Retour à l’âge atomique

Politologue

Alors que des relents de Guerre froide – avec la montée du militarisme et la course aux armements nucléaires – font courir au monde entier de nouveaux dangers majeurs et que les outils de modération des risques ont été et continuent d’être sabotés, la nécessité de perspectives critiques sur la violence politique armée, ses fondations ontologiques et ses mécanismes de légitimation devient urgente.

L’actualité récente en France et aux États-Unis fait apparaître d’étranges similitudes entre les orientations suivies par les présidences de Donald Trump et d’Emmanuel Macron. Tout juste après avoir fait passer des réformes fiscales accordant des privilèges conséquents aux catégories les plus aisées des sociétés qu’ils gouvernent, les deux chefs d’État ont presque simultanément annoncé des hausses substantielles des budgets de défense dont une partie financera la modernisation de leurs armements nucléaires. Autres similitudes, la France comme les États-Unis, continuent de compter parmi les principaux pourvoyeurs d’armements au Moyen-Orient, soit une région du monde où la plupart des pays sont en guerre et/ou mènent des opérations militaires sur leur territoire, parfois contre des populations civiles.

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Le parallèle entre Washington et Paris se poursuit encore lorsqu’on considère les discours justifiant ce qui est présenté comme un « réarmement » ou un « réinvestissement », termes suggérant qu’il y aurait eu une période de désarmement et de désinvestissement. On dépeint un contexte international n’ayant jamais été aussi dangereux avec une Corée du Nord désormais nucléaire et dotée des missiles assurant la crédibilité de ses menaces, et une Russie revancharde et va-t-en-guerre dont le potentiel n’évoquerait rien de moins que la Guerre froide. On n’oublie pas non plus au passage de réitérer l’importance de poursuivre la guerre au terrorisme et qu’importe si, depuis les seize années qu’elle dure, elle ne s’est essentiellement traduite que par un gaspillage phénoménal des deniers publics tout en ayant pour conséquences la multiplication des théâtres d’affrontements de l’Asie centrale à l’Afrique occidentale et sans oublier les déploiements militaires dans certains pays occidentaux.

Le militarisme ? C’est quoi déjà ?

Aux États-Unis comme en France, le pouvoir en place ne manque pas de relais pour éclairer les masses ignorantes de la chose militaire non seulement de l’impérieuse nécessité de consentir à ces efforts, mais aussi de leurs bienfaits sur tout l’ensemble de la société. Le militaire serait ainsi le garant ultime de la sécurité des États et des peuples, surtout s’il est doté d’armes nucléaires. Il serait aussi un facteur d´innovation majeur qui irriguerait toute l’activité économique d’un pays. En France, plus encore qu’aux États-Unis, on fantasme sur la capacité de l’appareil de défense à cimenter l’identité nationale, car quoi de mieux pour une jeunesse que de connaître les joies d’un encadrement militaire loin d’organisations non gouvernementales qui seraient affligées d’une tare nommée droit de l’hommisme.

Sur un plan normatif, cette position dont on aurait aimé penser qu’elle demeure marginale ou, encore mieux, un reliquat de la France d’OSS 117, porte un nom : le militarisme, c’est-à-dire une idéologie caractérisée par la propension à prioriser, face à un problème donné, des solutions militaires et à conférer à la chose militaire le statut de valeur supérieure en société, l’ensemble n’étant évidemment pas désincarné, mais profitant à des groupes sociaux spécifiques.

En France, les partisans de ce courant de pensée, qu’ils soient liés à des lobbies industriels et/ou administratifs, jouissent d’un quasi-monopole dans l’espace public. Cette situation n’aide pas à informer adéquatement les citoyens sur les enjeux de défense et de sécurité. La marginalisation des sources indépendantes pour mieux laisser s’exposer la pédagogie des experts sous influence est une activité médiatique quotidienne. La capacité à accéder à un discours critique informé et indépendant sur la chose militaire constitue d’ailleurs une différence majeure entre la France et les États-Unis lorsque vient le temps d’analyser les enjeux de défense. Or, c’est une condition essentielle à l’exercice de la citoyenneté. La nécessité de perspectives critiques sur la violence politique armée, ses fondations ontologiques et ses mécanismes de légitimation s’est rarement faite sentir avec autant d’urgence dans un moment où la relance d’une course aux armements nucléaires fait courir au monde entier de nouveaux dangers majeurs et où les outils de modération des risques ont été et continuent d’être sabotés.

Cercle vicieux

Les récentes annonces visant à la modernisation des armements nucléaires en France et aux États-Unis n’ont surpris personne. Aux rites habituels de perpétuation de la logique atomique, s’est ajouté un ensemble de facteurs ouvrant une fenêtre d’opportunité pour la légitimation des comportements hérités du premier âge nucléaire. En effet, pendant la Guerre froide, les différents acteurs ont institué des (dés)équilibres stratégiques fondés, entre autres choses, sur la destruction mutuelle assurée (Mutual Assured Destruction – MAD). Aux États-Unis, les afflux budgétaires des années 2000 et 2010 ont aussi créé les conditions d’un investissement massif dans les outils de la dissuasion nucléaire tenant compte des progrès technologiques affectant les vecteurs et incluant un retour des ambitions de miniaturisation des bombes, qui accroît la probabilité de leur usage en théâtre.

Dans une perspective occidentale, les entreprises militaires russes en Ukraine et en Syrie sont associées aux nouvelles capacités balistiques d’un régime nord-coréen qui est le dernier en date à avoir développé cette arme de destruction massive. Dans une logique inverse, les déploiements des États-Unis et de leurs alliés, que ce soit dans une logique guerrière (Afghanistan, Irak, Libye, Syrie…) ou de contingence de la Chine et de la Russie (réassurance auprès des membres de l’OTAN et des pays alliés de Washington dans la région Asie-Pacifique), inquiètent tant Pékin que Moscou. Dans cette dynamique, le renforcement des moyens militaires d’un acteur et son comportement parfois violent sur la scène internationale ne peut être perçu autrement que comme une source d’insécurité par les États étant désignés comme des ennemis.

C’est ce qu’on appelle le dilemme de sécurité, c’est-à-dire une situation qui fait de l’augmentation supposée de la sécurité d’un acteur une source d’insécurité pour ses adversaires, qui sont à leur tour tentés d’investir davantage dans leur appareil de défense. Cette dynamique perverse conduit inévitablement à une course aux armements lorsqu’elle n’est pas encadrée par un dialogue stratégique entre ennemis potentiels visant à la fois à désamorcer les situations explosives, à assurer une compréhension mutuelle des intérêts de chacun des acteurs, et à réduire de manière coordonnée le potentiel de destruction de toutes les parties, et donc les ressources allouées à la défense. Le but de ce dialogue est aussi, en principe, d’éviter d’asphyxier le système économique et social en réduisant le fardeau financier de l’appareil militaire. Contrairement à ce que claironnent les lobbies militaristes, les dépenses de défense n’ont qu’exceptionnellement des impacts positifs sur un tissu productif et seulement sous des conditions strictes, ce qui rend abusives toutes les généralisations quant à leurs bonnes retombées économiques. Dans ce domaine, les sommes consacrées aux armes nucléaires militaires sont encore plus suspectes que celles affectées aux armes classiques.

Sabotage

Les décideurs et autres stratégistes occidentaux portent une lourde responsabilité dans la relance de la course aux armements nucléaires. À toute fin pratique, ils se sont évertués à neutraliser plusieurs piliers de la gestion des tensions entre les principales puissances nucléaires sans proposer d’alternative autre que la préservation de leurs privilèges de puissances nucléaires. La logique de la MAD s’est trouvée partiellement fragilisée par les développements affectant les technologies de l’antimissile et du point de vue juridique, par la dénonciation du traité ABM (pour Anti-Balistic Missile) par les États-Unis en 2002, décision unilatérale ouvrant la voie au déploiements du bouclier anti missile en Europe. En réponse, la Russie modernise ses armements : elle se joue à son tour du traité sur les forces conventionnelles en Europe par le biais de manœuvres militaires aux frontières de l’OTAN, tout en rappelant qu’elle dispose de missiles nucléaires dans l’enclave de Kaliningrad.

Même le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), pierre angulaire de la gestion du risque atomique, se trouve marginalisé. C’est le cas, bien sûr, du fait de l’accession de la Corée du Nord à cette arme, mais aussi du fait du comportement des autres puissances nucléaires. Ainsi des pays comme les États-Unis, la France et le Royaume-Uni montrent qu’ils ne se sentent liés que de manière sélective par un document les enjoignant pourtant à œuvrer à un désarmement nucléaire mondial. Il faut aussi comprendre leur attachement à ce texte au regard de la base juridique qu’il offre pour dicter leurs conditions à certains États désireux eux aussi de se doter d’une garantie de sécurité face à une agression extérieure.

La logique actuelle fait fi du fait que la conception, la fabrication, le déploiement de nouvelles armes nucléaires et de leurs vecteurs, tout autant l’abaissement du seuil à partir duquel les acteurs estiment pouvoir recourir à ces engins, constituent en soi des causes d’insécurité pour l’ensemble de l’humanité. Comme cette logique ubuesque se nourrit de la peur d’un ennemi, les discours militaristes pullulent de Washington à Moscou, en passant par Paris, Londres et Pékin ; le biais ultime de bien des stratégistes du domaine constituant à ne voir les opérations de propagande que comme le fait de l’ennemi.

Il importe manifestement de rappeler une vérité trop souvent écartée du revers de la main par les lobbyistes de l’atome : les armes nucléaires n’ont pas empêché la Guerre froide. Elles ont conditionné son déclenchement et le comportement des belligérants partout dans le monde. Elles ont aussi participé à une accentuation des tensions et compliqué sa résolution au point de ne pas permettre le désarmement prévu par le TNP, en dépit de la fin de l´affrontement Est-Ouest. Tout au long du conflit, les armes nucléaires ont englouti des sommes considérables pour leur modernisation continue et le développement de contre-mesures. Sous bien des aspects, il apparaît que c’est en dépit du rôle corrosif des armes nucléaires que la Guerre froide ne s’est pas traduite par un affrontement direct entre puissances nucléaires et non pas grâce à elles. Reproduire aujourd’hui la logique atomique sans l’activisme et l’innovation diplomatique qui aussi caractérisé cette période tout en embrassant une idéologie militariste relève d’une forme d’irresponsabilité terrifiante.

Quelle critique de l’arme nucléaire ? Quelle citoyenneté ?

C’est au regard de cette trajectoire en matière d’armement nucléaire qu’il faut comprendre la pertinence du traité d’interdiction des armes nucléaires porté par le regroupement d’organismes de la société civile ICAN. En janvier 2018, 56 États ont signé (5 ont déjà ratifié) un document visant à bannir ces armes de destruction massive qui restaient les seules de ce type à ne pas faire l’objet d’une interdiction sans ambiguïté au niveau international. Cette initiative est une riposte face à l’aventurisme guerrier des puissances nucléaires depuis la fin de la guerre froide et à leur absence manifeste de volonté d’œuvrer à un désarmement dans ce domaine.

En France, les développements de ce traité ont été largement passés sous silence par la presse jusqu’à l’obtention du Prix Nobel de la paix par ICAN en 2017. Le public français a découvert à ce moment qu’il existe dans l’hexagone une expertise critique des risques stratégiques, industriels et financiers que l’arme nucléaire fait peser sur le pays et sur le monde. Cette résilience d’une compétence capable de produire des analyses rigoureuses tient du miracle lorsqu’on considère sa fragilité du fait de l’absence chronique de financements tant publics que privés. Un problème que ne connaissent pas les multiples intervenants s’inscrivant dans une logique de justification des décisions renforçant les moyens de la défense. Ces acteurs s’appuient sur des fonds venant d’entreprises productrices d’armements (incluant celles liées à la dissuasion nucléaire) et de fonds gouvernementaux, tout en disposant de multiples tribunes médiatiques. Or, sur le plan de la légitimité, il n’y a pas d’équivalence entre un expert indépendant — c’est-à-dire prenant son financement de sources désintéressées et respectant une charte éthique donnant des garanties minimales d’indépendance —, et d’autres dont les productions sont conditionnées par des liens de subordination et financiers qui, pour ces derniers, tiennent souvent de la relation commerciale.

La France se trouve dans une situation où le milieu universitaire laisse le champ libre aux experts sous influence du milieu des think tanks liés à la défense et aux autres prestataires de services de producteurs d’armes. Le gouvernement est partie prenante du débat public et on peut suspecter qu’il oriente ses financements en conséquence ou, à tout le moins, en faisant manifestement peu de cas de la notion de conflit d’intérêt. Le fonctionnement et les prises de position de la commission parlementaire de la défense nationale et des forces armées traduisent davantage un rôle de validation que de contrôle des orientations prônées par le ministère des Armées et/ou l’industrie des armements. Ni le parlement ni le Sénat n’ont de toute façon jamais manifesté la volonté de participer au financement d’un institut indépendant capable de mieux outiller le pouvoir législatif, mais aussi les citoyens, sur ces sujets. Cela se fait pourtant dans d’autres pays. En Suède, par exemple, une partie du budget du Stockholm International Peace Research Institute, une référence mondiale sur les enjeux d’armements, est votée par le parlement.

Face à cette situation, il ne reste guère dans l’Hexagone que les médias pour assumer un rôle de premier plan dans la critique du pouvoir, et le pouvoir militaire en est un. Pourtant, pour pleinement assurer cette fonction, il leur faudrait toutefois sortir tant de l’enthousiasme que de l’apathie face aux logiques militaristes. On peut en effet constater que si plusieurs salles de rédaction françaises avaient décidé d’un commun accord de faire du conflit d’intérêt un critère de crédibilité dans l´espace public en matière de défense, elles n’agiraient pas autrement qu’actuellement…


Yannick Quéau

Politologue, directeur d'OSINTPOL

Mots-clés

Nucléaire