Économie

Le capitalisme est-il contradictoire ? Joan Robinson face au marxisme

Économiste et philosophe

Co-inventeuse de la macro-économie aux côtés de Keynes à Cambridge, Joan Robinson a publié en 1942 un important Essai sur l’économie de Marx par lequel elle entendait « traduire » la pensée de l’auteur du Capital afin qu’elle puisse être lue et analysée par ses collègues économistes. Ulysse Lojkine présente ce livre majeur, qu’il vient de traduire.

Pour comprendre ce qui a amené Joan Robinson, fondatrice avec d’autres du courant post-keynésien, à écrire en 1942 son incisif Essai sur l’économie de Marx, il faut remonter aux années qui précèdent. À la fin des années 1930, elle se trouve dans une position ambiguë vis-à-vis du marxisme. D’une part, ce courant produit une critique du capitalisme qui lui convient, et l’esquisse d’une réorganisation économique fondamentale à laquelle elle est ouverte ; mais d’autre part, elle est sceptique vis-à-vis du « jargon », comme elle l’appelle, des marxistes et de certaines de leurs hypothèses économiques. C’est cette ambivalence qu’elle cherche à tirer au clair dans les années qui suivent.

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Elle entame le dialogue avec les socialistes, que ce soit ses étudiants ou Maurice Dobb, son collègue à Cambridge, économiste marxiste et membre actif du Parti communiste britannique. L’élucidation analytique bute pourtant sur la question du langage. Sa formation économique, et celle de ses collègues, s’est faite dans les catégories néoclassiques de Marshall ; elle utilise aussi désormais les nouvelles catégories keynésiennes qu’elle a contribué à construire. Mais les socialistes parlent une autre langue encore, celle de Marx.

Traduire Le Capital

Comme pour accompagner sa propre lecture du Capital, elle développe donc ce qu’elle présente à son ami et collègue Richard Kahn comme un projet de dictionnaire :

« Mon prochain projet est de faire à Marx un dictionnaire, pour qu’il puisse être lu par les économistes. Valeur = heures de travail. Survaleur = produit – salaires réels, etc[1]. »

Tel est donc le projet de Joan Robinson : traduire Le Capital dans des termes, des catégories qui ne sont pas les siennes. En un certain sens, ce projet n’est pas nouveau, et on peut le replacer dans la succession des tentatives de clarification analytique, souvent de formalisation du système de Marx, tentatives qui ont toujours mis en lumière, bien que sous des angles différents, les mêmes problèmes


[1]Lettre de Robinson à Kahn de décembre 1940 citée par Harcourt et Kerr, op. cit., chap. 4 – « Marx in Joan Robinson’s argument », p. 35.

[2]Voir Piero Sraffa, Production de marchandises par des marchandises. Prélude à une critique de la théorie économique, trad. S. Latouche, Paris, Dunod, 1999 [1960] et Ian Steedman, Marx after Sraffa, Londres, Verso, 1981 ; Nobuo Okishio, « Technical change and the rate of profit », Kobe University Economic Review, n° 7, 1961, p. 85–99 ; John Roemer, A general theory of exploitation and class, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982. Pour une synthèse récente en français, voir Sina Badiei, Economie positive et économie normative chez Marx, Mises, Friedman et Popper, Editions matériologiques, 2021, chap. 1, §3 – « Le problème de la transformation des valeurs en prix de production » et §4 – « La loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».

[3]Joan Robinson, Essai sur l’économie de Marx, trad. U. Lojkine, Editions sociales, 2022 [1942], préface à la seconde édition [1966], p. 34.

[4]Ibid., p. 163.

[5]Engels, préface à K. Marx, Capital, liv. III, trad. C. Cohen-Solal et G. Badia, Editions sociales, 1976 [1894], p. 17.

[6]Maurice Dobb, On Marxism to-day, Londres, Hogarth Press, 1932, p. 31-32.

[7]Voir notamment la lettre du 31 janvier 1941 (cote JVR\vii\120\11–3).

[8]Thomas A. Jackson, « Some flowers for Marx’s grave », The Plebs, mai 1943, cité par Harcourt et Kerr, op. cit., p. 50.

[9]Joan Robinson, Philosophie économique, trad. B. Stora, Gallimard, coll. « Les Essais », Paris, 1967 [1962] et Liberté et nécessité. Introduction à l’étude de la société et de l’économie, trad. J. Clarke, Payot, Paris, 1970 [1970].

[10]Joan Robinson, « History versus equilibrium » [1974], réimprimé dans Contributions to modern economics, op. cit., p. 126-136.

[11]On trouve une pensée post-keynésienne du chaos notamment chez George L. S. Shackle ou, plus récemment, chez Paul Davidson.

[12]Dans ce qui suit, nous reprenons, en les modifiant

Ulysse Lojkine

Économiste et philosophe, Doctorant à l'École d'économie de Paris et à l'Université Paris-Nanterre

Notes

[1]Lettre de Robinson à Kahn de décembre 1940 citée par Harcourt et Kerr, op. cit., chap. 4 – « Marx in Joan Robinson’s argument », p. 35.

[2]Voir Piero Sraffa, Production de marchandises par des marchandises. Prélude à une critique de la théorie économique, trad. S. Latouche, Paris, Dunod, 1999 [1960] et Ian Steedman, Marx after Sraffa, Londres, Verso, 1981 ; Nobuo Okishio, « Technical change and the rate of profit », Kobe University Economic Review, n° 7, 1961, p. 85–99 ; John Roemer, A general theory of exploitation and class, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1982. Pour une synthèse récente en français, voir Sina Badiei, Economie positive et économie normative chez Marx, Mises, Friedman et Popper, Editions matériologiques, 2021, chap. 1, §3 – « Le problème de la transformation des valeurs en prix de production » et §4 – « La loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».

[3]Joan Robinson, Essai sur l’économie de Marx, trad. U. Lojkine, Editions sociales, 2022 [1942], préface à la seconde édition [1966], p. 34.

[4]Ibid., p. 163.

[5]Engels, préface à K. Marx, Capital, liv. III, trad. C. Cohen-Solal et G. Badia, Editions sociales, 1976 [1894], p. 17.

[6]Maurice Dobb, On Marxism to-day, Londres, Hogarth Press, 1932, p. 31-32.

[7]Voir notamment la lettre du 31 janvier 1941 (cote JVR\vii\120\11–3).

[8]Thomas A. Jackson, « Some flowers for Marx’s grave », The Plebs, mai 1943, cité par Harcourt et Kerr, op. cit., p. 50.

[9]Joan Robinson, Philosophie économique, trad. B. Stora, Gallimard, coll. « Les Essais », Paris, 1967 [1962] et Liberté et nécessité. Introduction à l’étude de la société et de l’économie, trad. J. Clarke, Payot, Paris, 1970 [1970].

[10]Joan Robinson, « History versus equilibrium » [1974], réimprimé dans Contributions to modern economics, op. cit., p. 126-136.

[11]On trouve une pensée post-keynésienne du chaos notamment chez George L. S. Shackle ou, plus récemment, chez Paul Davidson.

[12]Dans ce qui suit, nous reprenons, en les modifiant