Littérature

Pédagogie de la répugnance – à propos de Pétrole de Pier Paolo Pasolini

Philosophe

Pier Paolo Pasolini aurait eu 100 ans le 5 mars dernier. Son assassinat peut, tout comme notre présent – guerre en Ukraine et crise énergétique subséquente –, être pensé à la lumière de Pétrole, son roman inachevé, bouleversant, révélateur de sa répugnance à l’égard du pouvoir.

Cent ans ont passé depuis la naissance de Pier Paolo Pasolini, et pourtant on ne peut célébrer cet anniversaire comme on en a l’habitude dans le monde des lettres, en rendant hommage à la valeur esthétique et culturelle de son œuvre polymorphe. Deux raisons l’en empêchent. Avant tout, ce n’est pas la naissance mais la mort de Pasolini qui marque notre rapport à sa figure intellectuelle.

De la biographie de Pasolini, ce qui insiste dans notre présent est son corps retrouvé sans vie le 2 novembre 1975 à la base d’hydravions d’Ostie, les photographies de son cadavre défiguré en Une des quotidiens italiens, les procès clos sans avoir identifié ni tous les exécutants ni les commanditaires de cet atroce assassinat[1].

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En second lieu, Pasolini ne concevait pas ses interventions comme des contributions à une tradition, mais plutôt comme une communication contingente et désespérée de la vérité. Son cinéma, sa poésie, ses romans et essais, tout comme ses interviews et sa scandaleuse présence publique, étaient des actes d’accusation, des provocations, un corps à corps avec les forces historiques d’une Italie abhorrée et condamnée : l’Italie des massacres d’État de la Démocratie chrétienne, de la mutation anthropologique d’un pays de paysans en démocratie autoritaire, d’une bourgeoisie complice des mafias et de l’Église catholique, du « nouveau pouvoir » consumériste.

Pour approcher une nouvelle fois Pasolini au moment du centenaire de sa naissance, nous devons accepter le défi de sa mort et de son œuvre inassimilable, tout comme était « répugnant » pour Pasolini le protagoniste de son roman cyclopéen, inachevé et posthume, Pétrole[2].

Quelque chose d’écrit

Je suggère de relire Pétrole en ce moment historique, maintenant que ce ne sont pas seulement les pages écrites par Pasolini qui sont répugnantes mais avant tout les tragiques massacres de civils et de militaires en Ukraine, les viols et les tortures, la destruction et la contamination des villes et des campagnes,


[1] Carla Benedetti, Giovanni Giovannetti, Frocio e basta, Effigie, 2016.

[2] Traduit en France par René de Ceccatty, et publié chez Gallimard en 1995. Dans une lettre à son ami Alberto Moravia, Pasolini qualifie de « répugnant » le personnage principal de son roman, Carlo Valletti. Ce terme apparaît dans des moments-clés du texte : par exemple, Carlo dit de son propre corps qu’il est « un objet de pitié un peu répugnante » (Note 2) et répugnant est aussi le Merde, le jeune prolétaire absorbé par la société de consommation dans les longues Notes 71 et 72. – Il n’est pas sûr que Pétrole serait resté le titre définitif. Une autre hypothèse suggérée par l’auteur à plusieurs reprises, dans des manuscrits ou des conversations privées, est Vas. – Salò ou les 120 journées de Sodome, son dernier film, est lui aussi un objet répulsif, une vision infernale de supplices, coprophagie, sadomasochisme. Comme Pétrole, mais sans avoir eu besoin d’attendre 17 ans, le film fut dévoilé au public après l’assassinat du réalisateur, le 22 novembre 1975, au Festival de cinéma de Paris.

[3] Témoigne d’un intérêt renouvelé pour ce roman, entre autres exemples, le volume collectif Petrolio 25 anni dopo. (Bio)politica, eros e verità nell’ultimo romanzo di Pier Paolo Pasolini, Carla Benedetti, Manuele Gragnolati et Davide Luglio éd., Quodlibet, 2020.

[4] Andrea Greco, Giuseppe Oddo, Lo Stato parallelo. La prima inchiesta sull’Eni tra politica, servizi segreti, scandali finanziari e nuove guerre, Chiarelettere, 2016.

[5] Ndlt – En référence le plus souvent aux événements des années 60 et 70, le « stragismo » désigne la technique du recours aux massacres et attentats dans un but d’intimidation et de déstabilisation de la part de groupes terroristes ou d’organes issus de l’État (services secrets, hiérarchie militaire, etc.).

[6] Pier Paolo Pasolini, Porno-Théo-Kolossal suivi de « Le cinéma », Davide Luglio éd., Mimesis, 2016, p. 51.

[7] Antonio Negri, Su Petrolio di Pier Paolo Pasolini, conférenc

Federico Luisetti

Philosophe, Professeur d’études italiennes à l'Université de Saint-Gall

Notes

[1] Carla Benedetti, Giovanni Giovannetti, Frocio e basta, Effigie, 2016.

[2] Traduit en France par René de Ceccatty, et publié chez Gallimard en 1995. Dans une lettre à son ami Alberto Moravia, Pasolini qualifie de « répugnant » le personnage principal de son roman, Carlo Valletti. Ce terme apparaît dans des moments-clés du texte : par exemple, Carlo dit de son propre corps qu’il est « un objet de pitié un peu répugnante » (Note 2) et répugnant est aussi le Merde, le jeune prolétaire absorbé par la société de consommation dans les longues Notes 71 et 72. – Il n’est pas sûr que Pétrole serait resté le titre définitif. Une autre hypothèse suggérée par l’auteur à plusieurs reprises, dans des manuscrits ou des conversations privées, est Vas. – Salò ou les 120 journées de Sodome, son dernier film, est lui aussi un objet répulsif, une vision infernale de supplices, coprophagie, sadomasochisme. Comme Pétrole, mais sans avoir eu besoin d’attendre 17 ans, le film fut dévoilé au public après l’assassinat du réalisateur, le 22 novembre 1975, au Festival de cinéma de Paris.

[3] Témoigne d’un intérêt renouvelé pour ce roman, entre autres exemples, le volume collectif Petrolio 25 anni dopo. (Bio)politica, eros e verità nell’ultimo romanzo di Pier Paolo Pasolini, Carla Benedetti, Manuele Gragnolati et Davide Luglio éd., Quodlibet, 2020.

[4] Andrea Greco, Giuseppe Oddo, Lo Stato parallelo. La prima inchiesta sull’Eni tra politica, servizi segreti, scandali finanziari e nuove guerre, Chiarelettere, 2016.

[5] Ndlt – En référence le plus souvent aux événements des années 60 et 70, le « stragismo » désigne la technique du recours aux massacres et attentats dans un but d’intimidation et de déstabilisation de la part de groupes terroristes ou d’organes issus de l’État (services secrets, hiérarchie militaire, etc.).

[6] Pier Paolo Pasolini, Porno-Théo-Kolossal suivi de « Le cinéma », Davide Luglio éd., Mimesis, 2016, p. 51.

[7] Antonio Negri, Su Petrolio di Pier Paolo Pasolini, conférenc