L’Italie guettée par le vide politique
Il y a 70 ans, le 18 avril 1948, l’Italie se rendit aux urnes pour élire le premier Parlement de l’histoire de la République ; ce furent les premières élections politiques sous la nouvelle Constitution, des élections décisives pour la place de l’Italie dans la configuration internationale instaurée par les accords de Yalta. C’est la Démocratie chrétienne (Democrazia Cristiana) d’Alcide de Gasperi qui remporta les élections, avec l’aide de l’Église, de l’électorat modéré et de larges catégories de population, tandis que perdirent les gauches communiste et socialiste liées à l’Union soviétique. Au début de l’actuelle campagne électorale, on a tenté de faire une comparaison entre le vote de 1948 et celui de 2018, soutenant l’idée qu’aujourd’hui le succès des partis populistes et eurosceptiques mettrait à mal le choix pro-européen, de la même manière que, il y a 60 ans, l’électorat s’exprima sur l’adhésion de l’Italie au camp occidental. Le politologue Sergio Fabbrini – un exemple parmi d’autres – a écrit dans le quotidien des industriels Il Sole 24 Ore du 21 janvier qu’il y a un risque de crise systémique dans le vote italien : « Les résultats électoraux pourraient remettre en question les critères “fondamentaux” qui ont orienté notre pays au moins depuis la fin de la guerre froide. Ces critères sont remis en cause par des forces politiques souverainistes qui visent à dépasser l’horizon de la démocratie représentative et à délier l’Italie de son interdépendance avec l’Europe intégrée. »
La menace est réelle, sans aucun doute, surtout si l’on considère les déclarations de la Ligue du Nord (Lega Nord) de Matteo Salvini et quelques-uns de ses candidats eurosceptiques. En revanche, le Mouvement 5 Étoiles (Movimento 5 Stelle), qui menaçait d’organiser un référendum anti-euro, l’a supprimé de son agenda et les autres partis ont décidé de ne plus faire de l’Europe un terrain des controverses électorales. La campagne, durant ces dernières semaines, a abouti à un état de calme apparent. Et c’est ainsi que l’Italie s’achemine vers les élections avec la perspective d’une stabilité politique paradoxale, malgré des sondages qui continuent de prévoir qu’aucune majorité ne sortira des urnes et qu’il faudra la trouver après, au Parlement. Dans une Europe où l’instabilité est devenue une règle.
Durant l’actuelle campagne, sur le point de se conclure, ont disparu certaines des peurs initiales : la victoire des forces eurosceptiques susceptibles de rejeter l’Italie hors de l’Europe.
Il y a cinq ans, un quart de l’électorat italien a voté pour Beppe Grillo, plus que pour le Mouvement 5 Étoiles, et a choisi la liste fondée par le comique et par le visionnaire Gianroberto Casaleggio pour mettre en pièces le système en dépit de l’inconsistance programmatique du parti, de candidats inconnus, des bizarreries réglementaires, des caprices du comique devenu leader. La politique européenne semblait alors solidement contrôlée par une génération d’hommes et femmes d’État : l’Allemagne d’Angela Merkel, la France de François Hollande, l’Angleterre de David Cameron, l’Espagne de Mariano Rajoy. Ces nations sortent de ce quinquennat bouleversées de fond en comble sur le plan politique. L’Allemagne conclut à peine des tractations longues de presque six mois en vue de la formation d’un nouveau gouvernement avec la gauche du SPD, brisé et dépassé dans les sondages par l’AfD, le parti nationaliste. L’Espagne ne parvient pas à refermer la plaie produite par la tentative de sécession de la Catalogne sur son propre territoire. L’Angleterre est aux prises avec l’impossible après-Brexit et la faiblesse du gouvernement de Theresa May. La France également, si elle avait manqué d’un sytème institutionnel fort, aurait suivi le même parcours orageux : lors du ballottage aux élections présidentielles de 2017, les deux partis historiques de la Ve République ont été exclus.
Les élections 2018 italiennes semblent être la deuxième étape de ce désastre européen annoncé par les élections de 2013. Durant l’actuelle campagne, sur le point de se conclure, ont disparu certaines des peurs qui lui préexistaient : la victoire des forces eurosceptiques susceptibles de rejeter l’Italie hors de l’Europe. La force anti-système la plus importante et la plus populaire, le Mouvement 5 Étoiles, ne se propose plus de déstabiliser les institutions, comme il y a cinq ans avec Beppe Grillo. Le Mouvement 5 Étoiles est désormais dirigé par Luigi Di Maio, un jeune homme de 32 ans parfaitement à l’aise dans les habits d’un briscard de la politique, qui a passé toute la campagne à rassurer les marchés internationaux, les chancelleries européennes et l’électorat modéré sur sa maturité et sa légitimité à former un nouveau gouvernement à la demande du président de la République, au cas où le Mouvement 5 Étoiles recueillerait la majorité des votes.
En Italie, le vainqueur est celui qui constitutionnalise l’adversaire, qui réussit à prendre par la main la force anti-système.
Face à cette ambition et pour éviter cette situation, on peut se demander s’il est plus utile de construire à nouveau une digue anti-souverainiste, à l’exemple de la digue anti-communiste du 18 avril 1948, ou bien de suivre un chemin plus cohérent avec l’histoire nationale, qui préconise l’intégration, l’absorption, la constitutionnalisation des forces anti-système. Ce phénomène est un fait récurrent dans la politique italienne, et en est même peut-être le trait caractéristique depuis le début du XXe siècle.
Par exemple, en 1994, au début de la soi-disant Seconde République, Berlusconi a essayé d’intégrer la révolution des juges de l’opération « Mains propres » en donnant immédiatement après sa victoire électorale le ministère de l’Intérieur au magistrat Antonio Di Pietro, alors qu’il portait encore la robe de procureur et, à peine quelques semaines avant, interrogeait en plein tribunal Bettino Craxi, l’ami du Cavaliere. Par ailleurs, le centre-droit berlusconien première manière a alors constitutionnalisé la Ligue d’Umberto Bossi, en transformant ses leaders aspirants sécessionnistes en des notables romanisés, ainsi que les post-fascistes qui ont suivi au sein du gouvernement une évolution analogue, vers la modération.
Aussi, en Italie, le vainqueur est-il celui qui constitutionnalise l’adversaire, qui réussit à prendre par la main la force anti-système. Aujourd’hui la question est : qui réussira à conclure le processus commencé il y a cinq ans et à constitutionnaliser le Mouvement 5 Étoiles, peut-être même en confiant à Di Maio la présidence de la Chambre ? En tout cas, le Mouvement 5 Étoiles joue la carte du parti de gouvernement. Il essaye de se transformer, en peu de temps, et de passer d’un mouvement anti-système à un parti pilier du système. Sur le plan idéologique il inquiète moins qu’il y a quelques semaines. C’est la Ligue du Nord de Matteo Salvini qui effraye davantage, une Ligue alliée à Silvio Berlusconi mais prompte à appuyer sur le bouton du racisme et de la xénophobie, souverainiste et anti-européenne, même dans des régions éloignées du Nord. C’est d’ailleurs dans les régions du centre-sud que la partie se joue. À la place de la question septentrionale on trouve aujourd’hui la question méridionale, celle du Sud rebelle, anti-gouvernement et anti-establishment, qui sera déterminante pour décider du futur vainqueur des élections.
La nouvelle loi électorale semble tortueuse et incompréhensible, pour les commentateurs et pour une grande partie de l’électorat. Il s’agit d’un système qui combine, en un unique vote, deux modèles et deux comportements électoraux différents : le scrutin proportionnel, qui incite les électeurs à voter pour leur parti, et le scrutin uninominal, qui incite à choisir son candidat préféré. En l’absence de majorité numérique au nouveau Parlement, le Président devra indiquer selon quel critère désigner le président du Conseil : confier cette fonction à la liste qui aura recueilli le plus de scrutins, ou bien au leader du groupe parlementaire le plus nombreux (ils pourraient ne pas coïncider), ou encore à celui qui sera choisi par la coalition la plus importante, le centre-droit, en admettant que l’alliance entre Berlusconi, Salvini et Giorgia Meloni reste unie même après le 4 mars.
La campagne a reflété cette incertitude. L’ambiguïté des partis qui se présentent comme des alliés et qui sont concurrents. Les programmes lourds de promesses mirobolantes, destinées à être trahies. La figure du président du Conseil sortant, Paolo Gentiloni, dont la reconduction n’a jamais été proposée par son parti, le Parti démocratique (Partito Democratico), alors même qu’il est en tête des sondages de popularité et appuyé par des personnalités comme Romano Prodi. Et la résurgence de vieux fantasmes. On a beaucoup parlé du retour du fascisme, lequel serait impossible si l’on s’en tenait aux groupuscules d’extrême droite qui en agitent le drapeau. Mais des faits comme ceux de Macerata, l’horrible meurtre d’une jeune fille par trois Nigérians suivi d’un raid raciste par un ex-candidat de la Ligue qui a tiré contre un groupe d’immigrés sans défense, a fait réémerger une humeur profonde qui agite la société italienne.
Vide, tel est le mot-clé de ces élections italiennes, qui ne sont pas plus anormales que celles du reste de l’Europe.
La peur du futur, la volonté de se faire justice par soi-même, la colère qui croît dans les petites villes et les grandes périphéries urbaines transformées en déserts, abandonnées des politiques de la ville et des services publics. Abandonnées, en particulier, par la gauche considérée dans ses diverses formations. Le PD dominé depuis cinq ans par Matteo Renzi est en difficulté dans le Nord du pays, dans le Sud et les grands centres urbains. C’est devenu un parti d’opinion aujourd’hui privé de racines dans de vastes secteurs de la société italienne, dirigé par un jeune leader qui rêvait de changer l’Italie avec un référendum destiné à modifier la Constitution – un modèle gaulliste, un projet rejeté par les électeurs. L’autre gauche, celle qui il y a un an s’est séparée du PD pour donner naissance à une nouvelle formation électorale, Libres et Égaux (Liberi e Uguali), sous la houlette du président du Sénat et ex-magistrat anti-mafia Pietro Grasso, apparaît aux yeux de nombreux électeurs comme un cartel électoral qui veille sur les intérêts d’un petit groupe de notables, de Massimo D’Alema à Pier Luigi Bersani, et déconnecté : quelque chose de très éloigné, au fond, des modèles de Sanders, Corbyn, Mélenchon. Et puis il y a une troisième formation, la liste pro-Europe de l’ex-commissaire européenne et ex-ministre des Affaires étrangères Emma Bonino, qui a à son actif les batailles pour les droits civils menées avec le parti radical, et dotée dans les sondages d’un résultat flatteur.
Le PD de Renzi pourrait bien se retrouver à faire alliance avec Forza Italia et avec Berlusconi, au cas où le centre-droit n’atteint pas la majorité. Dans ce cas, en vue des élections européennes, Renzi pourrait décider de créer une nouvelle formation en dehors du Parti socialiste européen (PSE) et alliée avec le mouvement d’Emmanuel Macron et avec les Espagnols de Ciudadanos. C’est le nouveau centre européen qui est en train de naître sur les ruines du socialisme et des difficultés des popolari [partis du centre catholique nés après la disparition de la Démocratie chrétienne (NDLR)]. Un débouché naturel pour Renzi, mais qui pour l’Italie signifierait le crépuscule de la gauche qui, sous diverses formes, a pendant soixante ans représenté un tiers des Italiens. Qui laisserait, dans tous les cas, un vide dans la représentation. Vide, tel est le mot-clé de ces élections italiennes, qui ne sont pas plus anormales que celles du reste de l’Europe. Le vide qui peut produire une majorité parlementaire, mais qui laisse de nouvelles et dangereuses blessures dans la société.
Traduit de l’italien par la rédaction.