Politique

Changer de cosmologie ou refaire du socialisme ?

Philosophe des sciences sociales

Le matérialisme, et la lutte des classes qui l’accompagne, voilà donc à quoi il faudrait faire retour pour tracer les lignes d’une nouvelle politique écologique. Un travail de reconstruction d’une cosmogonie, d’un cadre de politisation, que prônent Bruno Latour et Nikolaj Schultz dans leur Mémo sur la nouvelle classe écologique. Mais définir l’écologie comme un hyper-matérialisme, c’est reproduire en la radicalisant l’erreur marxiste qui a consisté à réduire le socialisme à une question matérielle, quand elle est, et a toujours été, une question d’idéal et de justice.

Alors que les débats sur l’union de la gauche retrouvent une certaine actualité dans le monde politique, l’une de ses principales dimensions, le renouvellement de la pensée socialiste classique par les enjeux écologiques, demande encore à être théoriquement clarifié. Les réflexions sur la question sont nombreuses et dynamiques, mais c’est en repartant d’un petit texte à vocation politique récemment paru qu’on peut aborder de front ces enjeux, car on y trouve poussées à leur terme certaines logiques de l’œuvre de l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique contemporaine. C’est dans le contexte des dernières échéances électorales présidentielles que Bruno Latour et Nikolaj Schultz, l’un de ses doctorants travaillant sur les classes « géo-sociales », ont tenté, avec leur Mémo sur la nouvelle classe écologique, de construire le cadre d’une réelle politisation de l’écologie.

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Cette ambition résulte d’un constat, évident quoi que rarement énoncé avec une telle clarté, relatif au paradoxe dans lequel s’est enferré l’écologie politique : elle constitue un arrière-plan commun à tous les projets progressistes, et une référence obligée des autres, tout en se trouvant absolument incapable de s’imposer comme l’enjeu décisif autour duquel les mobilisations populaires et les projets politiques s’articuleraient. Quelque chose manque donc à l’écologie, qui malgré ce contexte favorable « réussit l’exploit de faire paniquer les esprits et de les faire bailler d’ennui » (p. 46). C’est en prenant au sérieux ce paradoxe que les deux auteurs sont conduits à développer un diagnostic général de la politique contemporaine, sous la forme de ce court opuscule dont l’objectif revendiqué est de sortir l’écologie politique de sa paralysie.

Davantage manifeste qu’essai, ce texte s’adresse surtout aux responsables des partis écologistes, qui, d’après les auteurs, ont jusqu’à présent failli à la mission qui leur incombe : créer une dynamique d’identification et de mobilisation à


[1] C’est à cette tâche immense que Bruno Latour s’est attelé avec courage depuis plusieurs années en multipliant les dispositifs visant à arpenter et décrire le sol sur lequel nous vivons, les interdépendances qui s’y construisent et les conflits qui en découlent. C’est le cas notamment du consortium Où atterrir et de ses ateliers citoyens, des questionnaires publiés dans les colonnes du journal AOC (Bruno Latour, « Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020), ou de nombreux autres dispositifs artistiques. Les coordonnées théoriques de ce projet avaient déjà été présentées dans quelques textes récents comme Où atterrir ? et Où suis-je ?

[2] Pour reprendre le titre de son ouvrage classique. Cf. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].

[3] Voir notamment Bruno Latour, Changer de société – Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.

[4] Voir par exemple Frédéric Lordon, « Pleurnicher le Vivant », Le Monde diplomatique, 29 septembre 2021. Frédéric Lordon, après avoir raillé le « latourisme politique », croit d’ailleurs bon d’ajouter en note qu’il « y a aussi un latourisme théorique (anthropologique et sociologique), mais lui se discute dans de tout autres coordonnées ». On ne saurait trouver meilleur aveu de l’incompréhension du lien qui unit ces deux aspects de l’œuvre de Bruno Latour, et la pauvreté de la critique qui en découle nécessairement.

[5] Sur les difficultés à faire coïncider la théorie politique latourienne et le thème de la justice d’inspiration durkheimienne, on se reportera à Bruno Karsenti, « L’écologie politique et la politique moderne », Annales, Paris, 2017/2, pp. 352-378.

[6] Voir notamment Bruno Latour, « Formes élémentaires de la société, formes avancées de la théologie », Archives de sciences sociales des religions, n°167, 2014, pp. 255-277, où la préférence pour la thèse de la pénétrabilité des monades de

Sacha Lévy-Bruhl

Philosophe des sciences sociales, Doctorant à l'EHESS

Mots-clés

AnthropocèneClimat

Notes

[1] C’est à cette tâche immense que Bruno Latour s’est attelé avec courage depuis plusieurs années en multipliant les dispositifs visant à arpenter et décrire le sol sur lequel nous vivons, les interdépendances qui s’y construisent et les conflits qui en découlent. C’est le cas notamment du consortium Où atterrir et de ses ateliers citoyens, des questionnaires publiés dans les colonnes du journal AOC (Bruno Latour, « Imaginer les gestes barrières contre le retour à la production d’avant-crise », AOC, 30 mars 2020), ou de nombreux autres dispositifs artistiques. Les coordonnées théoriques de ce projet avaient déjà été présentées dans quelques textes récents comme Où atterrir ? et Où suis-je ?

[2] Pour reprendre le titre de son ouvrage classique. Cf. Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006 [1991].

[3] Voir notamment Bruno Latour, Changer de société – Refaire de la sociologie, Paris, La Découverte, 2006.

[4] Voir par exemple Frédéric Lordon, « Pleurnicher le Vivant », Le Monde diplomatique, 29 septembre 2021. Frédéric Lordon, après avoir raillé le « latourisme politique », croit d’ailleurs bon d’ajouter en note qu’il « y a aussi un latourisme théorique (anthropologique et sociologique), mais lui se discute dans de tout autres coordonnées ». On ne saurait trouver meilleur aveu de l’incompréhension du lien qui unit ces deux aspects de l’œuvre de Bruno Latour, et la pauvreté de la critique qui en découle nécessairement.

[5] Sur les difficultés à faire coïncider la théorie politique latourienne et le thème de la justice d’inspiration durkheimienne, on se reportera à Bruno Karsenti, « L’écologie politique et la politique moderne », Annales, Paris, 2017/2, pp. 352-378.

[6] Voir notamment Bruno Latour, « Formes élémentaires de la société, formes avancées de la théologie », Archives de sciences sociales des religions, n°167, 2014, pp. 255-277, où la préférence pour la thèse de la pénétrabilité des monades de