La tentation du fascisme en postcolonie ? Sur la victoire de Le Pen aux Antilles
Comment des sociétés nées de l’esclavage atlantique et du racisme inscrit au cœur de la traite et de la colonisation, sociétés communément présentées comme des « terres de gauche » voire comme des emblèmes de la créolisation, ont-elles pu basculer dans les bras de Marine Le Pen, représentante aux dernières élections présidentielles des oripeaux du fascisme français ? Avec un score de près de 70 % des voix en Guadeloupe et de plus de 60 % en Martinique, la victoire de la dirigeante du Rassemblement national le 24 avril dernier a suscité des réactions mêlant stupeur, consternation et indignation sur les réseaux sociaux et chez nombre d’intellectuels des Antilles et dans la presse hexagonale.
Les chiffres de l’abstention et des votes blancs ont généralement pondéré les réactions. Au second tour l’abstention électorale s’est en effet élevée à 52,82 % en Guadeloupe et à 54,55 % en Martinique. Parmi les votants, les taux de bulletins blancs et nuls représentaient respectivement 5,71 % et 5,51 % en Guadeloupe. En Martinique, ils étaient de 8,09 % et 5,31 %. Au total, sur 304 670 inscrits (pour une population inférieure à 380 000 habitants selon le dernier recensement), ce sont 73 000 Martiniquais qui ont déposé un bulletin en faveur de Marine Le Pen. Parmi 315 941 électeurs (pour environ 395 000 habitants), 92 106 Guadeloupéens ont donné leur voix au Rassemblement national. Ces éléments relativisent en effet l’ampleur de la victoire du parti de Marine Le Pen parmi les électeurs des Antilles françaises, affaiblissant l’hypothèse d’une adhésion « des Guadeloupéens » ou « des Martiniquais », en un mot des sociétés antillaises, à l’idéologie du Rassemblement national.
Pour autant, à y regarder de plus près, ces chiffres sont préoccupants. En Guadeloupe, près de 30 % du corps électoral a donc franchi le Rubicon du vote frontiste. En Martinique, c’est un peu moins d’un quart du corps électoral qui s’est prononcé en faveur de la candidate du Rassemblement national sans que celle-ci n’ait jamais pu se rendre sur place depuis l’interdit fait à son père par les militants indépendantistes de la Martinique en décembre 1987. Fait remarquable, malgré l’abstention massive et loin d’être inédite, dans les deux îles la participation électorale a sensiblement augmenté au second tour. En effet, au premier tour l’abstention était de 55,25 % en Guadeloupe et de 57,32 % en Martinique. Des électeurs antillais ont ainsi sciemment fait le choix, et de manière volontariste, de donner la victoire à Marine Le Pen.
En outre, si l’on tient compte des votes blancs et nuls, on observe également que les électeurs désireux d’exprimer un « non-choix » devant l’alternative s’offrant à eux au second tour sont plus nombreux. Au premier tour, les votes blancs et nuls s’élevaient en effet à 3,08 % et 2,35 % en Martinique. Ils étaient de 1,92 % et 2,56 % en Guadeloupe. À côté du choix de Marine Le Pen, ces derniers chiffres soulignent une claire volonté de rejeter l’alternative en présence, et à travers elle la désaffection en bloc de la classe politique de gouvernement.
Ce tableau invite à questionner les dynamiques sociales et politiques qui agitent aujourd’hui les sociétés antillaises et plus largement mettent en jeu leur lien juridico-politique avec le pouvoir central de la France, incarné par la figure présidentielle dans la Ve République.
Ce n’est pas la première fois que des électeurs des Antilles françaises votent à contre-courant de leurs concitoyens de l’Hexagone lors d’une élection présidentielle, surprenant ces derniers par leurs logiques politiques autonomes. Déjà en 1981, à l’heure où la gauche française se réjouissait de la victoire de François Mitterrand et de l’arrivée du Parti socialiste à l’Élysée, c’est Valéry Giscard D’Estaing qui remportait l’élection à plus de 70 % des voix dans les deux îles – avec déjà des niveaux d’abstention électorale dépassant les 50 %. Ce vote intervenait à une époque où dans la région Caraïbe, à la fin des années soixante-dix, les îles anglophones voisines accédaient successivement à l’indépendance, tandis que les droites locales agitaient la menace d’un « largage » de la République – selon les mots de l’époque – représenté par le candidat socialiste. Pour les spécialistes, la crainte de perdre des acquis économiques et sociaux avait alors guidé ce choix conservateur. Aux élections législatives qui suivirent, la gauche antillaise (Parti socialiste, Parti communiste et Parti progressiste martiniquais d’Aimé Césaire) remportait largement des sièges à l’Assemblée nationale.
Aujourd’hui, pour expliquer ce décalage, les résultats ont été lus comme la traduction d’un vote massif de rejet du mandat d’Emmanuel Macron, voire d’un vote « antisystème ». Or dans le fond cette interprétation ne dit pas grand-chose de leurs enjeux spécifiques tant en Guadeloupe qu’en Martinique – voire dans chacun des territoires d’outre-mer où (à l’exception de la Nouvelle-Calédonie) Marine Le Pen a atteint des scores records. En effet, les recherches de science politique consacrées au vote FN-RN dans l’Hexagone s’accordent à considérer ce dernier comme un vote contestataire et non comme un vote d’adhésion. Enfin, le précédent rappel des décalages dans l’histoire électorale entre la France et ses possessions des Antilles vient souligner combien l’élection présidentielle y revêt d’emblée une dimension organique en raison même du présidentialisme de la Ve République.
En un mot, les électeurs guadeloupéens et martiniquais disent quelque chose de l’état du lien juridico-politique de leur société à l’État et à la France, les deux venant se confondre en la circonstance. À travers le vote s’énoncent des espérances sociales inscrites dans des enjeux locaux et investies dans le lien politique avec la République française. En cela, les scores indécents de la candidate du Rassemblement national en Guadeloupe et en Martinique doivent plus qu’inquiéter. Car s’il s’agit d’un vote contre, ces résultats obligent à qualifier le contenu dudit « système » sous le mandat d’Emmanuel Macron.
Les résultats de l’élection de 2022 dans les Antilles, et plus largement dans les territoires d’outre-mer, témoignent du rejet massif de la politique gouvernementale conduite localement. Comme cela a été rappelé par bien des commentateurs, il n’est pas possible de les extraire du contexte social et politique immédiat dans lequel ils s’inscrivent, c’est-à-dire la gestion de la crise sanitaire et l’explosion sociale majeure des mois de novembre et décembre 2021. Dans les deux îles, certes avec des différences en fonction des contextes, l’obligation vaccinale a été largement perçue comme une mesure étatique disciplinaire, autoritaire et injuste de la part d’institutions étatiques dont la légitimité en matière de politique de santé apparaissait elle-même considérablement affaiblie depuis le « scandale du chlordécone ». Tel un cercle vicieux, le rejet de la vaccination (alimenté par un mélange complexe entre attachement à la pharmacopée traditionnelle et perméabilité aux fake news circulant sur les réseaux sociaux), et à travers ce dernier, la défiance envers l’État, se sont nourris d’une défiance désormais installée envers l’État.
La crise aura mis en lumière les difficultés de dialogue social, voire l’incompréhension profonde, entre les autorités publiques et les syndicats opposés à l’obligation vaccinale en même temps que l’ampleur de la désaffiliation sociale sous-tendue par une explosion sociale inédite. Désordonnée, cette dernière fut marquée par la multiplication des barricades, les pillages, des émeutes, des incendies et parfois – en Martinique – des agressions sexuelles sur les ronds-points et aux alentours des barrages routiers. Parallèlement au bras de fer des syndicalistes avec les représentants des autorités publiques (police, préfets, ARS, mais aussi ministre), une population précaire ou désœuvrée, entre chômage de longue durée et délinquance, a fait exploser sur la scène publique sa colère contre le vaccin et le passe sanitaire. Elle a aussi laissé éclater son ras-le-bol des profondes frustrations sociales générées par la vie chère et les inégalités de ressources. Souvent présentés comme « jeunes » (s’y dénombrent pourtant des pères et des mères de famille parfois âgés entre 40 et 50 ans), des acteurs hétérogènes (parmi lesquels quelques femmes et parfois des enfants) appartenant aux quartiers populaires des zones urbaines ou d’habitats sociaux des communes rurales dénoncent l’organisation sociale « sous perfusion », s’en prennent au préfet et aux classes politiques locales, jugées inefficaces.
Au nom de la « dignité du peuple », sur des barricades des femmes et des hommes réclament le libre droit à disposer de leur corps, la redistribution des ressources économiques aux plus précaires, mais aussi le ras-le-bol d’être « les déchets de la métropole ». Comme lors de la grande grève générale de février-mars 2009, ils ciblent les prix dans les supermarchés, le coût de l’essence et des pièces détachées. À tous ces griefs s’ajoute, en Guadeloupe en particulier, l’épineux problème de l’accès à l’eau qui a montré avec force toutes les défaillances des élus locaux et des autorités publiques. Par une ironie tragique, le département, aussi surnommé « l’île aux belles eaux » (Karukera), subit de plein fouet les effets de la vétusté et du défaut d’entretien, responsabilité des communes et des collectivités locales, d’un réseau de canalisation souvent daté du XIXe siècle.
Dans les territoires d’outre-mer comme dans le reste de la France, le mandat d’Emmanuel Macron a été marqué par le renforcement des politiques de baisse des investissements publics. Dans des sociétés antillaises où le chômage reste endémique (21 % en Guadeloupe et 15 % en Martinique selon des données de l’INSEE datées de 2019) et l’activité très dépendante de l’emploi public, les conséquences du désengagement toujours plus grand de l’État en matière sociale, mais aussi d’infrastructures, se font cruellement sentir. Peu après son arrivée au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron a suscité de vives craintes parmi les parlementaires des Antilles et de la Réunion en annonçant la baisse, voire la suppression, des emplois aidés. Suite aux protestations des députés inquiets des conséquences sociales de cette nouvelle fragilisation de l’emploi, même précaire, dans leurs territoires, le dispositif a finalement été maintenu, puis renforcé durant la crise sanitaire.
Comme dans bien des régions françaises, les hôpitaux de Martinique et de Guadeloupe subissent un lourd endettement sous l’effet, entre autres, de la tarification à l’acte introduite par Nicolas Sarkozy. Le Centre hospitalier universitaire de la Martinique est parmi les 100 hôpitaux les plus endettés de France en raison d’investissements d’équipement effectués sans moyens. Il accumule aujourd’hui une dette de plus de 250 millions d’euros qu’il ne parvient pas à éponger. En mars 2021, le Ségur de la santé prévoyait 75 millions d’euros pour la restauration des capacités financières de l’ensemble des établissements de la Martinique. A contrario le CHU de Guadeloupe se porte mieux financièrement. En 2019, le gouvernement a accordé une ligne budgétaire de 20 millions d’euros pour favoriser l’apurement de ses 45 millions d’euros d’endettement. Cependant, il souffre d’un sous-équipement important, aggravé par l’incendie d’une partie de ses locaux fin 2017. La construction d’un nouvel hôpital serait attendue pour 2023. Aussi, lorsque Emmanuel Macron a annoncé un plan Marshall pour rénover les infrastructures publiques à Marseille, des syndicats de Guadeloupe ont dénoncé un « deux poids, deux mesures » entre les Antilles et l’Hexagone dans l’application des politiques publiques.
Outre l’insuffisance des investissements publics au regard des difficultés structurelles auxquelles font face ces territoires, la présidence d’Emmanuel Macron a aussi été marquée par un style de communication à la fois incohérent et distant qui a pu trancher avec ses prédécesseurs. L’image d’une présidence arrogante, élitiste et parisienne a sans doute également renforcé le rejet en bloc de la personne d’Emmanuel Macron et de son gouvernement dans les urnes. Sur le chlordécone, si le président de la République a reconnu un « scandale environnemental », lors d’une réception des élus des Antilles à l’Élysée, il a martelé sur un ton paternaliste : « il ne faut pas dire que ce pesticide est cancérigène ». Il prenait en cela le contrepied des études scientifiques françaises et internationales les plus sérieuses sur le sujet. Ce qui n’aura pas manqué de faire réagir d’abord les médecins spécialistes, puis les parlementaires antillais. Cette déclaration a ainsi été interprétée comme l’expression d’une volonté, au plus haut sommet de l’État, de minimiser l’impact sanitaire durable (plusieurs siècles) de l’utilisation du chlordécone dans les terres antillaises et dont la présence est détectable parmi 90 % de la population adulte de Guadeloupe et de Martinique.
Réagissant auprès du journal Le Monde (25 avril 2022) au score de Marine Le Pen à la présidentielle, l’ancienne ministre des Outre-mer de Nicolas Sarkozy, Marie-Luce Penchard, aujourd’hui membre du Conseil régional de Guadeloupe, se désole : « on ne sait plus parler aux Ultramarins. » Ces propos traduisent la prise de conscience d’un changement dans les relations entre les élus des Antilles, habitués à soigner leurs liens avec les grands partis nationaux à Paris, et l’équipe gouvernementale elle-même. Avec Emmanuel Macron, les élus ont en effet dû faire face – malgré les discours officiels lénifiants sur la « diversité et la richesse des outre-mer » – à une nouvelle génération de femmes et d’hommes politiques moins concernés par les enjeux d’héritages coloniaux dans les relations directes avec eux et les populations qu’ils représentent. Signe de ce fossé générationnel entre LREM et les acteurs politiques antillais, lors de son voyage en Guadeloupe en pleine période de révoltes et de crise sociale à la fin de l’année 2021, le ministre des Outre-mer Sébastien Lecornu oppose aux syndicats invoquant la mémoire des événements de mai 1967 comme symbole de la violence illégitime de l’État en Guadeloupe qu’il « n’était pas né » lorsque ces événements eurent lieu… Elie Domota, syndicaliste et ancien porte-parole du Lyannaj Kont Pwofitasyon (LKP), dénoncera par la suite « un ministre hors-sol ».
Les incompréhensions entre un personnel politique élitiste et très parisien se sont également fait sentir au sein même des sections antillaises de LREM, quasiment inexistantes dans le paysage politique local. Ce faible ancrage a pesé dans la conduite de la campagne électorale. En Martinique, le parti a été agité de nombreuses tensions, sa représentante locale ayant bruyamment claqué la porte et dénoncé dans les médias martiniquais les pratiques du parti parisien. La situation est sensiblement différente en Guadeloupe. Le parti présidentiel y compte un député (Olivier Serva) et a réussi le tour de force d’y remporter sa seule région française, dirigée par l’ancien député divers gauche Ary Chalus, également ancien porte-parole du candidat Emmanuel Macron pour l’outre-mer en 2017 et membre du bureau exécutif de LREM. Toutefois, l’importance politique d’Ary Chalus s’est considérablement affaiblie en raison notamment d’un procès pour « abus de confiance, détournement de fonds publics et financement illégal d’une campagne électorale ». En juin 2021, il remportait la région avec une participation électorale réduite à 36,88 % des voix (contre 57,32 % en 2015). L’effondrement de la participation électorale traduit le désaveu global de la classe politique par une population guadeloupéenne déjà excédée bien avant les présidentielles. Un désaveu dont Marine Le Pen aura pleinement tiré les bénéfices.
L’hostilité à l’égard des mesures gouvernementales a eu pour enjeu central, telle une lame de fond, le type d’organisation socio-économique globale de la Guadeloupe et de la Martinique.
Enfin, la distance sociale entre la présidence d’Emmanuel Macron et les populations antillaises se rejoue aussi à travers des domaines hautement symboliques comme l’audiovisuel et la mémoire. Alors que le candidat Emmanuel Macron avait fait la promesse durant la campagne électorale en avril 2017 que la chaîne France Ô serait maintenue dans le paysage audiovisuel français, la chaîne a finalement cessé d’émettre en 2018. L’événement a suscité l’émotion tant parmi les téléspectateurs que dans la classe politique, restée impuissante. Plus récemment, lors de la journée de commémoration des mémoires de l’esclavage le 10 mai 2021, le président de la République choque par son silence dont il revendique la « solennité ». Cette attitude ne contraste pas seulement avec la pratique des présidents qui l’ont précédé depuis 2006 à cette occasion, mais plus encore avec l’autre solennité du discours commémorant, la même année, le bicentenaire de la mort de Bonaparte qui rétablit l’esclavage dans les colonies en 1802. En 2022, Emmanuel Macron a maintenu ce nouvel usage, l’absence de discours commémoratif, mimant étrangement le silence d’État que la France a longtemps entretenu sur son passé esclavagiste.
La campagne présidentielle a donc eu lieu sur fond d’exaspération et de colère sourde dirigées à la fois contre le personnel politique et la politique sanitaire de l’État durant la pandémie. Mais, en creux, l’hostilité à l’égard des mesures gouvernementales a eu pour enjeu central, telle une lame de fond, le type d’organisation socio-économique globale de la Guadeloupe et de la Martinique, ou pour le dire autrement « la question sociale » structurée par les liens économiques et politiques de la France avec ses départements français d’Amérique. Treize ans après les mobilisations de 2009, les mêmes problèmes posés pacifiquement dans la rue se sont reposés fin 2021 sous la forme d’un encastrement du politique dans le social, devenu désormais explosif.
La délégitimation des élus locaux, la faible cohésion des acteurs syndicaux et l’affaiblissement dans le temps du mouvement syndical en Martinique et en Guadeloupe n’y sont pas pour rien. Surtout, en une courte période, cette question sociale postcoloniale s’est densifiée d’une dimension sanitaire et écologique incarnée par la mauvaise gestion des ressources environnementales (eau courante et pollution des mers par les sargasses) et le « scandale du chlordécone » auxquels s’est enfin agrégé le refus de la vaccination au nom de la « souveraineté sanitaire ». En l’occurrence, la formule a surtout signifié l’exaltation des pratiques thérapeutiques vernaculaires comme mode de défense contre l’autorité d’un État devenu largement illégitime en matière de soin et de protection des corps. Emmanuel Macron n’ayant pas mieux affronté que ses prédécesseurs les questions structurelles anciennes qui détériorent le tissu social de ces sociétés, en période de pandémie son mandat néolibéral a focalisé toutes les déceptions et les récriminations.
Dans ce contexte de dégradation sociale avancée, nourri des sentiments de mépris social et de relégation civique par les autorités publiques, le volet social des programmes de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen (bien qu’ils n’aient rien d’identique sur le plan idéologique, au sens fort du terme) ne pouvait que séduire un électorat antillais déboussolé et écœuré. En 2017 déjà, Jean-Luc Mélenchon arrivait en tête du premier tour de la présidentielle en Martinique. En Guadeloupe, il était deuxième derrière Emmanuel Macron représenté sur place par les réseaux du député d’alors, Ary Chalus. Le leader de La France insoumise a pris l’habitude de venir faire campagne dans les Antilles françaises, d’y organiser des meetings qui attirent foule, de rencontrer les élus locaux et d’accorder du temps aux médias locaux.
Si La France insoumise pèse peu dans le paysage politique martiniquais et guadeloupéen, par son discours politique social contestataire et son charisme de tribun la personne de Jean-Luc Mélenchon rencontre une grande popularité parmi les électeurs antillais. Dans son programme un volet est entièrement consacré aux réformes envisagées dans les outre-mer. Le terme revient d’ailleurs 22 fois dans le programme quand il n’est mentionné qu’une seule fois en 24 pages dans celui d’Emmanuel Macron. L’encouragement du « développement endogène », la « préférence commerciale pour les produits ultramarins vers la métropole et l’Europe » et les « partenariats commerciaux équilibrés avec les voisins régionaux », l’objectif de « l’autosuffisance alimentaire via l’agriculture paysanne écologique et des filières agroalimentaires locales », sont autant de thèmes que défendent localement et de façon autonome bien des élus de la gauche antillaise, des militants écologistes ou des acteurs engagés dans la lutte pour la transformation structurelle des économies antillaises, notamment parmi une jeune génération de Guadeloupéens et Martiniquais, souvent diplômée d’écoles d’ingénieurs françaises ou étrangères et formée aux agricultures alternatives.
Marine Le Pen quant à elle a bénéficié d’un terreau politique, certes discret, mais déjà identifiable : sa lente installation dans l’espace politique guadeloupéen et, dans une moindre mesure, martiniquais. De plus, la banalisation de sa présence dans les médias et dans le paysage politique national a contribué à la progression du Rassemblement national dans les territoires d’outre-mer. Les scores importants (avoisinant les 40 %) qu’elle réalisait dès le premier tour en 2017 en Nouvelle-Calédonie, en Guyane et à Mayotte avaient déjà surpris. Surtout, sans doute grâce à l’abstention plus massive encore (aux alentours de 85 %), aux dernières élections européennes de 2019 le parti de Marine Le Pen a fait une percée remarquée dans les Antilles. En Guadeloupe, le parti remporte largement les européennes et s’assure la députée, Maxette Grisoni-Pirbakas, présidente du syndicat agricole FDSEA de Guadeloupe. En Martinique, il succède seulement de deux points à LREM.
La présidente du Rassemblement national n’a pas pu faire campagne personnellement dans cette dernière île. Mais elle y a missionné ses intermédiaires nationaux et y a désormais des représentants locaux, possibles candidats aux législatives. En Guadeloupe, bien que vivement contestée, elle a pu faire campagne, se déplacer et grâce à l’entremise de ses relais guadeloupéens, rencontrer en personne des électrices et des électeurs. Malgré son faible espace politique et sa faible légitimité, elle a pu bénéficier d’un report presque mécanique des voix (dont le caractère mécanique devrait être investigué plus en détail) de Jean-Luc Mélenchon qui témoigne autant du rejet de la politique d’Emmanuel Macron que des attentes sociales dont les électrices et électeurs semblent l’avoir investie dans leur volonté farouche d’un « tout sauf Macron ! »
Faute de données d’enquête autorisant une idée nuancée du profil sociologique des personnes ayant voté RN, on se contentera ici des quelques éléments glanés dans les médias et dans la presse (locale et nationale), sur les réseaux sociaux et par interconnaissance lors de conversations avec des proches qui ont voté en Martinique. Ces éléments n’ont bien sûr aucune valeur sociologique, mais ils peuvent guider des interprétations contrôlées.
On sait qu’en France hexagonale, les électeurs frontistes sont généralement peu diplômés, plutôt jeunes, habitants de communautés rurales paupérisées sous le coup de la désindustrialisation et de l’éloignement des services publics et des commerces de proximité. Or s’il semblerait qu’en Guadeloupe et en Martinique les personnes qui ont voté Le Pen fin avril dernier ont un profil plus hétérogène, toutes font état de ce poids de la question sociale et/ou de la distance sociale entre électeurs et État dans leur choix électoral. Ainsi, une électrice guadeloupéenne d’une soixantaine d’années se plaignant de sa « toute petite retraite » et de sa « voiture qui tombe toujours en panne » auprès du journal Ouest-France (25 avril 2022), précise : « Ces cinq ans sous Emmanuel Macron n’ont amené que de la précarité. Et puis, il continue de se moquer de nous, les Ultramarins, pour lui nous ne sommes rien. » En Martinique, rapporte le journal Le Monde, des retraités se sont aussi émus de leur précarité : « Macron n’a rien fait pour nous. La retraite est trop basse : je touche 800 euros par mois ! » Une femme d’une quarantaine d’années, dénonce quant à elle : « Trop de jeunes sont dans la rue, il n’y a pas assez de travail. Il faudrait peut-être remettre le service militaire. »
La présidente du Rassemblement national n’a eu de cesse de dénoncer les défaillances de l’État en outre-mer.
Bien consciente de l’enjeu électoral que représente le vote d’outre-mer pour sa conquête du pouvoir, Marine Le Pen a consacré une brochure entière (21 pages) aux régions d’outre-mer. S’il faut se garder de surestimer le poids du détail de son programme sur les choix des électeurs, son discours politique a pu rencontrer des sensibilités sociales antillaises. Un garagiste guadeloupéen, quadragénaire, répondant au journal Ouest-France ne dit pas autre chose : « il faut admettre aussi qu’en termes de programme, certaines de ses propositions font écho chez nous ». En Guadeloupe et en Martinique, celle qui s’est présentée comme la candidate du « pouvoir d’achat » a en effet atteint une préoccupation majeure de l’électorat antillais confronté, on l’a vu, depuis plus d’une décennie à la « vie chère ». Dans les médias, elle n’a pas manqué d’exprimer sa solidarité avec les mères célibataires et a fait la promesse de rétablir la demi-part des divorcés, veufs et veuves dans une population antillaise de plus en plus vieillissante.
Autant d’éléments qui ont pu toucher, là encore, une partie de l’électorat précaire. Dans sa quête de respectabilité publique, elle a réussi le tour de force de faire passer une vision traditionnelle de la famille patriarcale – que l’on retrouve classiquement dans tous les régimes fascistes de Vichy à Franco, en passant par Mussolini – pour une politique progressiste favorable aux droits des femmes.
En outre, la présidente du Rassemblement national n’a eu de cesse de dénoncer les défaillances de l’État en outre-mer et dans le contexte tendu de la crise sanitaire elle s’est dite favorable à la réintégration des soignants suspendus pour avoir refusé la vaccination. La proposition a d’ailleurs largement circulé sur les réseaux sociaux antillais. Par là, elle a fini par incarner pour nombre d’électrices et d’électeurs une figure du pouvoir à la fois proche et autoritaire, à même d’incarner à leurs yeux une perspective crédible de changement. Un proche a ainsi pu me dire son souhait de « tenter l’inconnu pour donner sa chance au nouveau ». « Il faut essayer pour voir », dit de son côté un retraité martiniquais au journaliste du Monde. Au lendemain des résultats en Guadeloupe, le garagiste précédemment mentionné déclarait à Ouest-France : « Ça n’aurait pas pu être pire que Macron. Peut-être que son père était raciste, mais elle me semble différente. Nous aurions dû lui laisser sa chance ».
Très habilement, Marine Le Pen a aussi su déployer la rhétorique de la reconnaissance auprès de populations dont, comme elle l’a elle-même martelé, les « territoires sont abandonnés et méprisés » par l’État. Cette rhétorique, loin de viser la reconnaissance comme principe de justice et d’égalité, n’est pas sans rappeler le vieux rêve colonial de la plus « Grande France » sous la Troisième République. Dans le passé, ce discours a nourri l’utopie antillaise (partagée par les élites et une majorité de la population en particulier au lendemain de la Première Guerre mondiale) d’un lien national transatlantique entre la métropole et ses colonies.
Parce qu’il semble valoriser l’appartenance des citoyens des Antilles à une commune nation française, ce discours fait écho à une conception de la citoyenneté française partagée par les colonisés eux-mêmes à la fin du XIXe siècle et qui parcourt le long XXe siècle antillais. L’apogée de cette utopie coloniale fut d’ailleurs marquée par le tricentenaire de la colonisation française aux Antilles en 1935. Les populations antillaises elles-mêmes, y voyant la valorisation venue d’en haut de leur appartenance et même de leur contribution à la nation française, y adhérèrent avec zèle. En résumé, le discours du colon rejoignait paradoxalement l’aspiration du colonisé à la reconnaissance de ses droits, selon des logiques d’intérêts pourtant antagonistes.
Aujourd’hui encore, il n’est pas rare d’entendre çà et là, en Guadeloupe comme en Martinique, à côté de l’exaltation d’une identité culturelle fétichisée, des discours ordinaires se revendiquant d’une pleine participation à l’identité culturelle et politique française. Aussi, certaines formes de nationalisme culturel antillais, un peu comme on le retrouve pour certains régionalismes en France, ont très bien pu s’accorder avec la rhétorique pan-nationale du Front national, et par là nourrir paradoxalement une utopie impérialiste française, loin d’avoir congédié les hiérarchies coloniales héritées et loin de toute ambition progressiste sur le plan social.
Dans un contexte antillais où les nationalismes anticoloniaux, généralement d’extrême gauche, ont globalement échoué à formuler la vision d’une souveraineté politique guadeloupéenne ou martiniquaise, conduisant ainsi l’anticolonialisme aujourd’hui à bien des égards à la maigre revendication d’une identité culturelle pour elle-même, certains auront même pu voir dans cette rhétorique la possibilité de la reconnaissance par l’État de leur identité et de leur destin dans un ensemble national, à la fois plus vaste et présumé plus respectueux ou protecteur de leurs particularismes. Dans cette perspective, les sentiments xénophobes contre les Caribéens venus de Haïti, des îles anglophones voisines de la Dominique ou de Sainte-Lucie, mais aussi de République dominicaine, auront pu se voir confortés, voire légitimés. Comme si le rejet de l’Autre garantissait le maintien d’acquis bien lourdement affaiblis. Cette illusoire protection d’un Soi menacé par la relation à l’Autre est, on le sait, au cœur de l’attractivité des régimes fascistes auprès des classes les plus vulnérables. Le vote pour le Rassemblement national dans les Antilles françaises peut par conséquent se lire comme l’expression d’une demande criante d’État social et d’État autoritaire à la fois.
Ce paradoxe doit être pris au sérieux tant il s’inscrit dans une série de transformations des discours fascistes aujourd’hui à l’œuvre dans certaines démocraties. Une même Marine Le Pen peut constituer l’islam et les musulmans en éléments par essence pathogènes pour le corps social français dont ce dernier devrait être littéralement purgé, et revendiquer « un grand ministère d’État pour la France d’outre-mer si chère à son cœur » (sic). Car la France d’outre-mer qui lui est « si chère » n’est autre que celle du mythe colonial, celle d’une civilisation française projetée par-delà les mers, une France impériale, celle encore du consentement paisible des colonisés à leur propre domination et de l’injonction d’État à l’assimilation. Certainement pas celle de la critique anticoloniale qui a aussi de façon tumultueuse façonné l’histoire des Antilles, et encore moins celle de l’impact durable de l’esclavage et de la période post-esclavagiste sur l’organisation économique et sociale de ces sociétés.
Or toute la force politique des discours néo-fascistes contemporains est de prospérer sur les ruines sociales de la globalisation néolibérale en faisant croire que leur fantasme de pureté nationale et/ou raciale puisse en offrir les remèdes. Dans des sociétés antillaises où la présence musulmane est encore infime, bien des habitants ont perdu de vue que le « eux » musulmans érigés en ennemi consubstantiel d’un « nous » français n’était pas si éloigné d’eux en vérité. D’abord, parce qu’ils partagent avec ces derniers passé colonial et vécu de la racialisation, puis parce que le « nous » de Marine Le Pen reste encore bien encombré des vieilles hiérarchies coloniales. « Quand vous entendez dire du mal des juifs, dressez l’oreille, on parle de vous » écrivait Fanon en une formule célèbre. Ces propos aujourd’hui applicables aux musulmans, érigés en parias du FN-RN et d’une partie des élites françaises d’extrême droite, sonnent aussi comme un rappel indirect de la cécité que des groupes minoritaires racialisés peuvent avoir à l’égard d’autres minorités faisant l’épreuve d’une altérisation distincte (en l’occurrence religieuse) dans leur rapport au groupe majoritaire ou « national ». En cela l’auteur de Peau noire, masques blancs invitait à ne pas être dupe du fait qu’être victime de racisme ou avoir été soi-même colonisé n’immunisait en rien contre le pouvoir de séduction des idéologies fascistes.
Ce phénomène n’est d’ailleurs pas propre à l’électorat antillais qui a accordé sa confiance à Marine Le Pen aux dernières présidentielles. Il rappelle en effet l’attractivité d’un Donald Trump auprès d’une partie de l’électorat latino et africain-américain aux États-Unis en 2020, alors même que le candidat républicain portait un discours xénophobe et ouvertement favorable à la suprématie blanche. Les expériences fascistes du passé ou celles néofascistes du présent (au Brésil ou en Inde par exemple) invitent aussi à méditer ce paradoxe. Ce sont précisément celles et ceux qui subissent le plus cruellement les politiques néolibérales qui cèdent au mythe politique de pureté nationale, lequel, loin de s’en prendre aux ruines laissées par le néolibéralisme, subvertit l’idéal de justice sociale au principe de division entre un « eux » et un « nous » essentialisés.
Dans le cas antillais, on l’aura compris, les effets de ces politiques néolibérales sont devenus indissociables des effets continués de politiques néocoloniales (qui ne disent pas leur nom derrière les dispositifs fiscaux compliqués) d’organisation économique et sociale de ces anciennes colonies françaises de plantation. Quelques jours après l’élection d’Emmanuel Macron, une rumeur née sur les réseaux sociaux selon laquelle la sur-rémunération à hauteur de 40% des fonctionnaires serait désormais réduite pour les nouveaux entrants dans la fonction publique générait la panique… Elle trahissait autant la peur de la logique néolibérale de la gouvernance d’Emmanuel Macron que la grande dépendance économique et sociale à l’égard de l’État. Dans treize ans, nous serons en 2035, soit quatre siècles exactement après la colonisation française des Antilles en 1635. Combien d’explosions sociales ou de crises politiques majeures récupérables par d’habiles tacticiennes néofascistes auront alors montré la nécessité de transformations profondes des économies antillaises ? Si cette exigence peut être portée par le mouvement social, à l’évidence elle nécessite pour voir le jour autant la vision exigeante et courageuse d’acteurs politiques locaux que l’intervention de l’État en dernier lieu.