La sociologie de la race n’est pas une importation états-unienne
La « race » constitue à bien des égards un objet politique traumatique, dont la mise en mots se fait rarement sans heurts. Les multiples controverses qui ont émaillé l’espace public français ces dernières années suggèrent souvent que les études sur les inégalités ethno-raciales en France minimisent les différences qui distinguent le contexte français de la situation états-unienne – quand bien même ces études se fondent sur des enquêtes empiriques. Ces critiques se doublent souvent d’une accusation plus fondamentale encore : le cadre épistémique et théorique dans lesquels ces études s’inscrivent serait lui-même « importé » des États-Unis. En d’autres termes, ce cadre épistémique et théorique serait étranger à la tradition nationale et serait un artefact diffusé par l’avant-garde intellectuelle états-unienne.
Ces critiques appellent plusieurs remarques. Premièrement, elles sous-entendent que ces études françaises partagent un même appareillage théorique, ce qui ignore la diversité des approches théoriques mobilisées dans l’espace scientifique français. Symétriquement, on peut aussi formuler un doute quant à la lecture qu’elles impliquent des débats théoriques outre-Atlantique : les ethnic and racial studies sont bien loin de constituer un monolithe et incluent au contraire des approches concurrentes. Deuxièmement, dans la mesure où elles font peu de cas du fait que les concepts maniés dans ces études sont appliqués à des enquêtes empiriques bien réelles, elles sous-entendent que la circulation globale des concepts est problématique en soi, quand bien même ils s’adosseraient à un travail de terrain ou à un recueil de données localisé. Troisièmement, elles vont bien souvent de pair avec des préoccupations politiques, dans la mesure où elles s’inquiètent d’une « mondialisation » du mouvement antiraciste qui serait guidé par son avant-garde états-unienne, prenant en exemple l’influence du mouvement Black Lives Matter. Quatrièmement, elles sont a minima simplificatrices, voire infondées. Dans les lignes qui suivent, nous développons cette quatrième remarque, en reprenant des éléments de réflexion présentés dans notre ouvrage récemment paru, Sociologie de la race.
Commençons par préciser qu’il ne fait pas l’ombre d’un doute que le concept de race ne tient historiquement pas la même place dans la sociologie française et dans la sociologie états-unienne. On peut ainsi considérer que la discipline sociologique aux États-Unis s’est fondée dans l’étude des inégalités ethno-raciales, sous l’impulsion décisive de W.E.B. Du Bois. Au tournant du xxe siècle, W. E. B. Du Bois mène plusieurs études sur la façon dont l’environnement social et les conditions matérielles d’existence définissent des frontières raciales entre les groupes. En 1896, missionné par le doyen de l’université de Pennsylvanie, il mène une enquête sociologique d’une ampleur et d’une minutie saisissantes sur la population noire de Philadelphie.
Elle sera publiée en 1899 sous le titre The Philadelphia Negro : A Social Study et traduite en français seulement cent-vingt ans plus tard[1]. Combinant méthodes qualitatives et quantitatives, il met en place une enquête par questionnaires et entretiens menés en porte-à-porte auprès de 2 500 foyers, qu’il croise avec un travail d’observation, ainsi qu’avec l’exploitation d’archives et de données statistiques officielles. W.E.B. Du Bois rassemble un matériau empirique impressionnant afin d’analyser la situation démographique et sociologique des 40 000 habitant·e·s noir·e·s de Philadelphie. De fait, Les Noirs de Philadelphie constitue un ouvrage fondateur de la sociologie urbaine.
Il est loin d’en être de même en France, où la sociologie a été fondée par l’étude d’autres objets et où l’analyse des inégalités ethno-raciales a occupé une place assez périphérique dans l’espace scientifique. Il ne faudrait pour autant pas en déduire que les intellectuel·les français·es ont découvert le concept de race récemment, encore moins à la suite de son importation des États-Unis. Dans la deuxième moitié du xxe siècle, plusieurs auteur·e·s se penchent sur la question raciale en France : les écrivain·e·s de la négritude (Paulette et Jeanne Nardal, René Maran, Roberte Horth, Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas, Léopold Sédar Senghor…) racontent et analysent la condition noire ; Albert Memmi montre que la relation coloniale est fondamentalement une relation de domination raciale[2], quand Frantz Fanon est le premier à parler de « racialisation[3] ».
Frantz Fanon introduit le terme de racialisation et propose une compréhension relationnelle de la race, qui suppose que celle-ci est produite dans l’interaction sociale et ne lui préexiste pas.
Le travail de Frantz Fanon est un premier exemple de ce que manque la thèse d’une importation états-unienne des théorisations de la race : non seulement elle néglige les travaux français, mais plus encore l’influence que ceux-ci ont précisément eue, par la suite, sur les travaux états-uniens. En 1952, Frantz Fanon publie son premier ouvrage, Peau noire, masques blancs[4]. L’auteur vient d’obtenir son doctorat en psychiatrie et livre une analyse psychologique du racisme et du colonialisme, à travers l’examen de ce que la domination blanche fait aux personnes noires. Partant de sa propre expérience d’homme noir en France, il examine les ressorts et manifestations du racisme en même temps que les conditions de l’existence noire. Comme en réponse à la question posée par W. E. B. Du Bois un demi-siècle plus tôt, Frantz Fanon se penche d’abord sur « ce que cela fait d’être un problème ».
Influencé par l’existentialisme et la phénoménologie, deux courants philosophiques alors dominants en France, Frantz Fanon propose une conception radicalement non essentialiste de la race. De l’existentialisme de Jean-Paul Sartre, il retient l’idée fondamentale que la vie humaine est déterminée non pas par une essence mais par l’existence, c’est-à-dire par les actions exercées dans et sur le monde. De la phénoménologie et en particulier de sa lecture de Maurice Merleau-Ponty[5], il retient l’importance de l’« expérience vécue », c’est-à-dire d’une existence façonnée par ses relations au monde et aux autres. Pour Frantz Fanon, la race n’est pas une essence mais une expérience, c’est-à-dire le produit de l’existence et des situations particulières qui la façonnent.
Il introduit le terme de racialisation et propose une compréhension relationnelle de la race, qui suppose que celle-ci est produite dans l’interaction sociale et ne lui préexiste pas. En écho à la formule célèbre de Jean-Paul Sartre qui affirme que « c’est l’antisémite qui fait le Juif », Frantz Fanon écrit que « c’est le Blanc qui crée le nègre[6]. » Cette idée est particulièrement développée dans le chapitre V de Peau noire, « L’expérience vécue du Noir ». Frantz Fanon y raconte avoir été interpellé par un enfant accompagné de sa mère, qui s’exclame : « Tiens, un nègre ! » Cette interpellation est l’exemple même de l’assignation racialisante : elle est le premier geste d’une objectification et d’un assujettissement qui, selon ses termes, « emprisonne[7] ». Elle ne procède pas d’une logique descriptive, qui mettrait simplement en mots l’apparence physique de Frantz Fanon, mais constitue un énoncé performatif, qui produit le sujet même (littéralement, qui assujettit) qu’il prétend simplement décrire[8].
Dans ce chapitre, Frantz Fanon décrit le principe même de la racialisation, c’est-à-dire cette dénégation d’une humanité, d’une neutralité et d’une universalité par les blanc·he·s, qui en sont les seul·es dépositaires et réduisent les noir·e·s à leur différence, leur étrangeté, leur particularité. Autrement dit, il n’y a pas de « Noir·e·s » s’il n’y a pas de « Blanc·he·s » pour les désigner comme tel·le·s. Frantz Fanon avance qu’en définissant l’autre, les blanc·he·s se définissent tout autant. Concluant que « le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc[9] », il est l’un des premiers à proposer une conception aussi radicalement constructiviste et relationnelle de la race. Si Peau noire, masques blancs n’a pas été un succès éditorial au moment de sa publication et est passé relativement inaperçu à l’époque[10], les analyses du psychiatre connaîtront une grande postérité.
Peu définie chez Frantz Fanon, la racialisation constituera un outil théorique central dont la trajectoire est particulièrement éclairante, et contredit la thèse d’une importation états-unienne. Le concept est en effet repris en 1977 par le sociologue britannique Michael Banton dans The Idea of Race[11]. M. Banton définit la racialisation comme le processus social qui conduit à l’invention d’un nouveau mode de catégorisation des populations humaines selon leur « race » et explique qu’il se développe en Europe entre les xvie et xixe siècles. Frank Reeves, également britannique, reprend le terme à son tour dans son ouvrage British Racial Discourse[12], publié en 1983. Il désigne par racialisation le processus selon lequel la race transforme une situation sociale, c’est-à-dire le processus qui rend racial un phénomène qui ne l’était pas auparavant[13]. Cette dynamique est double : au niveau des discours, la racialisation désigne la place grandissante que la race prend dans les représentations du monde ; à un niveau pratique, la racialisation désigne directement la « formation de groupes raciaux[14] ». Contrairement à ce que le mythe de l’importation états-unienne laisse croire, le concept émerge ainsi d’abord dans l’œuvre d’un auteur français, avant d’être repris par des auteurs britanniques, puis seulement après par des travaux états-uniens : Michael Omi et Howard Winant reprennent à leur tour le terme en 1986[15].
La notion de « rapport social de race » est fréquente dans les travaux français contemporains mais n’a pas d’équivalent en langue anglaise.
La thèse de l’importation manque un autre point majeur : le haut degré de spécificité des concepts employés dans une partie de l’espace scientifique français, qui non seulement ne sont pas importés d’un autre espace national, mais sont aussi difficilement traduisibles vers l’anglais. Les travaux français oscillent en effet entre les termes « racialisation » et « racisation ». Ce dernier apparaît dans le travail de la sociologue et féministe matérialiste Colette Guillaumin[16], où il désigne l’assignation à un statut minoritaire. Dans les années 1970, elle est l’une des premières en France à envisager la race et le racisme dans une perspective explicitement sociologique. Elle publie L’idéologie raciste dès 1972, ouvrage issu de sa thèse de doctorat soutenue en 1969. Ouvrage fondateur resté longtemps relativement confidentiel en France, le livre, d’abord refusé par Gallimard et le Seuil[17], sera peu diffusé, avant sa réédition au début des années 2000.
Chez Colette Guillaumin, le majoritaire et le minoritaire ne sont pas compris au sens statistique, mais définis par un rapport de pouvoir. Les minoritaires sont définis par leur « rapport à la majorité, l’oppression[18] » et se caractérisent par la particularité. La position majoritaire coïncide, elle, avec la généralité et avec la norme : le majoritaire nomme, catégorise – il racise. En d’autres termes, le couple majoritaire/minoritaire se superpose au couple racisant/racisé. Colette Guillaumin propose une conceptualisation entièrement relationnelle du racisme et des inégalités raciales et façonne une conception du racisme fondée sur le geste de minorisation. Cette théorisation a influencé les sociologues de l’Urmis que Colette Guillaumin rejoint dès sa fondation, parmi lesquel·le·s Véronique de Rudder, pour qui l’avantage du concept de racisation est de « rapporter directement la formation de l’idée de “race” […] à celle du racisme, comme idéologie et comme rapport social » et de « rend[re] compte du fait que c’est le racisme qui a inventé la catégorie de “race”, et non la “race” qui a servi […] de prétexte au racisme[19]. »
Le cadre de pensée et d’analyse développé par Colette Guillaumin, lui-même marqué par la tradition matérialiste, est très associé à la notion de « rapport social de race[20] ». Fréquente dans les travaux français contemporains, elle n’a pas d’équivalent en langue anglaise, laquelle désigne par une même expression les « relations » et « rapports » sociaux. Le rapport social est défini par son caractère transversal à l’ensemble de la société et met en jeu des groupes construits comme socialement antagoniques. Il se définit à la fois par une dimension d’exploitation (qui implique une division du travail), de domination (qui renvoie à la domination symbolique) et d’oppression (qui renvoie à la violence physique)[21]. Le concept de race étant arrivé dans les sciences sociales françaises par le prisme matérialiste, sa conception comme rapport social s’est largement imposée en sociologie.
Bien entendu, les échanges avec d’autres espaces scientifiques nationaux, notamment états-uniens, existent et ont contribué à nourrir, enrichir et parfois bouleverser les analyses conduites en France. Ces conversations ont favorisé la diversité des approches mises en œuvre dans l’espace scientifique français, qui ne se limite plus au courant matérialiste. Cependant, la thèse d’une importation états-unienne de la théorisation de la race laisse croire à une asymétrie radicale de ces échanges, dans le but affiché de discréditer les études conduites en France. Le procédé n’est pas sans rappeler les attaques qui ont visé les études de genre, alors qu’elles-mêmes sont considérées, aux États-Unis, comme le produit d’une importation, sur les campus états-uniens, d’une French Theory inspirée des Michel Foucault, Hélène Cixous, Luce Irigaray, Gilles Deleuze, Jacques Derrida et autres Julia Kristeva.
On peut par ailleurs retourner l’accusation vers les accusateurs : toute critique conséquente de l’« importation » états-unienne de la race ne devrait pas elle-même se considérer comme importée ? Les récents anathèmes lancés contre les études parfois dites « décoloniales » ou « intersectionnelles » dans les universités françaises, qui visent assez indifféremment tous travaux qui mobilisent le concept de race dans une perspective critique, semblent eux-mêmes s’inspirer des États-Unis. Depuis quelques années en effet, les attaques se multiplient, outre-Atlantique, contre la critical race theory, c’est-à-dire le champ d’études critiques sur la race en sciences sociales. Dans certains États, des lois sont votées pour empêcher les écoles de reprendre les concepts de ce corpus de recherche et pour limiter les enseignements sur le racisme et les discriminations. Ces lois interdisent de fait l’appréhension du racisme comme un système de pouvoir mettant en jeu des groupes privilégiés, ou dominants, et des groupes défavorisés, ou dominés. Plus généralement, les attaques visent explicitement la perspective antiraciste et les enseignements d’une histoire critique des États-Unis. À titre d’exemple, fin juin 2022, une proposition était étudiée au Texas pour remplacer le terme « esclavage » dans les manuels scolaires par l’expression « délocalisation involontaire » (involuntary relocation).
Les circulations et influences réciproques ne sont pas toujours (uniquement) là où on le croit. Pendant qu’en France, on déplore l’« américanisation » de nos universités et de nos travaux de recherche, les États-Unis s’attaquent eux aussi aux travaux critiques sur la race et le genre, en déployant des efforts de censure qui, s’ils n’ont heureusement pas encore d’équivalent dans notre pays, devraient nous inviter à nous questionner sur quelles importations sont le plus à craindre pour la liberté académique et la production des savoirs critiques.
NDLR : Solène Brun et Claire Cosquer ont récemment publié Sociologie de la race aux Éditions Armand Colin.