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Le Liban au prisme des élections législatives

Politiste

Quatre millions de Libanais étaient appelés aux urnes dimanche pour élire un nouveau Parlement. Les résultats de ce scrutin – le premier depuis le soulèvement populaire de 2019, l’effondrement économique et l’explosion dévastatrice du port de Beyrouth, suivis du départ de dizaines de milliers de jeunes diplômés du pays – offrent l’occasion de tirer plusieurs enseignements sur les nouveaux rapports de force politiques et l’ampleur de la crise que traversent l’Etat et la société.

Pour mieux comprendre le contexte dans lequel se sont déroulées ces élections, il faut rappeler au préalable que le Liban connaît depuis deux ans : une faillite financière privant une grande partie des Libanaises et Libanais de leur épargne bancaire ; une perte de la valeur de la monnaie nationale[1] ; des taux de pauvreté et de chômage records[2] ; des pénuries d’électricité, d’eau, d’essence, de farine et de médicaments ; des tensions politiques et confessionnelles ; et des pressions sur l’institution judiciaire dans le but d’entraver son enquête sur l’explosion meurtrière du port de Beyrouth qui a ravagé le 4 août 2020 des quartiers entiers de la capitale, tuant des centaines de personnes et blessant des milliers d’autres.

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Quatre raisons majeures expliquent cet engloutissement dans les abîmes. La première concerne les élites qui gouvernent depuis la fin de la guerre en 1990, et qui sont majoritairement issues de cette guerre, de ses crimes restés impunis, des invasions syrienne et israélienne qui ont suivi son déclenchement, de l’émergence du Hezbollah financé par l’Iran, et de l’hégémonie mafieuse de Damas jusqu’en 2005. À travers la distribution des ressources de l’État suivant leurs logiques de népotisme et à travers les réseaux clientélistes alimentés par l’argent de la reconstruction, ces mêmes élites, rivales mais solidaires quand leurs privilèges sont menacés, ont réussi à imposer leurs choix ou tout au moins à entraver le fonctionnement des institutions étatiques quand il s’avère que ces choix ne sont pas acceptés.

La deuxième raison est la complicité entre banquiers, hommes d’affaires et ténors politiques depuis 1992. Cela a engendré la répartition de contrats juteux et de crédits bancaires entre une minorité d’affairistes affiliés aux forces confessionnelles au pouvoir, et le surendettement de l’État permis et couvert par les ingénieries financières de la Banque centrale, jusqu’à la déroute totale. Le tout sur fond de corruption vertigineuse, et de contrebande de dollars ainsi que de produits subventionnés vers la Syrie, en particulier ces quatre dernières années.

La troisième raison s’inscrit dans les relations entre les élites politiques libanaises et les acteurs externes. Ces derniers ont toujours interagi avec beaucoup d’influence dans les affaires internes. Depuis l’indépendance, le consensus national a été difficile à trouver s’agissant de la position du pays par rapport aux grands axes régionaux qui s’imposent ou s’affrontent non loin de ses frontières. En même temps, les clivages confessionnels ont encouragé les forces étrangères à se livrer à une chasse aux alliés, dans l’objectif de créer des arènes de confrontation par procuration. Derniers épisodes en date : l’affrontement depuis 2003 entre Iraniens et Saoudiens, ou encore entre Iraniens et Américains, sans oublier les menaces entre Israéliens et Iraniens qui évoquent des règlements de compte à partir du sol libanais.

Enfin le quatrième facteur, celui qui pèse le plus depuis 2006, est l’excès de puissance du Hezbollah et de sa milice. Celle-ci est la seule à être toujours lourdement armée dans le pays. Cette surpuissance a eu plusieurs effets : elle a permis au parti chiite d’imposer ses alliances dans la politique étrangère, d’utiliser la violence contre ses opposants, d’envoyer (depuis 2012) des milliers de combattants se battre en Syrie sous ordre iranien, et de menacer tout élan citoyen ou toute procédure juridique mettant en cause ses agissements et son statut d’intouchable. Les répercussions ont été graves sur la stabilité du Liban, de même que sur ses relations avec plusieurs acteurs arabes et internationaux indispensables pour la survie de son économie.

Le déroulement des élections et la signification des résultats

C’est donc dans un pays écrasé par la crise que les électeurs ont choisi leurs députés. La fatigue, le désespoir, la colère, les humiliations quotidiennes, et certains appels au boycott ont sans doute affecté la participation. Seuls 46 % des Libanais et des Libanaises se sont rendus aux bureaux de votes. Un net recul par rapport aux taux de participation de 2018 et 2009, respectivement de 49 % et 55 %. Du côté de la diaspora, le taux était, en revanche, élevé : 60 % de participation, comparée à 55 % en 2018 (quand le principe du vote à l’étranger a été pour la première fois mis en œuvre). Même si cet électorat ne forme que 3,7 % du corps électoral national, son comportement est important à signaler, puisqu’il s’est tout à la fois mobilisé, souvent contre les listes des partis du pouvoir, et surtout parce qu’il est jeune et éduqué. C’est le cas en particulier dans les pays du Golfe, mais aussi en France et en Grande-Bretagne, où des dizaines de milliers de Libanais se sont installés ces deux dernières années après l’explosion du port de Beyrouth.

Les résultats du scrutin ont reflété les profonds clivages politiques, permis aux grandes formations confessionnelles de se maintenir, voire de progresser dans certains cas. Néanmoins, les résultats ont montré aussi la percée des candidats indépendants ou issus de la contestation du 17 octobre 2019, exprimant le début d’un changement dans les mentalités d’une partie des électeurs[3].

Ainsi, dans un Parlement de 128 députés, élus sur une base de représentation confessionnelle dans 15 circonscriptions (64 chrétiens et 64 musulmans)[4], le Hezbollah chiite et ses alliés (le mouvement chiite Amal et le « courant patriotique » chrétien du président de la République et d’autres formations chrétiennes et sunnites) sont arrivés en tête avec 58 députés. Ils ont, cependant, perdu la majorité (plus de 65 députés) qu’ils détenaient dans le Parlement sortant. Leurs adversaires chrétiens, druzes et sunnites ont obtenu 42 députés. Des indépendants chrétiens et sunnites (des notables, des descendants de familles politiques, et des individus proches d’hommes politiques qui ont décidé de ne pas se présenter) ont gagné 15 sièges, et enfin, des candidats représentant des groupes qui ont activement participé au soulèvement populaire de 2019 ont arraché 13 sièges sunnites, chrétiens et druzes (dont 4 par des femmes[5]). Leur percée est l’un des phénomènes les plus marquants de ces élections.

L’analyse du vote montre plusieurs éléments importants.

D’abord, la large participation chiite dans les scrutins précédents (57 % en moyenne) a baissé (et n’a pas dépassé les 50 % cette fois). Ceci n’a pas empêché le Hezbollah et son allié Amal de monopoliser la représentation chiite, mais a illustré une baisse dans leur capacité de mobilisation, permettant pour la première fois depuis 1992 à deux candidats (druze et grec orthodoxe) de la contestation de gagner contre deux membres de leur liste mixte dans leur fief du Sud-Liban.

Deuxièmement, l’appel au boycott des élections lancé par l’ancien Premier ministre sunnite Saad Hariri[6] n’a été suivi que partiellement dans sa communauté. Cela a rendu possible la victoire de plusieurs indépendants et surtout d’au moins quatre candidats de la contestation. Hariri va vraisemblablement être isolé politiquement dans les prochains mois, même s’il compte sur les possibles échecs du futur gouvernement pour revenir et se reconstruire une légitimité.

Troisièmement, les élections ont confirmé du côté chrétien l’affaiblissement du courant du président de la République Michel Aoun (dirigé par son gendre Gebran Bassil). Considéré comme l’un des principaux responsables de la catastrophe actuelle dans le pays, allié fidèle du Hezbollah, il doit à ce dernier l’élection d’au moins 5 de ses 18 députés (élus grâce aux votes des chiites du Hezbollah dans les circonscriptions mixtes). En face de ce courant, ses principaux rivaux chrétiens, les forces libanaises suivies du parti Kataeb et des indépendants ont obtenu la majorité des sièges attribués aux chrétiens (plus de 33 sièges). Ceci est très important à quelques mois des élections présidentielles qui verront un nouveau maronite diriger l’État libanais.

Quatrièmement, la majorité des candidats considérés comme des fervents défenseurs du président syrien Bachar Al-Assad ont perdu. C’est le cas à Tripoli, ville majoritairement sunnite, mais aussi dans la Beqaa-ouest, circonscription très mixte, dans le sud du Mont-Liban à majorité druze et chrétienne (et fief de Walid Joumblat, leader druze et ténor de la classe politique), et dans une circonscription du Sud-Liban, mixte mais à majorité chiite. Au total, cinq personnalités pro-Assad (dont l’ancien vice-président du Parlement, le fils d’un ancien Premier ministre et un notable druze qui siège dans l’assemblée depuis 1992) ont été battus par cinq candidats de la contestation.

Enfin, il est clair que le Liban a aujourd’hui un Parlement sans majorité politique stable. En fait, il connaîtra ce que nous pouvons qualifier de « majorité mobile » par thème ou sujet. Ce phénomène met fin à d’anciennes formes de clivages qui ont marqué la vie politique depuis 2005, à savoir pro ou anti-régime syrien, ou pro ou anti-Hezbollah. Aujourd’hui, il y a par exemple une majorité évidente pour demander le désarmement du parti chiite, mais cette majorité se dissout dès l’instant où les réformes politiques et sociétales sont évoquées[7]. Elle se constitue différemment s’agissant des mesures de sauvetage financier et des négociations avec le FMI et la Banque mondiale sur la restructuration du système bancaire et le « partage de ses pertes ». Elle se forme selon les rythmes des négociations et des compromis entre les grands blocs à la veille de l’élection du nouveau président de la République (prévue en novembre 2022).

Le paysage politique libanais dessiné par les élections législatives apparaît très fragmenté, à l’image d’une société tourmentée par les épreuves. Les défis sont colossaux, et malgré la percée d’une dizaine de candidats progressistes et réformateurs, les forces responsables de l’effondrement de l’économie, du déclin de l’État, de l’explosion du port de Beyrouth et des scandales de corruption se sont maintenues. Elles formeront probablement le prochain gouvernement et éliront le président capable de préserver leurs intérêts et leur impunité.

Le chemin du changement est encore long.


[1] En 2019, un dollar américain valait 1 500 livres libanaises. Aujourd’hui le dollar vaut plus de 25 000 livres.

[2] Selon les estimations des Nations unies, 80 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté, et le taux de chômage s’élève à 30 %.

[3] L’âge du vote au Liban est fixé à 21 ans. Pour de nombreux d’observateurs, la percée des candidats indépendants aurait été plus importante si le droit de vote était accordé dès 18 ans.

[4] Répartis selon la formule suivante : 34 maronites, 14 grecs orthodoxes, 8 catholiques, 6 arméniens, 2 « minorités » pour les chrétiens, et 27 sunnites, 27 chiites, 8 druzes et 2 alaouites pour les musulmans.

[5] Noter que seulement 8 des 128 membres du Parlement sont des femmes. La vie politique au Liban a toujours été dominée par une culture patriarcale et par un conservatisme traversant toutes les communautés religieuses.

[6] Son courant est en grande difficulté politique et financière depuis sa rupture avec les nouveaux dirigeants de l’Arabie Saoudite, notamment le prince héritier Mohamad Ben Salman, qui l’avait « séquestré » et humilié en 2017 (il a été « libéré » suite à une médiation du président français Emmanuel Macron).

[7] Si les forces libanaises, le parti Kataeb, une partie des indépendants chrétiens, le bloc druze, une grande partie des élus sunnites et les représentants de la contestation s’opposent au parti chiite armé, ils ne forment pas un front homogène, et ont des agendas très divergents sur les questions économiques, sur la réforme de la loi électorale, les droits des femmes et les libertés privées. Dans le camp pro-Hezbollah, les accords sur les questions stratégiques (armes du parti et politique étrangère) ne couvrent pas nécessairement les autres affaires, surtout internes. Des divergences peuvent apparaître sur la décentralisation administrative par exemple, les négociations avec le FMI, ou le mariage civil.

Ziad Majed

Politiste, Professeur à l’université américaine de Paris

Notes

[1] En 2019, un dollar américain valait 1 500 livres libanaises. Aujourd’hui le dollar vaut plus de 25 000 livres.

[2] Selon les estimations des Nations unies, 80 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté, et le taux de chômage s’élève à 30 %.

[3] L’âge du vote au Liban est fixé à 21 ans. Pour de nombreux d’observateurs, la percée des candidats indépendants aurait été plus importante si le droit de vote était accordé dès 18 ans.

[4] Répartis selon la formule suivante : 34 maronites, 14 grecs orthodoxes, 8 catholiques, 6 arméniens, 2 « minorités » pour les chrétiens, et 27 sunnites, 27 chiites, 8 druzes et 2 alaouites pour les musulmans.

[5] Noter que seulement 8 des 128 membres du Parlement sont des femmes. La vie politique au Liban a toujours été dominée par une culture patriarcale et par un conservatisme traversant toutes les communautés religieuses.

[6] Son courant est en grande difficulté politique et financière depuis sa rupture avec les nouveaux dirigeants de l’Arabie Saoudite, notamment le prince héritier Mohamad Ben Salman, qui l’avait « séquestré » et humilié en 2017 (il a été « libéré » suite à une médiation du président français Emmanuel Macron).

[7] Si les forces libanaises, le parti Kataeb, une partie des indépendants chrétiens, le bloc druze, une grande partie des élus sunnites et les représentants de la contestation s’opposent au parti chiite armé, ils ne forment pas un front homogène, et ont des agendas très divergents sur les questions économiques, sur la réforme de la loi électorale, les droits des femmes et les libertés privées. Dans le camp pro-Hezbollah, les accords sur les questions stratégiques (armes du parti et politique étrangère) ne couvrent pas nécessairement les autres affaires, surtout internes. Des divergences peuvent apparaître sur la décentralisation administrative par exemple, les négociations avec le FMI, ou le mariage civil.