Les monologues du nous – sur Le Musée des contradictions d’Antoine Wauters
Après le succès critique de son dernier livre Mahmoud ou la montée des eaux (paru aux Éditions Verdier en 2021), Antoine Wauters signe Le Musée des contradictions (aux Éditions du sous-sol, en ce printemps 2022). Dans les deux cas, il en va d’un appel aux forces de la littérature, en tant qu’organe de prise de parole prenant à bras-le-corps la notion d’empathie, le présent diffracté dans lequel les êtres se meuvent, et un rapport critique à l’actualité qui est la nôtre.
Avec Mahmoud ou la montée des eaux, Wauters donnait à entendre une immersion en vers libres, respirant à travers la parole d’un vieux poète syrien, en un chant profondément politique. Pour Le Musée des contradictions, la forme a changé : le livre étant composé d’une série de douze « discours » qui sont autant de chapitres dans lesquels le pronom « nous » se confie ou invective, mais toujours s’adresse, au moyen d’un lyrisme parfois passionné.
Commençons par ausculter le titre de l’ouvrage. Un musée n’est-il pas une institution dans laquelle les formes, les œuvres et les objets sont conservés ? Il en va de la formalisation architectonique d’un savoir donné, construit, agencé, au moyen de l’édification d’un lieu ritualisé. Les musées ont toujours une histoire, une logique, des départements, mais aussi des lacunes et des pièces manquantes. Un musée dit toujours quelque chose de nous, d’une époque, d’une société, d’une multiplicité de pratiques ou encore de savoir-faire. Un musée dit aussi quelque chose de notre évolution : il inventorie tout ce qu’il peut abriter, des traces archéologiques aux trésors de guerre, jusqu’à nos avant-gardismes. C’est donc un espace parfois hasardeux et hétéroclite, mais qui n’en reste pas moins actif. Si bien que le musée est en soi une réunion, et un possible territoire de rencontre.
Comment donc habiter ce lieu intenable et sur la corde raide – l’espace du livre et du monde – où tout est prêt à basculer dans le vide ?
Dans la Grèce antique, le musée était le temple des Muses. Il offre ici sa monumentalité à l’élaboration architecturale d’un livre polyphonique, et par-là théâtral : un objet par l’intermédiaire duquel des voix se font entendre. Entre les allées et parmi les salles d’un musée, le spectateur chemine. Il en va de même ici parmi les discours qui composent les paroles que le lecteur appréhende peu à peu. L’auteur nous guide, mais sa visite n’a rien d’une visite au pas de course : elle est au contraire une plongée graduée, qui aura pour point d’acmé la douleur sociale, la quête impossible du bonheur, et des interrogations existentielles sur la possibilité même d’un avenir, qu’il soit singulier ou commun.
C’est là que le terme de « contradiction » apparait. Ou plutôt ce pluriel ouvert du « musée des contradictions ». Le spectre s’ouvre, le nombre se répand. On se perd en difficultés, en conjectures, dans des questions certainement insolubles. Wauters a placé en exergue de son livre une citation de Francis Scott Fitzgerald : « Ce qui caractérise une intelligence humaine de premier ordre, c’est son aptitude à garder simultanément à l’esprit deux idées contradictoires sans pour autant perdre sa capacité à fonctionner. On devrait, par exemple, être capable de voir que les choses sont sans espoir et pourtant déterminé à les changer. » Alors, oui, l’enjeu est bien celui-là : ne plus avoir d’espoir, mais garder la capacité d’espérer.
Comment donc habiter ce lieu intenable et sur la corde raide – l’espace du livre et du monde – où tout est prêt à basculer dans le vide ? Comment continuer à vivre, à poursuivre, tels des funambules, malgré tout ? Comment réinventer le monde quand tout crie la perte des illusions ? C’est sur cette ambiguïté fondatrice que le livre se construit, malgré et avec les oppositions, les injustices, les impasses de notre contemporain : « dans le musée des contradictions, le malheur est total, mais la pensée que d’un merdier sort quelquefois une rose ne nous abandonne pas », peut-on lire dès les premières pages.
Nous l’avons dit, le livre est constitué de « discours ». Chaque discours appartient à un registre différent : discours d’une jeunesse punk et désabusée face à un juge, discours d’une bande de joyeux vieillards en pyjama, discours des femmes prenant le large grâce à la poésie, discours des hommes qui n’en peuvent plus, discours des fils et des filles à leurs ancêtres, discours d’un monde progressivement en train de s’éteindre et de disparaître. La forme même du discours, ici actualisée en plaidoirie pour la vie bonne ou encore sous la forme d’adresses épistolaires inter-générationnelles, ne va pas sans rappeler Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau ou encore Le Discours de la servitude volontaire de La Boétie.
Il s’agit d’une forme politique par laquelle la pensée déconstruit une situation, la décode, pour mieux dénoncer l’intenable. À sa manière, Wauters fait ici du discours le lieu d’un dire politique par lequel la parole s’éprouve tout en étant proférée. Et l’on peut sans doute supposer que l’écrivain croit à la Cité comme lieu possible de l’écoute, de la transmission, voire de la transformation. Le livre, alors, en devient l’Agora.
Lorsque le « nous » se meut en « on », la parole se disloque et finit par englober une multitude qui cherche, et se perd dans la quête.
Si bien que Wauters prend la plume pour parler à la place de : dans son incapacité à dire « je », il place ses attentes dans le fait d’écrire pour résister à tout ce qui soumet, amoindrit, dérègle la pensée et la fait suffoquer. La force lyrique du texte réside ainsi dans l’ouverture sur une altérité, par la prise en charge de la multiplicité, afin de créer un silence proprement littéraire (et par nature paradoxal) en tant qu’il est composé d’une symphonie de voix. Cette orchestration, on le devine au fil des pages, est celle d’une génération particulière, celle des trentenaires et des quarantenaires, celles des fils et des filles de. Il s’agit des enfants du monde d’avant, qui ont à vivre dans le monde d’aujourd’hui, qui est déjà un monde d’après. De ce dernier monde, on ne sait que dire : on ne parvient plus à le saisir, tant il effraie et paralyse.
« Nous n’avons plus de place où vivre », « Nous n’avons rien », « Nous ne sommes pas en paix », « Nous sommes nés il y a quarante ans tout juste », martèle cette génération tierce qui n’a rien et voudrait tout, qui aspire à être et à devenir quelque chose. Que faire alors ? Comment perdurer dans ces contradictions ? Des stratégies sont inventées, des tentatives ont lieu : le « nous » s’exerce, cherche une issue, voit de la lumière, tente une entrée, s’efforce, se maintient vaille que vaille, n’y arrive plus, mais continue quand même. Comme dans une pièce de Samuel Beckett, l’absurde guette, le futur piétine, le présent s’éternise, le passé n’est plus qu’un réceptacle dont personne ne peut plus hériter sans en souffrir.
Les personnages frappent à la porte, et se demandent où aller, quelle trajectoire emprunter. « On cherche le moyen de guérir. Où espérer ? À quoi s’accrocher ? On cherche un nom pour les siècles à venir. Un nom décent. Un nom possible », disent les voix. Lorsque le « nous » se meut en « on », la parole se disloque et finit par englober une multitude qui cherche, et se perd dans la quête. Malgré tout, quelques énergies persistent. Toutes et tous désirent encore un peu, souhaitent un changement : « Nous, nous voulons le retour des lucioles, du printemps. » C’est ce qui confère aussi à ce musée sa dimension de manifeste pour de nouvelles éclosions.
Mais, là où le texte apparait dans toute son âpreté c’est lorsque les inégalités deviennent criardes, et confinent au lieu commun : des clochards font la manche et personne pour leur adresser un regard, le travail salarié perd de plus en plus son sens, la Terre est devenue un chantier béant. Tout le monde a vieilli, a grandi sans s’en apercevoir, et sans même parvenir à faire le deuil de l’enfance. Il semblerait que le présent n’appartienne plus à personne. « Notre bonheur, on nous l’avait lancé comme une balle de dressage canin dès notre prime enfance, et voilà qu’il restait introuvable, quoi que nous fassions et quel que soit le cœur que nous y mettions », disent les hommes au travail, ceux qui ne parviennent plus à se situer ni à trouver un point d’appui quelconque.
Et il y a pire encore : la situation en devient si irrespirable que les femmes prennent la parole pour dire ceci : « nous avons le regret d’avoir mis nos enfants au monde », tout en s’excusant et en accusant le coup. Elles s’expliquent néanmoins : le monde est devenu inhabitable. On sent poindre une contradiction qui touche au cœur, et que Wauters distille : pour mieux vivre, les urbains ont regagné les campagnes, pour manger des poulets au grain ou cultiver les champs sans pesticide, et pourtant le mal continue de faire son ouvrage. Une force, telle un Léviathan, dévore de l’intérieur et ronge l’enthousiasme.
Le démembrement du « nous », n’est-ce pas la contradiction par excellence ? Un à un, arracher les membres d’un corps pour le désunir. Et c’est la séparation qui règne alors : « un monde d’infinies solitudes, toujours plus seules et séparées par le pouvoir et l’impuissance du fric », écrit Wauters. Cette séparation a été à l’œuvre, on le sait et le plus concrètement, lors des confinements successifs que nous avons subi dans le contexte de la pandémie. Tel a sans doute été la toile de fond présidant à l’écriture de ce livre. Cela fait écho à un livre de Mathilde Girard paru très récemment, précisément intitulé La séparation du monde (Éditions Excès, 2022) dans lequel la narratrice, recluse et solitaire, fait état d’un monde certes confiné, mais surtout séparé de lui-même : un monde sans projet et latent, au sein duquel les notions même d’individualité, et par extension de communauté, n’existent plus. Car il faut être regardé pour exister en tant qu’individu ; il faut être lu ou écouté pour exister en tant que peuple.
Certaines pages de ce musée ressemblent d’ailleurs à un roman d’anticipation, mais dont les projections se rapprochent à une vitesse phénoménale : « C’était l’époque où nous travaillions comme magasiniers dans l’une des trois enseignes du pays. Magasiniers et non plus pianistes, sculpteurs, écrivains. L’État ne supportait plus le bruit de nos plumes et nos fameuses “prises de position” comme il disait. Elles embrouillaient l’esprit des gens. Elles ne servaient à rien. » En effet, la séparation absolue serait celle qui ferait perdre de vue jusqu’à l’idée même de résistance ou de joie, jusqu’à l’idée même d’expression artistique. Voilà : 1984 en 2022. Plus d’artistes, plus de prises sur rien, mais des magasiniers asservis et consommables.
Pourtant, le livre de Wauters n’est pas si noir, car il reste une défense de la vie bonne, émancipée, déjouant les renoncements. Chez lui, c’est bien le lyrisme qui est la clé : « le lyrisme sauve ». C’est pourquoi on ne reprochera pas ici à l’auteur une certaine naïveté, car il y a certaines pages qui sont bel et bien naïves, formulées à la manière d’un enfant qui demande à vivre mieux, qui ne demande pas tant des comptes qu’une nouvelle lumière, une simple éclaircie. La demande est adressée à un « président » absent, mutique, qui n’entend pas. Mais le lyrisme de l’auteur peut aussi être combattant comme le chœur des femmes poètes, mené par le fantôme d’Ingeborg Bachmann, le dit bien : il s’agit de « rentrer dans chaque mot avec tout notre corps ». La littérature déjoue les assignations mortifères, en une force de proposition décloisonnée.
Les multiples « nous » du Musée des contradictions ne se confondent jamais. Car l’usage exclusif du pronom personnel, de cette première personne du pluriel, crée un théâtre spécifique pour une opération littéraire ouverte sur l’altérité davantage que sur le regroupement. Et si cet article est intitulé « les monologues du nous », c’est qu’il fait référence à un livre de Bernard Noël – Monologue du nous (paru aux Éditions P.O.L en 2015) dans lequel Noël utilisait déjà le « nous » pour dire la faillite des illusions. Cependant le livre d’Antoine Wauters s’arrête là où celui de Bernard Noël commence : car chez Noël, le « nous » ne demande plus rien à un quelconque président, mais s’engage dans un passage à l’acte sacrificiel, par lequel le « nous » s’atomise définitivement. À la différence, Wauters propose de trouver le moyen de franchir le seuil contradictoire de la « merde » à la « rose ». Car, c’est sans doute la promesse de la métamorphose, on peut le supposer, qui lui permet de tenir (encore) debout, et d’écrire (encore) quelques lignes.
Antoine Wauter, Le Musée des contradictions, Éditions du sous-sol, mars 2022, 112 pages.