« Sauver le Bien Commun » ou le Davos de la mondialisation malheureuse
Après la tenue du deuxième Sommet « Sauver le Bien Commun » organisé par Jean Tirole et la Toulouse School of Economics (dite TSE pour les initiés) les hésitations n’ont plus cours : Davos le sommet du Forum économique mondial, aujourd’hui à l’agonie a désormais un successeur. Les choses peuvent être encore précisées, car au fond l’annonce faite à Toulouse est sans ambiguïtés : après Davos et le sommet annuel de la mondialisation heureuse, voici venu avec TSE, celui de la mondialisation malheureuse.
Davos a un successeur
Pour qui a suivi le sommet de Toulouse[1], il s’impose vite qu’il ne s’agit plus comme à Davos de célébrer la « fin de l’histoire », le passage à un « capitalisme de marché »[2] universel et sans entraves, ou les bienfaits de la dérèglementation… Non. Ce temps-là est passé. La crise financière de 2008 (dite des subprimes et produit direct de la déréglementation financière), l’approfondissement dramatique et à vive allure de la crise climatique, l’étalement mondial de la pandémie du Covid-19 qui signifie aussi l’entrée dans une ère de pandémies à répétition[3] et pour clore le tout, après l’invasion de l’Ukraine, la guerre désormais ouverte entre la Russie et l’OTAN… tout cela l’indique l’assez : l’ère de la mondialisation heureuse est close. Avec cette clôture, Davos, sauf miracle, ne peut que sombrer, où ne plus exister qu’au prix d’un déni de lui-même, qui progressivement lui fera perdre tout intérêt.
Bon débarras !… étions nous nombreux à penser. C’était pourtant aller bien vite en besogne d’imaginer que rien ne viendrait au secours de ce cet effondrement. Car comme l’hydre qui reconstitue sans cesse ses tentacules coupées, revoici Davos, revêtu d’habits neufs et retaillés, mais prétendant plus que jamais à son rôle d’éclaireur des élites, du moins celles qui se sont auto-proclamées comme telles.
La même formule que celle qui a fait le succès de Davos est à nouveau employée. De « brillants » et très titrés économistes académiques servent des idées, ou répercutent et donnent écho aux projets et visions des puissants dont les voix comptent : au tout premier chef celles des dirigeants des grandes multinationales, hauts prédateurs d’une planète au bord de l’explosion. Aussi, sont présents des « politiques », décideurs dit-on quelquefois sans rire, venus là bien sûr pour se montrer mais aussi et avant tout pour prendre la température de ce qui va se faire et dont il faudra bien, bon gré mal gré, qu’ils en accompagnement le mouvement.
La différence est qu’à Toulouse, on ne traite plus, comme à Davos, des bienfaits de la mondialisation mais de ses méfaits. Climat, santé, alimentation sont au menu du jour. C’est à dire aussi trois des crises majeures dans lesquelles nous sommes plongés. De Davos à Toulouse, ce qui ne change pourtant pas, c’est l’idée que tous les grands prédateurs réunis là sont certes « partie » du problème mais surtout qu’ils en sont avant tout la solution.
Au demeurant parmi les acteurs, les représentants des grandes entreprises privées de l’industrie ou de la finance sont les seuls à avoir été invités, les seuls à qui on a donné la parole. Pas une seule ONG : ni Oxfam, ni les Amis de la Terre, ni Amnesty International, ni MSF… n’ont été conviés. De même pas une seule association professionnelle de salariés ou représentant du BIT (les « collaborateurs » sont là pour « collaborer », pas pour être écoutés et encore moins être entendus). Pas une seule société savante de chercheurs impliqués sur les sujets débattus. De même aucun représentant du GIEC ou de l’IPBES ni aucune des Académies des Sciences, de Médecine ou de Pharmacie (qui aujourd’hui ont un rôle si important à jouer pour éclairer l’opinion publique…) n’ont été conviés. Non, ici, on cultive l’entre-soi.
Ici prévaut un huis clos au sein du triptyque : dirigeants de firmes multinationales, économistes défenseurs de l’économie de marché, politiques triés sur le volet. La formule de Davos, en dépit de l’échec spectaculaire de tout ce pour quoi ce forum a milité, est reconduite telle quelle. Et la revue Challenges qui est le grand sponsor des rencontres de Toulouse, ne se prive pas de faire l’annonce, en s’en léchant par avance les babines, que oui bien sûr l’année prochaine il y aura un troisième sommet ! Et que d’ici là « des économistes du bien commun » (…) tiendront chaque semaine dans le magazine une tribune sur les sujets importants du moment.[4]
Au-delà de l’annonce que de fait Davos a désormais son successeur, que retenir de cet évènement ? On retiendra ici deux confirmations que le déroulement du « sommet » est venu apporter.
Le « bien commun » comme nouvelle notion attrape-tout
Première confirmation : la notion de « bien commun » dans la bouche des initiateurs est une sorte de ramasse-tout, utilisé pour recycler et tenter d’habiller de nouveaux atours les vieilles recettes, celles du temps de la mondialisation, qui ont conduit à la catastrophe dans laquelle nous sommes aujourd’hui immergé. Ce point – qui signifie aussi l’entrée en grand dans l’âge du commonswashing – vaut qu’on y insiste quelque peu, puisqu’aussi bien « la recherche du bien commun » est annoncée comme l’objet même de la rencontre et sert de titre et de point de ralliement.
Au premier « Sommet du bien commun » (les 27 et 28 Mai 2021), une tentative – tout à fait dérisoire – avait été conduite, pour sauver les apparences, de définir, s’agissant du bien commun, de quoi on entendait parler. Jean Tirole dans la session inaugurale de ce premier sommet avait en quelques dizaines de secondes expliqué que le bien commun est ce que recherche un individu, lorsque les yeux bandés on lui demande de tracer les contours de la société dans laquelle il souhaitait vivre à l’avenir – sans qu’il sache à l’avance quelle place il allait occuper dans cette société. Cette fable – on dit quelquefois cette « expérience de pensée » – a dans le passé été utilisée par certains philosophes. John Rawls en particulier à qui elle va servir de point d’appui, pour élaborer une théorie de la justice – certes toujours entièrement libérale – mais qui se conclura par des propositions violemment anti-utilitaristes[5].
Rawls conclut alors la réflexion qu’il conduit, en formulant la proposition que la société qu’il appelle de ses vœux doit, entre autres choses, permettre des transferts de revenu des plus riches vers les plus pauvres. Une recommandation qui le met au ban de la théorie néo-classique de l’utilité[6] qui continue de prévaloir aujourd’hui au sein de l’économie dominante et dont TSE est un éminent défenseur. En dépit de la même référence à la notion de « voile d’ignorance », on ne trouve chez Tirole rien de comparable au travail de renversement effectué par Rawls. Pour le dire clairement, chez Tirole, la référence à la théorie du voile d’ignorance ne sert à rien.
Les recommandations qui émanent de ses travaux sont en effet identiques depuis quelques trois décennies[7]. Avec ou sans « voile d’ignorance » (une notion évidemment totalement absente de ses travaux fondateurs de la décennie 1990), il s’agit pour Tirole, hier comme aujourd’hui, au moyen des « bonnes » incitations, de faire prévaloir les règles de marché lorsque celles ci – momentanément ou plus durablement – ne peuvent se déployer ou sont à l’origine de troubles trop importants[8].
Il est frappant d’observer, qu’alors qu’on attendait du « second » sommet qu’il vienne enfin combler cette indigence sur ce dont il est l’objet même, pas un mot n’est dit sur la notion de bien commun. Un sommet entier se tient donc sur une notion absente, un objet jamais précisé et défini. Et pour cause. Traiter – sérieusement – du bien commun aurait conduit à des propositions sans rapports aucuns avec celles présentées dans le sommet[9]. La référence à la notion de bien commun au sommet de Toulouse, comme au demeurant dans les écrits de Tirole, apparait donc comme une sorte de « hold up » théorique effectué sur un concept né dans un tout autre champ et qui amène vers de toutes autres recommandations que celles vers lesquelles on prétend la conduire. Tout se passe comme s’il fallait, après Davos et pour en prolonger l’existence sous une forme nouvelle, tout changer (dans le vocabulaire) pour ne rien changer (dans les préconisations).
Des illustrations de cette prise d’otage sémantique, et de cette tentative de transmutation de l’or en plomb, le sommet abonde. Il est même entièrement fait de cela.
Je ne reviendrai pas ici sur les discours tenus sur le changement climatique, et la manière dont M. Philippe Ducom représentant du groupe ExxonMobil (avec la complicité des « scientifiques » présents qui n’ont nullement contredits les propos tenus), a pu en toute quiétude annoncer son intention de poursuivre son œuvre de prédation pour les décennies qui viennent, dans un déni complet de la réalité et des exigences du moment, en se targuant du fait que ExxonMobil prépare avec « des méthodes de captation du carbone » une technologie capable d’assurer la « neutralité carbone » annoncée par ailleurs par les services de communication du groupe.
Les chercheurs scientifiques (climatologues, biologistes, agronomes…) réunis dans ATECOPOL (Atelier d’Économie Politique) plus que sceptiques sur ces annonces, ont excellemment et de manière complètement argumentée fait pièce des « arguments » de ExxonMobil comme de ceux des économistes de TSE qui ont relayé les propos tenus par Mr Philippe Ducom[10]. Il n’y a je pense rien à rajouter à leur exposé, sinon d’inviter les lecteurs soucieux de vérité à s’alimenter aux sources mêmes du dossier[11].
En complément de ces arguments relatifs au climat, je me propose plutôt ici de traiter d’un autre domaine : celui de la crise pandémique et des solutions à y apporter. Car il s’agit de là de la seconde confirmation apportée par le deuxième « sommet » de Toulouse : pour TSE, quel que soit le champ considéré, c’est à travers le marché et les bonnes incitations dirigées vers les firmes qu’on atteint le « bien commun ».
Contre le Covid : rajouter de l’argent public à l’argent public pour mieux « inciter » les Pharmas
Le « sommet » de Toulouse comportait une session pompeusement intitulée : « Les leçons de la pandémie ». Force est de le constater : de « leçons », il ne fut nullement question. Quelle(s) origine(s) à la pandémie du SARS-CoV-2 ? Pourquoi l’inégalité abyssale constatée dans l’accès aux traitements (et notamment aux vaccins) ? Que penser des nouveaux milliardaires de la pandémie, alors que la maladie, en frappant prioritairement les plus pauvres, a encore contribué à accroitre les inégalités ?… Autant de sujets pouvait-on penser spécialement pertinents pour qui entend traiter du « bien commun ».
Rien de tout cela pourtant ne fut traité, ni même seulement nommé. La « session » s’est bornée à un exposé de Michael Kremer[12] – entrecoupé de questions posées par une présentatrice (Me Thuy-Diep Nguyen), ici comme pour le reste du sommet, sans qu’aucune question « exogène », venue du public ne soit posée… En pratique l’exposé de Kremer fut l’occasion pour l’auteur de réitérer ses thèses essentielles formulées depuis 2004[13]. Il fut ainsi amené à soutenir que l’enseignement principal de la crise du Covid-19, c’est qu’il faut se montrer bien plus généreux encore avec les firmes pharmaceutiques, en leur assurant à travers des marchés anticipés et entièrement garantis (incluant la prise en charge de la construction de capacités de production à très grande échelle), de façon à les inciter à redoubler d’efforts en recherche.
À partir de là prend soin de préciser Kremer, il sera normal et légitime que ceux qui ont trouvé les bons vaccins tirent parti et bénéfice de leurs produits. Cet argument est au demeurant réaffirmé dans l’entretien donné par le conférencier au magazine Challenges. Il y déclare en effet, et là est son mot de conclusion : « Il serait enfin souhaitable que chaque pays développe des capacités de production et de développement vaccinal : cela permettrait de tester différentes technologies, et d’être sûr qu’à terme l’une d’entre elle fonctionne. Ensuite les entreprises qui auraient identifié les meilleurs vaccins seraient récompensées en devenant les fournisseurs privilégiés du monde entier »[14]
Pas un mot dans sa présentation sur le système des brevets pharmaceutiques et de la propriété intellectuelle exclusive qui a provoqué, dès lors que le vaccin était disponible, une course mortifère au nationalisme vaccinal. Pas un mot sur le fait que la recherche publique a déversé des milliards de dollars (quelques 30 milliards de dollars américains pour la seule BARDA[15]) à des firmes qui ont ensuite engrangé à elles seules les bénéfices de ces subsides. Pas un mot sur le fait que cette marée de dollars (et d’euros) a été déversée sur les firmes sans qu’à aucun moment les pouvoirs publics fassent valoir des droits sur les produits de la recherche issus de ces financements. Pas un mot sur la formidable inégalité d’accès qui a marqué la pandémie[16].
C’est que la « recherche du bien commun » en santé publique, selon Kremer, consiste par-dessus tout à raffiner la méthode d’incitations – via les Advanced Markets Commitments (AMC)– dans l’espoir que cela permette d’accélérer la venue des traitements. Hors de cela, sur la question de la pandémie, le sommet de Toulouse n’avait rien à dire. Rien en tous cas qu’il ait jugé utile et bon de dire. Ce choix – s’en tenir à cette proposition – n’est en rien surprenant car les recommandations formulées par Kremer – ceci expliquant sans doute cela – sont parfaitement en ligne et en phase avec celles – plus générales – de Tirole et de TSE. Chez l’un comme chez les autres, c’est fondamentalement par les mécanismes de marché qu’il faut passer. Il n’est question que de les activer, le cas échéant au moyen des « bonnes » incitations. Pour nos défenseurs du bien commun, en matière de lutte contre les pandémies, cela prend la forme de ces fameux AMC : garantir à l’avance aux firmes pharmaceutiques d’immenses profits, dans l’espoir qu’elles investiront en recherche-développement[17].
•
Qu’il s’agisse du climat ou des pandémies, la messe dite par TSE, aujourd’hui comme hier, n’a en rien été modifiée. Le marché reste l’alpha et l’oméga des mécanismes qu’il faut à toute force animer et pour cela, autant que de besoin, élaborer les « incitations » capables d’en assurer l’hégémonie. La seule nouveauté est que, après les désastres multiples et de grande ampleur auxquels elle a conduit, cette hégémonie du marché ne pouvait plus être revendiquée comme telle de manière explicite. Dès lors, tout se passe comme si, à l’âge de la mondialisation malheureuse, il convenait de recouvrir tout cela de nouveaux habits.
La recherche du « bien commun » hautement affichée et mise en avant, tient désormais ce rôle de travestissement. Dans la négation complète et au mépris de tout ce pour quoi le concept a été conçu et pensé. De Elinor Ostrom pour qui les communs ne peuvent se concevoir comme ensembles d’instances délibératives qu’à la condition qu’ils se situent « au-delà du marché et de l’État »[18], à Stefano Rodotà pour qui les biens communs doivent par-dessus tout être tenus « hors commerce » et dont l’accès doit être protégé dans l’intérêt des générations futures, tout dans la réflexion sur les biens communs, et au contraire des préconisations des TSE, conduit à la critique et à la mise en cause du marché.
On peut en être certain. Viendra le moment où, le voile d’ignorance levé, la forfaiture que tente d’introduire le Sommet « Sauver le Bien Commun » apparaitra aux yeux de tous.