ancrage périurbain d’un vote FN/RN
Cela fait plus d’une vingtaine d’années maintenant que les médias scrutent les résultats électoraux engendrés par le Front national puis par le Rassemblement national à distance des grandes métropoles. Le portrait qu’ils en dressent épisodiquement reste celui d’une France délaissée, qui serait marquée par les difficultés économiques, et où les classes populaires, en proie au déclassement, n’auraient d’autre choix que de se tourner vers un vote protestataire.
La survenue du mouvement des Gilets jaunes, à l’automne 2017, est venue renforcer cette image des classes populaires vivant hors des grandes villes, et qui, du fait du déclin des organisations classiques d’encadrement que sont les partis et les syndicats dans le monde du travail, se mobilisent de façon imprévisible face à des conditions de vie de plus en plus contraintes.
Force est pourtant de constater que la vision qui se dégage ainsi d’une « France des ronds-points » reste souvent schématique, et en tous les cas, très simplificatrice. Des travaux récemment publiés mettent en effet en lumière, enquêtes localisées à l’appui, la diversité interne qui caractérise les classes populaires aujourd’hui : des jeunes ruraux vivant dans des bassins en fort déclin[1], en proie à une concurrence exacerbée pour l’accès à l’emploi, aux ménages stables qui, sans toujours être préservés, s’attachent à « être comme tout le monde » et sont porteurs d’aspiration à la promotion sociale[2], les dynamiques sociales qui travaillent les classes populaires sont diversifiées. Pluriels, les groupes sociaux dominés ont des pratiques électorales, de l’abstention plus ou moins intermittente au vote à gauche, à droite ou à l’extrême droite, qui se caractérisent en premier lieu par une forte dispersion[3].
Comme l’a montré le collectif Focale, à partir d’un questionnaire administré à la sortie des urnes dans deux communes, les suffrages des classes populaires, lorsqu’ils sont exprimés, se trouvent polarisés en 2017 entre le candidat de la France insoumise et la candidate du FN. Ce texte s’attache à comprendre l’ancrage parmi certaines fractions des classes populaires du vote FN puis RN, à partir d’une enquête de terrain menée sur une longue durée, entre 2003 et 2012, au sein d’un territoire périurbain où dominent les ménages populaires. Cette approche, ancrée dans un contexte précis, permet d’analyser en profondeur certains ressorts de la droitisation et du vote à l’extrême droite des ménages populaires qui y sont installés.
Un territoire industriel façonné pour les besoins des industriels
Décrit en 1985 par un chef d’entreprise comme offrant « un cadre de vie équilibré favorable à l’instauration de bons rapports sociaux », ce territoire accueille un parc industriel qui représente un exemple emblématique des zones d’activité implantées en marge des anciens bastions ouvriers. Ce parc rassemble aujourd’hui plus d’une centaine d’établissements, allant des unités de production de grands groupes aux PME sous-traitantes dans des domaines d’activités divers (chimie, logistique, maintenance, agro-alimentaire). On y compte près de 4 000 emplois en CDI au milieu des années 2010, ainsi que 1 000 à 2 000 emplois temporaires selon les périodes.
Ce nouveau parc industriel, comme il en existe d’autres en France, se caractérise par l’éclatement actuel des formes d’organisation du travail, du fait du recours à la sous-traitance et de la déstabilisation massive des statuts d’emploi. Mais si les salariés du parc sont confrontés à une réorganisation massive des statuts d’emploi, ils bénéficient toutefois d’une croissance qui se traduit par de très faibles taux de chômage. Certains ont pu connaître des promotions en accédant à des postes d’ouvriers qualifiés, de techniciens ou d’agents de maîtrise, même si les possibilités de promotions sont beaucoup plus rares chez les employées.
Les habitants que j’ai pu y rencontrer sont opérateurs dans la chimie, ouvriers dans la maintenance industrielle ou la logistique, chauffeurs ou ouvriers de la construction, mais aussi, pour ceux qui accèdent à des emplois de maîtrise, dessinateurs, coordinateurs sécurité et chefs de chantier, ainsi que secrétaires, comptables, employées des services à la personne ou préparatrices de commandes dans la logistique du côté des femmes. Sur le plan des statuts socioprofessionnels, nombre d’entre eux apparaissent comme des salariés relativement protégés par leurs qualifications, même si une part d’entre eux sont soumis à des statuts d’emploi précaires.
Distant de 40 km du centre de Lyon et soumis à de nombreuses nuisances industrielles, ce territoire apparaît par ailleurs faiblement attractif pour les catégories moyennes et supérieures. Il constitue de ce fait un lieu d’accession à la propriété quasi-réservé aux ménages modestes : en 1999, dans le principal canton étudié, la moitié des hommes actifs sont ouvriers et 18 % sont techniciens ou agents de maîtrise, quand 70 % des actives sont employées ou ouvrières.
Dans ce territoire comme ailleurs, les politiques d’aménagement du territoire conduites par l’État et les collectivités ont joué un rôle majeur en matière de structuration du bassin d’emploi. Du début des années 1980 jusqu’aux années 2000, ce sont les mêmes types d’arguments qui sont mobilisés par les promoteurs de ce parc. Une publicité, parue en 1978 et 1979 dans l’annuaire des polytechniciens pour vanter les mérites du parc, promet « un cadre de travail et de vie agréable et sain, […] garantie d’un excellent climat social ». Un tel discours témoigne de la volonté ancrée dans la droite libérale, de la part des élites politiques locales, d’en finir avec le syndicalisme ouvrier. Derrière la « réussite » de cette politique locale de développement économique se cachent donc de nombreux reculs sociaux.
Mais dans un dossier de presse datant de 2004, réalisé par le gestionnaire du parc, on peut encore lire que la « population rurale » de ce territoire « se fidélise volontiers et s’implique réellement dans la vie de l’entreprise, en adhérant à la philosophie et à l’esprit d’entreprise ». Cette population, qualifiée de « jeune et disponible », est là « pour alimenter les besoins de main d’œuvre » des entreprises qui pourront, par ailleurs, profiter de la proximité de l’agglomération voisine pour « les embauches de cadres ».
Ces stratégies, portées par les élites politiques et économiques, ne sont pas sans conséquences sur le long terme : la volonté de disposer d’une main d’œuvre peu revendicative et d’affaiblir durablement les organisations syndicales et les revendications des salariés, à l’œuvre dans bien d’autres espaces industriels, a eu pour effet d’éloigner durablement tout un pan de salarié-e-s populaires des formes de mobilisation collective porteuses de socialisation à gauche, et a contribué à ce que s’installe durablement parmi eux et elles un sentiment de dépossession et de distance vis-à-vis du champ politique.
Concernant le cas du territoire que j’ai plus précisément étudié, les ménages populaires qui y résident sont nombreux à témoigner d’une grande défiance vis-à-vis des professionnels de la politique. Lorsqu’ils se rendent aux urnes, leurs votes apparaissent ancrés à droite. Aux présidentielles de 2007, 73 % des suffrages exprimés au second tour l’ont été en faveur de Nicolas Sarkozy dans la commune où j’ai rencontré de nombreux enquêtés. Dans le canton, les résultats atteints par les candidats de droite et d’extrême droite lors des scrutins présidentiels suivants sont supérieurs de plus de 10 points aux moyennes nationales. Dans la principale commune étudiée, caractérisée par une forte surreprésentation des ouvriers et techniciens, le score de Marine Le Pen atteint 41 % des suffrages exprimés au premier tour des élections présidentielles de 2022.
Promotion de l’accès à la propriété et défense d’un entre-soi blanc
Sur le plan du logement, les trajectoires résidentielles des ménages ont également été très étroitement encadrées par les politiques nationales et locales d’encouragement à l’accession à la propriété individuelle. Dans les années 1980, un notable local a refusé la construction d’ensembles collectifs de logements sociaux, afin de façonner un territoire où le développement économique est associé à l’image de salariés « dociles » car accédant à la propriété.
Pour les ménages rencontrés, l’installation au sein de ce territoire est par ailleurs bien loin d’être vécue comme une relégation dans la lointaine couronne périurbaine. Elle s’accompagne notamment d’efforts de distinction vis-à-vis de la figure des locataires du logement social, qui n’a eu de cesse d’être décriée par un grand nombre de responsables politiques. Le fait d’être propriétaire constitue alors un élément clé de la définition des positionnements sociaux des ménages populaires implantés dans le périurbain et qui se veulent « respectables ». Ces trajectoires résidentielles s’inscrivent ainsi dans un contexte plus général de dévalorisation des quartiers populaires de banlieue et de discours politiques de stigmatisation des catégories associées à l’habitat social.
Les élus municipaux actuels poursuivent dans la voie d’un refus des logements sociaux. Plus, ils mettent en œuvre des stratégies de sélection des profils des habitants, qui, là encore, ne sont pas sans conséquences ensuite en matière de rapport au politique et in fine de vote. Dans le périurbain, type d’espace dans lequel la part des logements sociaux demeure faible, l’existence de tentatives municipales de maîtrise du peuplement contribue très directement à légitimer en actes les discours stigmatisant les locataires de logements sociaux et parmi eux les ménages d’ascendance migratoire.
Très concrètement, les élus municipaux jouent un rôle incontournable en matière d’accès au logement dans leur commune : outre leurs efforts pour peser sur les attributions de logements sociaux[4], ils maîtrisent l’information sur les biens immobiliers disponibles à la vente ou à la location, et occupent une position d’intermédiaires et de conseil auprès des ménages qui souhaitent déposer des permis de construire. Ils apparaissent ainsi comme étant en mesure d’œuvrer très concrètement, de façon informelle mais relativement efficace, à la fermeture de l’espace résidentiel vis-à-vis de catégories jugées indésirables.
Le rejet de figures sociales stigmatisées, celles des précaires et celles des ménages immigrés ou d’ascendance post-coloniale se traduit donc en actes, et s’incarne dans des actions très concrètes à l’échelle municipale. La clôture de cet espace résidentiel autour de ménages blancs se joue aussi par le biais des pratiques de voisinage, qui constituent un frein supplémentaire à l’installation de familles des minorités racisées.
Plus que des « penchants » individuels racistes, ce sont donc des dynamiques collectives qui sont à l’œuvre à l’encontre des minorités racisées. À rebours des discours faisant du racisme l’apanage des électeurs du FN, ces constats montrent que le vote n’est sans doute pas le seul, ni peut-être le premier, vecteur d’expression des rapports de domination liés à la race qui traversent la société française, rapports qui recouvrent des enjeux matériels et économiques bien réels, tant en termes de conditions d’accès aux emplois qu’aux biens immobiliers[5].
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La presse convoque régulièrement, à l’approche des scrutins présidentiels ou à l’occasion de mouvements sociaux comme celui des Gilets jaunes, l’image d’une France des « oubliés », invisible depuis le centre parisien du pouvoir politique et qui rassemblerait notamment les ménages désignés comme « modestes » qui sont installés dans des territoires ruraux ou périurbains.
Notre enquête, menée dans un espace périurbain industriel, permet de battre en brèche l’idée d’une France qui serait délaissée des pouvoirs publics : car ce sont bien des politiques d’aménagement du territoire, de développement économique et du logement qui déterminent en grande partie et sur le long terme les conditions d’emploi et plus largement les conditions de vie des ménages de ces territoires. Les logiques de localisation des pôles d’activité à la périphérie des villes contribuent en particulier très concrètement à différencier et à hiérarchiser les lieux de résidence des différentes fractions populaires.
Cette enquête montre par ailleurs que les votes en faveur du Rassemblement national prennent forme à la suite d’un mouvement de droitisation de certaines fractions populaires stables, ce vote étant loin de toujours s’enraciner dans des trajectoires de déclassement ou d’être le seul fait des ouvriers précaires et désaffiliés. Les votes à droite enregistrés dans ce territoire s’enracinent en effet dans des processus plus complexes de transformation sociale : recomposition des territoires industriels associée à une dévalorisation des identifications ouvrières, effritement des collectifs syndicaux et imposition de nouveaux modes d’organisation du travail, mais aussi, sur le plan de l’offre politique, légitimation des discours politiques de disqualification des groupes sociaux précarisés, à droite comme à gauche.
Les fractions populaires établies dans le périurbain se caractérisent avant tout par des rapports distanciés au politique, au sens où elles se refusent à en attendre des changements significatifs, leur défiance touchant très souvent l’ensemble des partis, FN et RN compris. Notre enquête montre que les processus qui conduisent à voter FN puis RN sont plus répandus qu’on ne le pense souvent parmi des électeurs et électrices qui, loin d’être relégués, sont au contraire familiers des institutions politiques locales, parce qu’ils connaissent les élus de leur commune ou bien sont usagers d’équipements municipaux.
Dans les communes périurbaines, les élus municipaux jouent un rôle déterminant : chez certains, la préservation de l’entre-soi des ménages respectables va de pair avec le rejet de groupes sociaux précaires et racisés. Au-delà des seules échéances électorales, ces pratiques contribuent très directement à la banalisation de lignes de clivage qu’un parti comme le RN se fait fort d’imposer dans l’espace politique en opposant les « nationaux » aux minorités racisées.