Société

Calais, les logiques collectives de la violence illégitime

Sociologue

Et si, au lieu de donner dans la fake news en osant affirmer que « certaines régions sont en train de se déconstruire parce qu’elles sont submergées par les flux de demandeurs d’asile », le ministre de l’Intérieur s’interrogeait sur les questions que pose l’usage des Compagnies républicaines de sécurité (CRS) dans la lutte contre l’immigration clandestine et le démantèlement des campements comme celui de Calais ?

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Voilà de nombreuses années que les associations d’aide aux exilés dénoncent des comportements violents de la part des fonctionnaires de police vis-à-vis des personnes qui cherchent à passer en Grande-Bretagne depuis la région de Calais. En mai 2015, une vidéo publiée par une chaîne d’informations en continu montrait des fonctionnaires des Compagnies républicaines de sécurité (CRS) extraire des exilés d’un semi-remorque, puis frapper plusieurs d’entre eux hors de toute justification légale de l’usage de la force. Le démantèlement de la jungle de Calais avait aussi été le théâtre de violences illégitimes exercées par des fonctionnaires de police.

Plus récemment, l’année 2017 a vu les dénonciations des violences illégitimes et des abus policiers se préciser. Elle a d’abord été marquée par la décision 2017-206 du 21 juin 2017 du Défenseur des droits qui affirme que « les exilés rencontrés dans différents lieux de la ville témoignent être contraints de se cacher dans les sous-bois, de peur d’être repérés et de recevoir du gaz lacrymogène par surprise. Ils indiquent que lorsqu’ils courent pour y échapper, c’est leur sac de couchage qui subirait le même sort ou encore la nourriture qu’ils ont pu récupérer […] En dehors de l’utilisation des gaz lacrymogènes, la destruction de biens personnels (tentes, téléphones, livres) est fréquemment rapportée ». Quelques semaines plus tard, Human Rights Watch a publié un rapport incendiaire sur les pratiques policières dans le Calaisis, rapport au titre éloquent (C’est comme vivre en enfer. Abus policiers à Calais contre les migrants enfants et adultes), et dans lequel l’organisation de défense des droits de l’homme dénonce l’usage très fréquent et sans justification légale de gaz lacrymogène à l’encontre des exilés et des humanitaires leur portant assistance, la récurrence de violences physiques à l’encontre des exilés ainsi que des contrôles d’identité abusifs au moment de la distribution de nourriture par les associations. L’année, enfin, s’est close par la production, en octobre, d’un rapport commun à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), l’Inspection générale de l’administration (IGA) et l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) commandité par le ministre de l’Intérieur et consacré à L’évaluation de l’action des forces de l’ordre à Calais et dans le Dunkerquois.

Il pourrait ne pas y avoir ici matière à surprise, s’il n’avait pas été établi ailleurs que les CRS se caractérisent par un certain degré de retenue dans l’emploi de la force.

Dans chacun de ces trois rapports, des compagnies de CRS sont particulièrement ciblées par les accusations de violence et de recours abusif au gaz lacrymogène. Il pourrait ne pas y avoir ici matière à surprise, s’il n’avait pas été établi ailleurs que les CRS se caractérisent par un certain degré de retenue dans l’emploi de la force. Il s’agit, du reste, d’une qualité professionnelle que les CRS mettent régulièrement en avant : ainsi, les deux bandes jaunes qui entourent leur casque, censées les distinguer des autres forces de police, ont-elles été apposées après mai 68, parce que l’état-major des CRS voulait que les médias et l’opinion publique cessent d’accuser ses fonctionnaires des violences illégitimes que d’autres services commettaient, en particulier les compagnies départementales d’intervention, qui s’étaient notamment illustrées à la station de métro Charonne le 8 février 1962. Ce qui était vrai il y a une cinquantaine d’années s’avère toujours juste aujourd’hui, la gestion des manifestations contre la loi Travail ayant à nouveau été l’occasion d’accusations, entre services, de manque de professionnalisme dans la gestion du maintien de l’ordre. Si les CRS, à n’en pas douter, utilisent la contrainte physique, au moment des charges ou à l’occasion de l’emploi des grenades lacrymogènes, les quelques travaux sociologiques qui leur ont été consacrés indiquent combien l’horizon de la retenue est professionnellement central pour les CRS, et combien celui-ci est médié par l’organisation collective des compagnies.

Comment expliquer, alors, que ces mêmes CRS se retrouvent mis en cause dans le cadre de leurs interventions à Calais ? Plusieurs hypothèses ont fleuri çà et là. Une première hypothèse consiste à dire que le niveau de contention de la violence s’abaisse mécaniquement dès lors que les interventions policières se déploient dans les espaces marginaux, périphériques du monde social, et que la contrainte publique – comme hiérarchique – y est plus faible. Une autre hypothèse estime qu’il s’agit là d’une politique policière délibérée, l’exercice de la violence constituant un moyen jugé efficace dans la gestion des zones caractérisées par une certaine anomie. Une troisième hypothèse soutient plutôt que ce qui se déroule à Calais donne à voir, de manière prototypique, la brutalité croissante vis-à-vis des militants ou des déshérités du monde et qui se généralise dans la gestion de la contestation sociale.

Aucune de ces hypothèses ne peut être complètement écartée, chacune est cependant insuffisamment sociologique, en ceci qu’elle repose sur un diagnostic opéré avant toute enquête. Il est pourtant possible d’apporter quelques éléments d’explication sociologique au recours régulier et illégitime à la violence de la part de fonctionnaires CRS qui se trouvent en mission à Calais. Une plongée dans le détail du rapport IPGN/IGGN/IGA peut aider à les isoler. Revenons sur l’une des conclusions du rapport : « l’accumulation des témoignages écrits et oraux, bien que ne pouvant tenir lieu de preuves formelles, conduit à considérer comme plausibles des manquements à la doctrine d’emploi de la force et à la déontologie policière, principalement à Calais. Ils portent sur des faits de violences, sur un usage disproportionné des aérosols lacrymogènes, la destruction d’affaires appartenant aux migrants ainsi que le non-respect de l’obligation du port du RIO ». Avant de parvenir à cette conclusion, la mission a auditionné 93 personnes, a assisté à la distribution de nourriture par des associations d’aide aux exilés, et a collecté une quantité importante de documents écrits, de photographies et de vidéos. La mission, qui n’enquêtait pas à proprement parler, mais se proposait de faire un bilan de la situation, a écarté tous les faits qui n’étaient pas recoupés par plusieurs témoignages ; elle n’a pas tenu compte des photographies de blessures sur le corps d’exilés, estimant qu’il était impossible de savoir comment ces lésions avaient été occasionnées ; elle indique aussi que certaines violences exercées sur les exilés l’ont été à l’occasion d’affrontements et que, dans ces circonstances, l’utilisation de la force était légitimée par la situation. Les esprits les plus chagrins y verront une investigation à décharge, ce qui pourtant n’empêche pas le rapport de conclure à la très grande plausibilité de comportements violents illégitimes. Parmi les recommandations formulées, et outre les propositions habituelles (par exemple, rappeler à l’ensemble des fonctionnaires les conditions d’emploi des aérosols lacrymogènes), il faut mentionner deux suggestions du rapport : la nécessité de nommer à Calais, sur un poste fixe, le responsable du groupement opérationnel des CRS, et la mise en place d’un accès des fonctionnaires CRS à une cellule de prévention des risques psycho-sociaux.

Si violence illégitime il y a eu, c’est qu’il y a des défaillances individuelles, auxquelles il faut pouvoir remédier.

La première recommandation mérite une explicitation du dispositif CRS dans le Calaisis. Au moment où la mission a fait le voyage à Calais, six compagnies de CRS se trouvaient sur place. Leurs missions étaient de deux ordres : d’une part la lutte contre l’immigration clandestine, se traduisant concrètement par des gardes de deux points fixes à l’entrée du port de Calais, la sécurisation de l’arrivée du train de ferroutage, la protection des voies de circulation, pour empêcher que des exilés prennent place dans des camions alors qu’ils sont immobilisés sur l’autoroute, et plus généralement la protection de différents points de franchissement possibles de la frontière ; d’autre part, le démantèlement des campements, en cherchant à faire en sorte qu’aucun nouveau point de fixation d’exilés ne se stabilise dans la région concernée. Chaque compagnie de CRS est envoyée à Calais pour des durées allant de 15 jours à un mois, avant d’être relayée par une nouvelle compagnie. De la sorte, le commandement opérationnel, pourtant crucial dans le fonctionnement CRS, change très régulièrement, avec ce que suppose d’instabilité une rotation aussi rapide. La deuxième recommandation transporte, quant à elle, un sous-entendu qu’il faut déplier. Si violence illégitime il y a eu, c’est qu’il y a des défaillances individuelles, auxquelles il faut pouvoir remédier. Évidemment, une telle individualisation du problème de l’exercice de la violence illégitime peut apparaître comme une technique de relativisation, en en faisant une question d’ordre personnel plutôt que collectif. Mais ce serait passer à côté une piste qu’il faut au contraire emprunter.

La sociologie du travail a montré que les compétences professionnelles acquises par les fonctionnaires CRS étaient non seulement différentes de celles qui peuvent être identifiées dans l’institution policière en général, mais qu’elles leur sont même partiellement opposées. Ainsi, les gestes techniques individuels appris lors de la formation CRS sont d’un nombre très restreint ; ce qui est privilégié, c’est l’apprentissage de techniques collectives, reposant sur une discipline robuste, renforcée par une vie en commun des fonctionnaires (ils ont longtemps été encasernés) et par un encadrement dense et présent. Les CRS sont spécialisées dans le maintien de l’ordre, c’est-à-dire dans la défense d’un point ou d’un territoire donné, grâce à ces tactiques collectives (à l’instar de la charge, notamment) et à l’usage d’armes visant à maintenir à distance les protestataires. Toute leur compétence professionnelle réside donc dans leur capacité à se mouvoir collectivement et dans le degré de solidarité interne de la compagnie. Ces dernières années ont vu ce principe s’émousser, avec la création d’unités plus légères ayant pour objectif de procéder à des interpellations en situation de rétablissement de l’ordre, puis avec l’intronisation du binôme comme unité de base des compagnies ; mais le principe collectif reste prédominant dans les doctrines d’emploi et les stratégies des CRS.

La mission qui consiste à empêcher la reconstitution de campements sauvages d’exilés ne fait aucunement appel à des stratégies collectives de maintien de l’ordre, tant s’en faut.

Cette dimension collective des doctrines d’emploi et des stratégies se trouve complètement exclue des conditions d’engagement des CRS dans le Calaisis. Reprenons les missions qui leur sont assignées. Au-delà de la défense de quelques points fixes, la lutte contre l’immigration clandestine signifie, concrètement, l’organisation de patrouilles le long des voies de circulation, à proximité de kilomètres de grillages, et dans des espaces semi-forestiers. Dans ces circonstances, empêcher des exilés qui veulent rejoindre la Grande-Bretagne de franchir une frontière aux formes multiples (ici une grille ; là, un tunnel ; ici encore, l’arrière d’un camion) ne s’apparente en aucun cas à la sécurisation d’un grand boulevard haussmannien ou d’une place de centre-ville. Plus encore, la mission qui consiste à empêcher la reconstitution de campements sauvages d’exilés ne fait aucunement appel à des stratégies collectives de maintien de l’ordre, tant s’en faut.

Or, dès lors que les fonctionnaires CRS sont isolés, extirpés de leur fonctionnement collectif, leurs compétences professionnelles sont restreintes, et la conduite des missions qui leur sont confiées repose alors essentiellement sur des ressorts individuels. Tout dépend de la trajectoire personnelle de chacun : sont-ils passés par d’autres services de police ? Quel est leur degré d’ancienneté ? etc. Il n’est à cet égard pas surprenant que le rapport des inspections signale « qu’un nombre significatif d’interlocuteurs constate une disparité des pratiques selon les compagnies républicaines de sécurité présentes, le volume de faits rapportés par les migrants aux associations étant selon eux corrélé aux rotations de ces unités sur Calais ». Si l’activité à laquelle sont astreints les fonctionnaires CRS ne permet pas la mise en œuvre de tactiques collectives, les pratiques professionnelles dépendent, au choix, de la qualité de l’encadrement, de l’expérience des gardiens, voire de l’entente interne à la compagnie, avec des variations suffisamment remarquables entre compagnies pour que les responsables associatifs soient en mesure de les différencier dans leurs pratiques, légitimes comme illégitimes.

Circonscrire avec précision ce dont il est question lorsque l’on parle des violences illégitimes commises à Calais est important à plus d’un titre. Premièrement, cela permet d’insister sur les logiques collectives au principe de la violence et de sa contention. Ce n’est qu’en procédant de la sorte que l’on peut comprendre la coexistence de deux diagnostics contradictoires : l’un, largement documenté, indiquant que l’usage de la violence par la police en maintien de l’ordre est restreint, et qu’il tend à diminuer sur le long terme ; l’autre, tout aussi incontestable, montrant que les éruptions de violence auxquelles nous assistons régulièrement ne peuvent être réduites à des épiphénomènes ou à des fautes individuelles. Deuxièmement, saisir au mieux les logiques favorisant les violences illégitimes est une condition indispensable pour qui veut lutter contre leur survenue. Cette lutte ne pourra que s’accompagner d’une reconfiguration de l’ensemble de la politique migratoire telle qu’elle se donne à voir de manière dramatique à Calais. Enfin, au regard des évolutions politiques, économiques, démographiques et climatiques actuelles, ces situations hybrides de maintien de l’ordre pourraient venir à se multiplier. Il est donc crucial d’engager une réflexion sur ce qu’il convient de faire dès aujourd’hui si l’on ne veut pas que le diagnostic sur l’usage raréfié de la force se trouve démenti demain.


Cédric Moreau de Bellaing

Sociologue, Maître de conférence en sociologie du droit à l'ENS

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