Le nouveau triangle Ryad, Jérusalem, Washington
Il y a exactement dix ans en avril 2008, dans un entretien au Financial Times, Hossein Shariatmadari, à l’époque le rédacteur en chef du journal conservateur Kayhan et un thuriféraire influent de la révolution islamique, justifiait la politique d’intervention de l’Iran dans son voisinage en ces termes : « Les Iraniens ont leur dignité et le temps des brimades est terminé… Si Téhéran intervient sur les questions arabes, comme en Palestine ou au Liban, c’est parce que les gens y défendent le monde et l’identité islamique. Pour l’Iran, le choix ne se pose pas : il faut les soutenir ». Il mettait ainsi l’accent sur l’islam, il aurait pu également parler des rivalités entre majorité sunnite et minorité chiite sinon, plus encore sans doute, des ambitions « plus classiques » des héritiers de la Perse face à celles des « tribus du désert » qu’ils regardent de haut.
Entre 2008 et 2018, rien n’a changé dans les ambitions de l’Iran, sinon peut-être l’essentiel : le contexte international et de manière presque mécanique à sa suite, le contexte régional. La nature a horreur du vide. L’échec des « Printemps arabes », la volonté contradictoire de transformation et de repli des États-Unis, accélérée par l’élection de Donald Trump, le retour des ambitions russes, le processus d’implosion de la région, la montée et l’expansion des mouvements terroristes, tout concourt à créer au Moyen-Orient ce qu’il serait tentant de décrire comme une nouvelle donne. Tout se passe comme si sous nos yeux se constituaient deux nouvelles alliances en pointillé. L’Iran, la Turquie, la Russie d’un côté, l’Arabie saoudite, Israël et les États-Unis de l’autre. Des alliances aussi fragiles et temporaires que pouvaient l’être les jeux des alliances dans l’Europe d’Ancien Régime lorsque se produisit en 1756 un fameux « renversement d’alliance » entre la France, l’Autriche et la Prusse qui fait encore le délice des spécialistes d’histoire diplomatique.
Une alliance, au moins tactique sinon stratégique, entre Ryad et Jérusalem sous les auspices de Washington s’impose.
Pour comprendre la complexité de la situation actuelle, il peut être utile de commencer par l’évolution de la pensée stratégique sinon à Washington, tout du moins à la Maison Blanche. Aujourd’hui l’Amérique de Donald Trump s’est fixée un triple objectif au Moyen-Orient. Il s’agit d’abord d’annihiler au sens physique du terme Daesh en Syrie et en Irak : un objectif qui n’est pas loin d’être atteint, même si ses combattants se replient sur l’Afrique et tout particulièrement le Sahel d’un côté et sur l’Afghanistan, sinon le Pakistan de l’autre. Il convient ensuite de repousser et pas seulement contenir l’Iran dans la région. Téhéran a trop étendu son influence au cours des dernières années. Lors de la guerre froide dans les années 1950, le conseiller à la sécurité du Président Eisenhower, John Foster Dulles, avait donné du concept de « containment » une interprétation plus musclée qu’il appelait le « roll back », c’est-à-dire en fait une politique de reconquête des territoires et des influences perdus. Il s’agit enfin pour les États-Unis de mettre fin à l’aide des pays du Golfe aux fondamentalismes et plus globalement à l’ambiguïté du comportement des régimes, de leurs services secrets ou de leurs familles, à l’égard de tous les extrémismes.
Pour remplir ce triple objectif, l’Amérique estime aujourd’hui avoir deux jokers, l’Arabie saoudite de Mohamed Ben Salman (MBS) et l’État d’Israël. Une alliance, au moins tactique sinon stratégique, entre Ryad et Jérusalem sous les auspices de Washington s’impose donc. L’objectif n’est plus de préserver un fragile statu quo qui ne mène nulle part, comme le souhaitait encore Barak Obama, mais de renverser l’ordre existant pour lui substituer un ordre nouveau. L’image du château de cartes que l’on renverse délibérément – on verra bien où les cartes retomberont – décrit le plus parfaitement cette vision ambitieuse, mais de fait dangereuse. Et c’est au moment précis où la tension s’accroît à la frontière entre Gaza et Israël que Ryad tend de la manière la plus spectaculaire la main à Jérusalem. Il ne s’agit pas d’un événement mais d’un processus. Depuis des années déjà l’Arabie saoudite considère que non seulement Israël ne constitue pas une menace mais est de facto un allié face à l’Iran. Que les choses soient claires, les Palestiniens ne peuvent compter sur une quelconque solidarité arabe, ni de la part de Ryad ni du Caire. Avec le risque bien sûr, qu’une solidarité strictement musulmane portée par l’Iran des mollahs, ne se substitue pleinement à la première avec des conséquences négatives à terme pour l’État hébreu. « L’aventurisme » de l’Arabie saoudite de MBS peut conduire à un embrasement régional dans lequel Israël pourrait être entraîné, même contre sa volonté. À terme on peut penser aussi que les peuples non Arabes de la région, des descendants des Perses à ceux des Ottomans, peuvent plus facilement accepter la présence de l’État d’Israël en leur sein. Ne serait-ce que parce que la « culture d’humiliation » des Arabes Musulmans est plus profonde encore que celle des Musulmans non-arabes. Ils ont le sentiment de ne plus être en contrôle de leur destin depuis bien plus longtemps.
Il y a des peuples qui se suicident par peur de mourir.
Mais ces réflexions culturelles n’effleurent sans doute même pas les acteurs du drame qui est en train de se jouer sous nos yeux. MBS pas plus que Donald Trump n’ont que faire des réflexes traditionnels de prudence. Téhéran a marqué trop de points du Liban à la Syrie en passant par l’Irak. Le moment est venu de modifier, pour Washington et Ryad, les équilibres en cours. Le temps presse. Dans vingt ans l’Arabie saoudite n’aura plus l’arme du pétrole. C’est une chose de préparer l’après énergie fossile, c’en est une autre d’être confronté au passage d’un monde à un autre. Israël de son côté devra faire face aux conséquences de la poussée démographique des Palestiniens. Si Ariel Sharon a décidé du retrait d’Israël de Gaza, c’est exclusivement en fonction de considérations démographiques et pour essayer de préserver une forme d’équilibre entre les deux populations. Et qui sait ce qu’il adviendra du poids relatif de l’Amérique dans le monde face à la montée irrésistible de la Chine. Cette peur du déclin a été un des facteurs décisifs dans la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis. Il y a des peuples qui se suicident par peur de mourir.
De fait Ryad, Jérusalem, Washington constituent à leur manière un improbable « triangle révisionniste » dont les membres – au-delà de leurs différences considérables – considèrent tous, que le temps leur est compté. A moins bien sûr que les cartes ne soient profondément redistribuées. Dans cette équation nouvelle, le facteur le plus révolutionnaire est la personnalité de MBS lui-même. Au-delà de sa jeunesse, à peine plus de trente ans, de son énergie considérable, il y a son charisme indéniable. Un Américain qui l’a rencontré à plusieurs reprises le comparait spontanément à un « Bill Clinton arabe ». « Il vous fait sentir au moment où son regard croise le vôtre que vous êtes la personne la plus importante au monde »
MBS serait-il le remède à la sclérose dont souffre le monde arabe depuis des décennies ? Et si le vrai Printemps arabe c’était lui ? C’est ce que va jusqu’à écrire l’éditorialiste du New York Times, Tom Friedman, visiblement tombé sous le charme, lui aussi, de MBS. On aimerait croire que tout peut être si simple, que tel Alexandre, MBS et ses alliés à Washington et Jérusalem s’apprêtent à trancher le nœud gordien de la complexité moyen-orientale.
Et pourtant l’auteur de ces lignes a du mal à se laisser aller à l’enthousiasme. Les alliances de circonstances face à un ennemi commun – en l’espèce l’Iran des mollahs – débouchent rarement sur des résultats durables. Quelles sont les valeurs communes partagées par Ryad, Jérusalem et Washington ? Briser les codes est une chose, leur substituer une logique alternative et cohérente en est une autre. Les émotions entre les peuples ne se modifient pas aussi facilement que les alliances entre les régimes. Pour le moment ce que l’on appelait hier « la rue arabe » ne se mobilise pas pour les Palestiniens. Mais qu’en sera-t-il demain ? Encouragé par l’évolution de la région, tout particulièrement en Syrie, le gouvernement de Jérusalem part plus que jamais de l’idée que la loi du plus fort est la meilleure.
Le conflit Israël-Palestine ne figure plus, ou si peu, à l’agenda diplomatique des grandes puissances, il n’en possède pas moins une charge émotionnelle toujours potentiellement dévastatrice.
Le mouvement qui se déroule à Gaza a sans doute été spontané au départ. Il est le produit de la rencontre entre le désespoir face à l’absence totale d’avenir et une réflexion sur l’échec des précédentes « révoltes ». La deuxième Intifada avec le recours aux « bombes humaines » a été une catastrophe pour tous, et plus encore les Palestiniens. Elle n’a fait que renforcer la résilience des Israéliens. Que se serait-il passé, si les Palestiniens avaient eu recours à une stratégie de non violence à la Gandhi dès la fin des années 1990 ? N’y aurait-il pas aujourd’hui un État palestinien au côté de l’État d’Israël ? Même si le mouvement Hamas semble avoir récupéré le mouvement de contestation en cours à la frontière entre Gaza et Israël, la question se pose encore.
En réalité au Moyen-Orient tout change sauf l’essentiel et pour Israël en particulier. Sa sécurité à terme passe avant tout aujourd’hui comme hier par sa légitimité. Une légitimité qui implique l’existence à ses côtés d’un État palestinien. Le conflit Israël-Palestine ne figure plus, ou si peu, à l’agenda diplomatique des grandes puissances. Il n’en possède pas moins une charge émotionnelle toujours potentiellement dévastatrice. Les rivalités entre l’Iran et l’Arabie saoudite, entre la Russie et les États-Unis, la victoire à la Pyrrhus de la Syrie du régime d’Assad – un régime qui semble continuer à utiliser des armes chimiques contre les populations civiles – les ambitions toujours plus grandes de la Turquie d’Erdogan… tous ces facteurs sont présents et incontestables. Ils ne sauraient faire oublier l’existence d’un conflit, qui à sa manière apparait toujours comme la matrice d’un système international qui vacille au bord du chaos, et qui pour son malheur traverse des moments exceptionnels sans avoir des personnalités vraiment exceptionnelles « à la barre ».