Politique

La gauche et l’évitement du pire

Enseignant

Alors qu’une gauche professionnelle fossilisée glisse franchement à droite en prenant pour cible les « allocs », une autre gauche émerge, générationnelle, souvent hors des partis, loin de la Grande Politique et se mobilise dans les quartiers pour tenter d’éviter le pire, qu’il s’agisse du climat ou des violences policières.

La politique peut-elle être considérée aujourd’hui, à travers une définition minimale, comme un « effort », intellectuel et collectif, pour éviter le pire ? Dans un très beau dialogue, réédité récemment, les philosophes Etienne Balibar, Antonio Negri et Mario Tronti revenaient en 2019 sur les réverbérations contemporaines d’une conception démoniaque de la politique : une fois éloignée la crédibilité de l’horizon révolutionnaire tel que le mouvement ouvrier l’avait défini, comment échapper à une interprétation tragique du moment historique que nous vivons, dans un monde « qu’il suffit de regarder pour le haïr »[1] ?

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Parler de démon de la politique offre plusieurs interprétations. L’expression est souvent utilisée par les protagonistes du champ politique (élu-e-s, militant-e-s ou journalistes) pour évoquer leur désir permanent d’y retourner, au-delà des déceptions, ou même du dégoût. S’affirme ici la dimension « à part » de la politique comme catégorie d’action et comme vision du monde : elle fait partie de notre destin – du moins, de celui de quelques-uns. Pierre Bourdieu a bien décrit les liens étroits entre cette définition du sacré et le « monopole de la manipulation des biens de salut » que celle-ci accorde implicitement : s’abandonner malgré tout ce démon de la politique, voilà le paroxysme de l’acte désintéressé[2] !

Le moment opéraïste né en Italie dans les années 1960, dont Mario Tronti a pu être considéré comme l’un des fondateurs, est beaucoup moins discuté aujourd’hui qu’il ne l’était en Europe à l’époque. Ce courant du marxisme a sans doute été celui qui a théorisé avec le plus de vigueur la centralité absolue des classes subalternes et l’autorité positive de leur point de vue « partial, unilatéral, anti-universel » comme moteur de la Grande Histoire. Il peut être considéré en quelque sorte comme un idéal-type de la confiance dans la « pureté » du point de vue subalterne et sa force (forza) performative. À leur manière, Balibar, Negri et Tronti


[1] Étienne Balibar, Antonio Negri, Mario Tronti, Le démon de la politique, Paris, Amsterdam éditions, 2021, 189 p., Dirigé et préfacé par Jamila M. H Mascat.

[2] Pierre Bourdieu, L’intérêt au désintéressement. Cours au Collège de France, 1987 – 1989, Paris, Seuil, 2022.

[3] Les citations de ce paragraphe sont toutes issues de la conférence de Mario Tronti, Politique et destin, éditée ici : Politica e destino, Rome, Sosella, 2006.

[4] Ulysse Rabaté, Politique Beurk Beurk. Les quartiers populaires et la gauche : conflits, esquives, transmissions, Paris, Croquant, 2021.

[5] Molinier, Pascale, Quel est le bon témoin du Care ? in Pascale Molinier et al. Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Payot, pp.57-87, 2009.

[6] L’usage du mot à cet effet a connu un certain écho récemment à travers le film Les Misérables (Ladj Ly, 2019) – On le retrouve très souvent dans les textes de rap, notamment dans un morceau éponyme de la Mafia K’1 Fry, sur l’album, Jusqu’à la mort (Microbe, 2007).

[7] Shusterman, Richard, L’art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Minuit, 1992.

[8] On pense ici au « Monde mauvais » d’Adorno, auquel fait référence Geoffroy de Lagasnerie lorsqu’il pose la question : Comment Penser dans un monde mauvais ? (PUF, 2017)

Ulysse Rabaté

Enseignant, Président de l'association Quidam pour l'enseignement populaire, Ex-Conseiller municipal de Corbeil-Essonnes

Notes

[1] Étienne Balibar, Antonio Negri, Mario Tronti, Le démon de la politique, Paris, Amsterdam éditions, 2021, 189 p., Dirigé et préfacé par Jamila M. H Mascat.

[2] Pierre Bourdieu, L’intérêt au désintéressement. Cours au Collège de France, 1987 – 1989, Paris, Seuil, 2022.

[3] Les citations de ce paragraphe sont toutes issues de la conférence de Mario Tronti, Politique et destin, éditée ici : Politica e destino, Rome, Sosella, 2006.

[4] Ulysse Rabaté, Politique Beurk Beurk. Les quartiers populaires et la gauche : conflits, esquives, transmissions, Paris, Croquant, 2021.

[5] Molinier, Pascale, Quel est le bon témoin du Care ? in Pascale Molinier et al. Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Payot, pp.57-87, 2009.

[6] L’usage du mot à cet effet a connu un certain écho récemment à travers le film Les Misérables (Ladj Ly, 2019) – On le retrouve très souvent dans les textes de rap, notamment dans un morceau éponyme de la Mafia K’1 Fry, sur l’album, Jusqu’à la mort (Microbe, 2007).

[7] Shusterman, Richard, L’art à l’état vif. La pensée pragmatiste et l’esthétique populaire, Paris, Minuit, 1992.

[8] On pense ici au « Monde mauvais » d’Adorno, auquel fait référence Geoffroy de Lagasnerie lorsqu’il pose la question : Comment Penser dans un monde mauvais ? (PUF, 2017)