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De Boris Johnson à Liz Truss : comment hériter des Tories ?

Politiste

Quinzième et dernière Première ministre nommée par Elisabeth II, Liz Truss hérite du pouvoir dans des circonstances particulières et un contexte délicat. Ses convictions sont difficiles à cerner : passée par les libéraux-démocrates, d’abord opposée au Brexit, elle incarne la difficulté à identifier le conservatisme britannique et à cartographier les clivages idéologiques d’un parti dont les principaux points d’achoppement demeurent, historiquement, la place de l’État-nation dans le monde et le rôle de l’État dans les affaires économiques du pays.

Liz Truss, la nouvelle dirigeante du Parti conservateur et nouvelle Première ministre britannique, incarne-t-elle la fin de l’ère Johnson ? Rien n’est moins sûr. Malgré les scandales qui entourent Boris Johnson, ses mensonges récurrents et sa propension à attiser les tensions et contourner les institutions, celle qui est l’une des rares à ne pas avoir été impliquée dans le « partygate » (la série de fêtes arrosées à Downing Street en plein confinement) reste pourtant l’une de ses plus fidèles alliées. L’ancienne ministre des Affaires étrangères du gouvernement Johnson se présente comme la candidate de la continuité, la porteuse de flambeau, « l’héritière ». Mais que dire de cet héritage ? La question est complexe si l’on observe la nature même du conservatisme britannique, la structure du parti et le message électoral de son prédécesseur. Et le parcours de la nouvelle dirigeante, émaillé de grands écarts idéologiques et de volte-face, ne simplifie pas cette tâche.

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Cette fille d’un universitaire et d’une infirmière, tous deux militants travaillistes, née à Oxford mais originaire de Leeds dans le Nord-Est de l’Angleterre, a commencé à s’intéresser à la politique en rejoignant brièvement les Libéraux-Démocrates à l’université. Créé dans les années 1980, ce petit parti centriste qui voulait « briser le moule du bipartisme » enregistrait encore une cinquantaine de sièges au début des années 2000 avant d’entrer en 2010 dans une coalition gouvernementale avec les conservateurs de David Cameron. Liz Truss, qui présente cette entrée en politique comme une erreur de jeunesse, va multiplier alors les retournements idéologiques.

D’abord ancrée dans la mouvance de centre-gauche, elle entame une mue qui la conduit actuellement à la droite radicale du Parti conservateur sur les questions économiques. Défendant dans sa jeunesse l’abolition de la monarchie, elle accède aujourd’hui à la plus haute fonction gouvernementale et devient ainsi, aux côtés de la reine, un autre symbole de cette monarchie constitutionnelle britannique centrée autour de la souveraineté parlementaire.

Militant pour le maintien du pays dans l’Union européenne lors du référendum du 23 juin 2016, notamment lorsqu’elle accède au poste de ministre des Affaires étrangères, elle devient une farouche « Brexiter » qui depuis le départ de son prédécesseur, joue la carte d’un johnsonisme radical pour tenter de conserver les soutiens qu’il avait acquis dans le Nord-Est de l’Angleterre au moment des dernières élections législatives de décembre 2019.

En somme, les convictions de Liz Truss restent difficiles à cerner. Mais ce manque de clarté tient moins à la personnalité énigmatique de la nouvelle Première ministre qu’à la difficulté à identifier le conservatisme britannique et à cartographier les clivages idéologiques du parti conservateur.

Factions diverses

Liz Truss hérite en effet d’une organisation partisane divisée par le leadership clivant de Johnson. Le parti conservateur, au pouvoir depuis 2010 sous David Cameron (2010-2016), Theresa May (2016-2019) puis Boris Johnson (2019-2022), s’est souvent présenté comme le « parti naturel du gouvernement » (ayant gouverné pendant la majeure partie du XXe siècle) mais aussi comme un parti de masse au pluralisme structurel mais salutaire. Les factions ne sont donc pas nouvelles et sont valorisées, au contraire, comme un moyen d’accueillir en son sein des sensibilités variées, voire d’absorber des tendances extrémistes, d’où l’expression de « broad church » souvent utilisée pour qualifier le parti, à l’instar de l’Église d’Angleterre qui englobe un large éventail de tendances.

Le référendum du 23 juin 2016 sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne a permis de mettre un terme à plusieurs décennies de guerres fratricides sur la question européenne, qui avaient culminé au moment de la ratification du traité de Maastricht en 1992-93 portant sur la création d’une union politique et monétaire. Sous l’impulsion de May puis de Johnson, le parti s’est alors radicalisé au point de voir émerger un consensus sur le projet d’une sortie radicale du pays du marché intérieur et de l’union douanière, favorisé par le renouvellement du groupe parlementaire aux élections législatives de décembre 2019 et l’arrivée de nouveaux députés favorables à cette ligne dure. Les plus radicaux d’entre eux ont rejoint la faction formée par les députés Jacob Rees-Mogg et Steve Baker, le European Research Group ou ERG souvent présenté comme un « parti dans le parti » en raison de sa capacité à imposer ses positions presque europhobes au reste du parti.

Mais ces élections législatives et la pandémie de Covid-19 ont introduit de nouvelles lignes de friction. Ce scrutin, qui avait été souhaité par Johnson pour consolider sa majorité à la suite de la démission de Theresa May et de son élection à la tête du parti, avait abouti à la victoire écrasante des conservateurs (365 sièges sur un total de 650 députés) grâce à la conquête d’anciens bastions ouvriers traditionnellement travaillistes et formant un mur rouge (« Red Wall ») allant des Midlands au Nord-Est de l’Angleterre. Ces nouveaux électeurs avaient été autant séduits par la personnalité de Johnson, perçu comme l’homme fort du Brexit dont les frasques incarnent le retour de l’humour « British » après l’austérité du style presque robotique de Theresa May (surnommée le « Maybot »), que par sa détermination à faire sortir le pays de l’UE le plus rapidement possible pour pouvoir, selon lui, recueillir les bénéfices de cette indépendance retrouvée.

Le programme conservateur rassemblait un ensemble de promesses interventionnistes, notamment d’investissements dans les transports et les infrastructures, destinées à rehausser le niveau de vie (« levelling up ») des Britanniques en particulier dans les régions les plus éloignées de Londres comme le Nord-Est qui avait également voté pour le Brexit. Sous l’impulsion d’un de ces députés du Nord, Jake Berry, anciennement en charge, au sein du gouvernement, de la Northern Powerhouse – un programme destiné à relancer la croissance économique dans cette région –, les nouveaux élus du Nord ont constitué la Northern Research Group (NRG), en s’inspirant, au-delà du nom, de l’autorité de l’ERG sur le parti, mais sans toutefois y parvenir.

À l’instar du député Christian Wakeford qui a fini par quitter les conservateurs pour rejoindre les travaillistes, cette cinquantaine de parlementaires, bien que minoritaires dans le parti, doivent affronter dans leurs circonscriptions la colère régulière de leur nouveaux électeurs déçus des promesses d’investissement non tenues, en particulier dans un contexte accru par la crise sanitaire. De 2019 à 2021, la pandémie de Covid-19 a obligé le gouvernement à des restrictions sanitaires que certains conservateurs ont estimées contraires à la défense des libertés individuelles dont ils se présentent comme les champions. Cette tendance dite libertarienne, dont font partie des députés comme Mark Harper ou Steve Baker (ex-ERG) qui préconise un désengagement absolu de l’État, s’est rassemblée à partir de novembre 2020 au sein d’une nouvelle faction, le Covid Recovery Group (CRG).

Il subsiste par ailleurs des tensions héritées du gouvernement Cameron autour des questions morales et sociétales entre des conservateurs traditionnalistes et des modernisateurs favorables par exemple aux unions entre conjoints du même sexe et à la dépénalisation des drogues douces. Les « guerres culturelles » entre les Mods et les Rockers, selon l’expression d’un journaliste britannique, avaient été réactivées par l’arrivée en 2005 à la tête du parti de David Cameron, décidé à moderniser son parti et à l’affranchir de sa réputation de « méchant parti » (expression utilisée en 2002 par Theresa May, alors perçue comme une conservatrice proche de cette tendance et auto-proclamée féministe).

Dans le sillage de la campagne #MeToo et suite au déboulonnage, à l’été 2020, des statues d’anciennes figures historiques accusées, comme Winston Churchill, d’avoir propagé une pensée colonialiste dominante dans le pays, la culture dite « woke » fait de nouveau l’objet d’un rejet viscéral chez de nombreux conservateurs, dont les plus radicaux sont réunis au sein du Common Sense Group. Au moment de la campagne pour l’élection du nouveau leader après la démission de Boris Johnson en juillet 2022, ce regain de traditionalisme a fait l’objet d’une surenchère de la part des deux principaux candidats au poste de leader, Liz Truss, aux propos parfois transphobes, et Rishi Sunak, perçu comme plus modéré que sa rivale mais qui a dénoncé la présence « d’agitateurs gauchistes » au sein de nombreuses institutions comme la BBC.

Inversement, l’approche viriliste revendiquée par Johnson a de plus en plus détourné certains députés, comme William Wragg ou Jackie Doyle-Price, qui ont rejoint le camp de ses détracteurs au moment du scandale accusant le député Chris Pincher d’avoir eu des gestes sexuels déplacés envers des hommes, et le Premier ministre de l’avoir nommé chef adjoint des « whips » (en charge – ironie du sort – de la discipline de vote au sein du parti) alors qu’il était au courant des allégations contre Pincher. Malgré la capacité de Boris Johnson à survivre au scandale du « partygate » – en s’acquittant d’une simple amende –, à ses mensonges et dénégations récurrentes, on peut dire que c’est l’affaire Pincher qui a finalement signé son arrêt de mort politique.

Kaléidoscope idéologique

Cette cartographie complexe des factions conservatrices donne à voir l’intensité des débats au sein du Parti conservateur, dont les principaux points d’achoppement restent, historiquement, la place de l’État-nation dans le monde et le rôle de l’État dans les affaires économiques du pays. Mais surtout, elle révèle en creux la nature même du conservatisme britannique qui, loin d’être une doctrine, est présenté comme un état d’esprit, une « disposition » pour reprendre la thèse d’un de ses principaux penseurs, Michael Oakeshott. En s’en réclamant, les Tories britanniques ont fait du conservatisme un objet capable de s’adapter aux circonstances, aux changements et par la force des choses, un objet qui loin de « conserver » a aussi pour principe de réformer.

La période thatchérienne, que certains spécialistes qualifient de « révolution », en est un exemple flagrant. Ses partisans louent dans le conservatisme sa capacité à se réinventer, ses détracteurs fustigent derrière l’apparence de la flexibilité, la persistance d’une orthodoxie ultra-libérale. Il s’agit d’une critique courante sous les gouvernements de David Cameron dont le message de la Big Society [slogan phare de l’ère Cameron promouvant décentralisation et subsidiarité – ndlr] masque à peine un désengagement massif de l’État, ou chez les conservateurs de Boris Johnson dont les promesses pour le pouvoir d’achat des plus démunis tardent à être remplies.

Cette ambiguïté volontaire qui brouille le message électoral du parti est aussi la clé de son succès électoral. L’attrait de Boris Johnson réside ainsi dans sa capacité à attirer des sensibilités contradictoires et à capter des électorats diamétralement opposés, des milieux d’affaires londoniens aux bastions ouvriers du Nord-Est. La configuration idéologique explique donc en grande partie la succession de Boris Johnson. Empêtré dans différents scandales mais plus encore dans les dénégations, le Premier ministre se retrouve confronté à une cascade de démissions ministérielles qui l’ont obligé à capituler quelques semaines seulement après que les députés (211 contre 148) lui avaient renouvelé sa confiance le 6 juin 2022.

Pas moins de huit candidats se présentent alors à sa succession, incarnant tous ensemble le pluralisme inhérent au parti. À l’issue de plusieurs tours de scrutins, deux candidats finissent par émerger du vote des députés conservateurs pour être finalement départagés par les adhérents appelés à voter par voie postale. Le 5 septembre 2022, le nom de la nouvelle Première ministre est dévoilé à l’issue d’une procédure qui fait controverse puisque la plus haute fonction gouvernementale se retrouve ainsi entre les mains d’une infime minorité d’électeurs, soit environ 160 000 adhérents (soit 0,3 % des 45 millions électeurs britanniques enregistrés, dont seulement 57 % ont voté pour Liz Truss), les élections législatives ayant pour objectif de choisir le parti qui formera le gouvernement, dont le/la dirigeant(e) peut changer chaque année au gré des circonstances et du bon vouloir des députés.

Liz Truss : du thatchérisme au johnsonisme

Avant d’être élue par les adhérents, Liz Truss, l’ancienne ministre des Affaires étrangères, a dû affronter un rival disposant lui aussi d’une forte expérience gouvernementale et d’une plus grande popularité auprès du public. Rishi Sunak, ancien chancelier de l’Échiquier (ministre de l’Économie et des finances) qui a fait carrière en tant qu’analyste financier chez Goldman Sachs, a acquis une réputation de prudence et de compétence économique. Issu d’une famille indienne aisée et marié à la fille d’un riche homme d’affaires indien, Sunak projette également une image de diversité qui ne plait sans doute pas autant aux adhérents qu’aux électeurs.

Mais derrière cette apparence de modernité, les deux candidats incarnent en réalité une forme de retour aux sources du conservatisme autour de l’orthodoxie thatchérienne et comme on l’a vu, du traditionalisme moral et sociétal. Malgré son passé de libérale-démocrate et son ancrage régional dans le Nord, Liz Truss, cosignataire avec Kwasi Kwarteng, actuel Chancelier de l’Échiquier, d’un pamphlet Britannia Unchained, paru en 2012 et devenu la bible de la faction ultra-libérale des conservateurs plaidant pour des zones franches et dérèglementées et une fiscalité minimale, et fustigeant l’oisiveté des salariés britanniques, s’est livrée à une surenchère thatchérienne. Elle va jusqu’à arborer sur les réseaux sociaux la même tenue que la Dame de fer, une stratégie de communication particulièrement maladroite lorsqu’on connait la réputation de Margaret Thatcher dans les anciennes communautés minières du Nord qui ont rallié Johnson en 2019.

Depuis les débuts de la guerre en Ukraine, dans un contexte post-Brexit et post-Covid-19, le Royaume-Uni doit faire face à une crise économique contre laquelle les solutions proposées par les deux candidats sont surtout destinées à séduire les électeurs traditionnels du Sud-Est. Face à un taux d’inflation record (10,1 % en septembre 2022 et des prédictions alarmistes allant jusqu’à 22 % en janvier selon Goldman Sachs) et à une flambée des prix de l’énergie – qui risquent de tripler entre octobre 2022 et janvier 2023 –, en l’absence de bouclier tarifaire, les deux candidats multiplient les effets d’annonce.

Si Rishi Sunak a déploré pendant la campagne les promesses de baisses d’impôts (à hauteur de 30 milliards de livres sterling) faites par sa concurrente mais envisageait néanmoins une baisse de la TVA sur le gaz et l’électricité, Lis Truss refuse de s’engager pour une baisse de la consommation énergétique et va même jusqu’à promettre la délivrance de licences d’exploration de gaz et de pétrole en mer du nord. Face aux grèves de l’été 2022, essentiellement dans le secteur privé comme les compagnies ferroviaires ou dans certaines professions comme les avocats, la stratégie de la surenchère thatchérienne est la posture choisie par Truss qui veut encore réduire le droit de grève des salariés et évoque la possibilité de revenir sur la semaine de travail plafonnée à 48h, une mesure émanant de la législation européenne qui, selon elle, ne se justifie plus depuis le Brexit.

La Première ministre revendique surtout un autre héritage : celui de Boris Johnson, dont elle reprend le goût pour le franc-parler et les piques incendiaires contre les partenaires européens dans le but de séduire les électeurs pro-Brexit comme l’avait fait son prédécesseur, n’hésitant pas à provoquer le président Macron qu’elle peine à qualifier d’allié ou d’ami. Mais la comparaison semble s’arrêter là car la personnalité de Truss reste perçue comme trop versatile et ses discours maladroits, à l’inverse de Boris Johnson dont les pitreries ont longtemps constitué le capital de sympathie, jusqu’à ce qu’elles ne soient plus excusables. Et dans le climat actuel de sinistrose économique, les promesses de « levelling up » et de hausse du pouvoir d’achat, en direction de électeurs du Nord-Est sont désormais passées sous silence. La nomination du député du Nord, Jake Berry, comme ministre sans portefeuille est le seul signal qu’elle leur envoie pour le moment. Le choix d’un gouvernement très diversifié, avec plusieurs ministres issus de l’immigration comme Kwasi Kwarteng, James Cleverly ou Suella Braverman aux postes clés des Finances, des Affaires Étrangères et de l’Intérieur, est une vitrine réunissant en réalité des conservateurs qui figurent parmi les plus libertariens et les plus eurosceptiques du parti.

Au-delà du climat social, d’autres dossiers sensibles attendent la Première ministre, notamment la résolution du protocole nord-irlandais, dispositif temporaire et très contesté chez les pro-unionistes, qui offre à l’Irlande du Nord, l’une des quatre nations du Royaume-Uni, un statut exceptionnel en lui permettant de rester alignée sur la législation européenne relative au marché unique des marchandises et à l’union douanière. Quant à l’Écosse, autre nation dite « périphérique », la promesse d’un nouveau référendum sur l’indépendance, que Nicola Sturgeon, la First Minister écossaise, continuera à défendre obstinément malgré l’opposition du gouvernement de Boris Johnson, devrait faire l’objet de nouvelles négociations.

Vu de ce côté de la Manche, le Royaume-Uni nous offre donc l’image surprenante d’un pays prêt à payer le prix du chaos social pour poursuivre ses rêves d’indépendance. Liz Truss reprend les rênes d’un gouvernement conservateur qui semble, pour l’heure, avancer sans entrave. Malgré une progression des travaillistes dans les sondages, leur leader élu en avril 2020, Keir Starmer, peine à offrir à ses électeurs une alternative crédible malgré une image de sobriété et de retenue qui tranche avec celle de l’ancien Premier ministre.

Les futures élections législatives qui auront lieu d’ici décembre 2024 sont encore bien loin et le climat actuel trop incertain pour se risquer à toute prédiction. Pour l’heure, comme l’indique son slogan de campagne (« In Liz We Trust »), c’est surtout sur sa capacité à reconstruire la confiance que mise la nouvelle Première ministre, après trois années de défiance croissante envers Boris Johnson et son entourage.


Agnès Alexandre-Collier

Politiste, Professeur de civilisation britannique contemporaine à l’Université de Bourgogne