Rediffusion

Le reporting, cet inutile rituel d’entreprise

Journaliste

Pratique rituelle qui consiste pour des milliers de salariés à envoyer des rapports périodiques et standardisés, le reporting s’est généralisé alors même qu’on connaît depuis longtemps son inefficacité. Obligeant à se détacher de la réalité pour mieux adhérer aux désirs de sa hiérarchie, cet outil de contrôle incarne davantage l’idéologie néolibérale, poussée à son paroxysme avec l’arrivée de logiciels de surveillance dans la gestion des ressources humaines. Rediffusion du 25 février

Tous les vendredi soirs, des milliers de salarié·es écrivent leur PPP. Le « pipipi », car c’est de l’anglais, veut dire « progress, plans, problems ». Avant de partir en week-end, on y explique les progrès accomplis dans la semaine, son programme pour la suivante et les problèmes rencontrés, puis on l’envoie à son ou sa chef·fe. Dans une ancienne start-up de l’AdTech (en fait un intermédiaire dans la vente de publicité) devenue filiale d’un grand groupe européen, ce reporting hebdomadaire donne lieu à des retours environ une fois sur dix. Un employé a même cessé d’en écrire pour voir ce qui se passerait. Résultat : rien. Son chef ne s’en est pas aperçu, ou bien n’a pas jugé nécessaire de le réprimander.

Quand j’ai écrit Imposture à temps complet : pourquoi les bullshit jobs envahissent le monde, les personnes que j’ai rencontrées citaient souvent le reporting comme l’archétype du « bullshit job », ces tâches à l’utilité douteuse qui empoisonnent la vie professionnelle (« job » signifie d’abord « tâche » en anglais).

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Bien qu’il soit rarement défini, le reporting tel qu’on l’entend dans le monde du travail se caractérise par trois éléments. C’est un rapport 1/ périodique, 2/ standardisé et 3/ destiné à des personnes ou des organisations auxquelles on est subordonné[1].

D’après Weekdone, une société qui vend un logiciel de gestion des PPP, le reporting doit rendre les organisations plus efficientes en permettant aux managers de planifier les tâches au mieux. Il permettrait également plus de transparence et une meilleure circulation de l’information[2].

Des universitaires ont mené quelques études auprès de salarié·es (et non pas uniquement de managers, comme c’est souvent le cas). Ils et elles ont constaté que cette vision idéalisée du reporting ne correspond pas forcément aux faits. Une équipe norvégienne a, par exemple, analysé les « stand-up meetings », un reporting quotidien fréquemment utilisé en développement informatique lors duquel les participant·es d


[1] Cette définition s’inspire de celle trouvée chez Alain Schmitt et Olivier Nora, « Le reporting : pratique salutaire ou comportement suicidaire? », Annales des Mines, janvier 1996, p. 49.

[2] Paraphrase de la page « PPP: Progress, Plans, Problems » de la Weekdone Academy (sic), archivée à archive.is/Hd2pD.

[3] Viktoria Stray, Dag IK Sjøberg, and Tore Dybå. « The daily stand-up meeting: A grounded theory study. » Journal of Systems and Software no. 114, 2016, p. 101-124.

[4] Cité dans Andy Neely, Mike Gregory, and Ken Platts. « Performance measurement system design: a literature review and research agenda. » International journal of operations & production management, vol. 15, no. 4, 1995, p. 84.

[5] D’après Daniel Fixari, « À propos du livre Le contrôle de gestion stratégique. La gestion par les activités », Gérer et comprendre, mars 1992, p. 87. Je n’ai pas eu la chance de lire l’ouvrage en question.

[6] Pour d’autres exemples datant des années 1980, voir Robert Jackall, Moral Mazes. The World of Corporate Managers, Oxford University Press, 2010 [1ère édition 1988], p. 138.

[7] « Managers turn to surveillance software, always-on webcams to ensure employees are (really) working from home », Washington Post, 30 avril 2020 ; « Télétravaillez, vous êtes fliqués », Libération, 2 juin 2020.

[8] Schmitt et Nora, op. cit., p. 51.

[9] Sur le sujet, voir la contribution de Françoise Pierrot-Platet et Raoudha Trabelsi (chap. 2) ainsi que celle de Bernard Augé, Irène Georgescu, Gérald Naro, Alexandre Vernhet (chap. 8) dans : Gérald Naro et Sophie Giordano-Spring. Reporting, innovations et société: Mélanges en l’honneur du professeur Monique Lacroix. Éditions EMS, 2018.

[10] Éric le Boucher, « Retour à une gestion  » à la française  » ? », Le Monde, 12 mai 1986.

[11] Sur l’opposition entre logique de contrôle et logique d’audit : Michael Power. The audit society: Rituals of verification. Oxford University Press, 1997, p. 4. On la retrouve aussi bien avant l’irruption du repo

Nicolas Kayser-Bril

Journaliste

Notes

[1] Cette définition s’inspire de celle trouvée chez Alain Schmitt et Olivier Nora, « Le reporting : pratique salutaire ou comportement suicidaire? », Annales des Mines, janvier 1996, p. 49.

[2] Paraphrase de la page « PPP: Progress, Plans, Problems » de la Weekdone Academy (sic), archivée à archive.is/Hd2pD.

[3] Viktoria Stray, Dag IK Sjøberg, and Tore Dybå. « The daily stand-up meeting: A grounded theory study. » Journal of Systems and Software no. 114, 2016, p. 101-124.

[4] Cité dans Andy Neely, Mike Gregory, and Ken Platts. « Performance measurement system design: a literature review and research agenda. » International journal of operations & production management, vol. 15, no. 4, 1995, p. 84.

[5] D’après Daniel Fixari, « À propos du livre Le contrôle de gestion stratégique. La gestion par les activités », Gérer et comprendre, mars 1992, p. 87. Je n’ai pas eu la chance de lire l’ouvrage en question.

[6] Pour d’autres exemples datant des années 1980, voir Robert Jackall, Moral Mazes. The World of Corporate Managers, Oxford University Press, 2010 [1ère édition 1988], p. 138.

[7] « Managers turn to surveillance software, always-on webcams to ensure employees are (really) working from home », Washington Post, 30 avril 2020 ; « Télétravaillez, vous êtes fliqués », Libération, 2 juin 2020.

[8] Schmitt et Nora, op. cit., p. 51.

[9] Sur le sujet, voir la contribution de Françoise Pierrot-Platet et Raoudha Trabelsi (chap. 2) ainsi que celle de Bernard Augé, Irène Georgescu, Gérald Naro, Alexandre Vernhet (chap. 8) dans : Gérald Naro et Sophie Giordano-Spring. Reporting, innovations et société: Mélanges en l’honneur du professeur Monique Lacroix. Éditions EMS, 2018.

[10] Éric le Boucher, « Retour à une gestion  » à la française  » ? », Le Monde, 12 mai 1986.

[11] Sur l’opposition entre logique de contrôle et logique d’audit : Michael Power. The audit society: Rituals of verification. Oxford University Press, 1997, p. 4. On la retrouve aussi bien avant l’irruption du repo