Ré-ouvrir un horizon post-capitaliste ?
Le problème de voir un horizon post-capitaliste s’esquisser dans la logique des produits dérivés n’est pas seulement une affaire d’analyse, d’explication et de réinterprétation. C’est aussi et d’abord un problème pratique. Quels dispositifs imaginer pour tirer profit commun de ce qui tire actuellement des profits privatisés de nos solidarités communes ? C’est précisément ce qu’essaient de faire deux contributions au dossier « Post-capitalisme ? » de la revue Multitudes*, contributions complémentaires entre elles et résultant de collaborations mutuelles, proposées par le collectif Economic Space Agency (ECSA) et par le philosophe Brian Massumi (qui est également membre de l’ECSA). Le premier esquisse un projet de finance alternative, post-capitaliste en ce qu’il adopte explicitement un paradigme non-extractiviste. Le second présente en primeur quelques-unes de ses 99 thèses sur la réévaluation de la valeur, à paraître prochainement avec pour sous-titre Un manifeste post-capitaliste. Ensemble, ils partent de l’intuition que quelque chose d’important mérite d’être à la fois appris, critiqué et réagencé au sein de la logique sociale des dérivations financières.
Blockchain : du bitcoin aux smart contracts
Tous les deux s’efforcent aussi de mesurer à la fois les potentiels et les limites des nouvelles procédures de blockchain permettant aux réseaux numériques de générer de la fiduciarité à travers le seul traitement numérique de l’information, grâce au nouveau pouvoir des protocoles assurant la compatibilité d’infrastructures décentralisées. [1] L’idée de base en est d’enregistrer numériquement l’intégralité de la séquence de transactions qui a conduit à l’état présent du système, en tirant parti des procédures sécurisées de cryptage et de la possibilité de conserver en parallèle une multiplicité d’enregistrements décentralisés, lesquels se servent de garants les uns aux autres. C’est bien, ici aussi, une alternative qui est proposée aux modèles traditionnels de souveraineté verticale, qui dominent encore aussi bien notre imaginaire politique que nos institutions financières.
Loin de prendre pour parangon le bitcoin – la plus célèbre des blockchains, prenant la forme d’une crypto-monnaie dont le cours s’est envolé spectaculairement au cours des derniers mois –, Brian Massumi et l’ECSA en font une critique sévère, qui n’y voit qu’un aplatissement de la puissance des blockchains sur des finalités individualistes pleinement réductibles à l’axiomatique capitaliste. Ils montrent qu’on ne sortira de celle-ci qu’en faisant évoluer les blockchains en direction, non seulement d’une nouvelle forme de crypto-monnaie mais, bien plus ambitieusement, en direction d’une plateforme de blockchain promotrice de « smart contracts » – c’est-à-dire de « contrats intelligents », terme doublement justifié puisqu’il permet à notre intelligence collective de s’organiser en rendant « inter-lisibles » (inter-legere) les contrats que nous passons entre nous. [2]
L’idée est ici de fournir une plateforme de transaction décentralisée, fiduciarisée par une blockchain, qui permette d’échanger, de façon non monétaire, des appels et des offres de services, des demandes et des propositions de collaborations à venir. On ferait ainsi muter toute une série de mérites de la logique sociale des dérivations financières, mais en les mettant au service d’une conception qualitative de la valeur du travail créatif humain – et non plus seulement au service d’une extraction purement quantitative de profit capitaliste, comme c’est le cas actuel des mécanismes financiers. [3]
Le post-capitalisme qui s’esquisse autour de l’ECSA se présente comme une réappropriation des appareillages techniques, médiologiques, institutionnels élaborés par la finance capitaliste, dans sa phase la plus follement extractiviste (y compris dans ses déclinaisons libertariennes, comme le bitcoin, dont on sait que la consommation d’électricité est proprement démente). On retrouve ici un geste similaire à celui de Toni Negri montrant que le capital fixe est désormais incarné dans les travailleurs eux-mêmes, leur corps, leur esprit, leur réseau de relations propres (bien davantage que dans des machines dont la propriété et le contrôle leur échappent). Cette analyse des dérivés et des potentiels des smart contracts met également en lumière la présence d’un commun dont le tramage infiniment complexe implique – au sens littéral de « plie ensemble » – les présences, les contributions, les risques, les promesses, les espoirs portant sur des facteurs terriblement diffus que nul ne peut en mesurer rigoureusement les parts respectives, facteurs hétérogènes dont la spéculation actuelle s’efforce de traire des opportunités de retours financiers.
Le défi est de savoir si et dans quelle mesure ces appareillages peuvent être retournés contre ce qui les a fait naître, ou du moins détournés loin de leur finalité originelle. Audrey Lorde affirmait jadis qu’on ne pouvait espérer démanteler la maison du maître avec les outils du maître. [4] Le Manifeste post-capitaliste de Brian Massumi et la plateforme proposée par l’ECSA font le pari inverse – mais en poussant leur démarche jusqu’à reconfigurer la définition même de ce qui fait valeur entre nous. Leur post-capitalisme utilise les outils du maître non tant pour défaire sa maison que pour remettre à plat ses fondations – en recyclant ses matériaux pour en construire un édifice moins bancal.
Oligarchies et hétérarchies
Un tel pari pose bien entendu de nombreux problèmes. Qu’est-ce qui garantirait la plateforme imaginée par l’ECSA, aussi décentralisée puisse-t-elle se prétendre, d’exercer une forme de contrôle « totalitaire » sur nos comportements, dès lors que tout pourrait s’y trouver inscrit, enregistré, vérifiable, imputable à responsabilité (et donc à crime) ? En quoi ce beau projet n’ouvre-t-il pas la porte à une mondialisation du Zhima Credit, cet algorithme de moralisation mis en place en Chine depuis quelques années, qui attribue un index de moralité aux 200 millions de porteurs de la carte Alipay. Selon le type de transaction qu’ils auront contractées, selon le type d’amis avec lesquels ils sont en contact, selon le type de demandes envoyées à leur moteur de recherche, un score est computé pour quantifier leur attractivité, leur employabilité, leur sociabilité, en fonction de leur alignement sur quelques principes de moralité par ailleurs très opaques et éminemment discutables (quoique indiscutés) ? [5]
On répondra mieux à de telles questions à la lumière du concept d’hétérarchie, qu’Igor Krasavin reprend au cybernéticien Warren McCullough pour montrer son parallélisme avec le concept marxiste de General Intellect. [6] Qu’est-ce qu’une hétérarchie ? Une coexistence, au sein d’un même réseau de solidarités, de systèmes de valeurs irréductibles à une structuration totalisante, qui organiserait l’ensemble des choix selon une hiérarchie linéaire et univoque. Une hétérarchie se compose d’une multiplicité de principes de valorisation hétérogènes, qui s’entrecroisent et se co-conditionnent mutuellement, ouvrant de nouvelles dimensions les uns par rapport aux autres, mais qui ne sauraient s’aligner sous un unique ensemble de principes dominants.
Que gagne-t-on à concevoir le General Intellect – identifié pour l’occasion à l’ensemble que forment les réseaux de réseaux à travers lesquels (presque) tout communique désormais avec (presque) tout – comme une hétérarchie ? Plus personne, hors des cercles fondamentalistes et intégristes qui font beaucoup parler d’eux mais regroupent finalement assez peu d’adeptes, ne propose d’organiser nos sociétés selon des principes strictement hiérarchiques. Les meilleures analyses de l’internet aident à y repérer une structuration de plus en plus oligarchique, au sein de laquelle quelques oligopoles (les GAFAM, BATX et autres NATU) conditionnent de facto les comportements – et les valorisations – de la plupart d’entre nous. [7] Y reconnaître également une dimension hétérarchique permet de nuancer et de relativiser à la fois les angoisses de contrôle totalitaire et les espoirs d’émancipation illimitée. Quoi qu’on en dise, une hétérarchie ne se laisse pas « gouverner », ni pour le meilleur, ni pour le pire – ne serait-ce que parce que la métaphore du gouvernail, qui est derrière l’idéologie du gouvernement comme de la gouvernance, implique une structure de commandes linéaire et hiérarchique, que la notion d’hétérarchie permet justement d’invalider.
Notre avenir post-capitaliste
Prendre la mesure et tirer les conséquences de l’irréductible pluralité des systèmes de valeurs qui coexistent entre nous, à l’échelle locale comme à l’échelle planétaire, est à la fois le plus grand défi et la plus grande ressource de l’univers post-capitaliste qui se met en place simultanément sous nos pieds et devant notre horizon. L’axiomatique capitaliste s’est progressivement – et parfois régressivement – imposée sur les plus larges pans de notre planète, en grande partie grâce à sa capacité à dissoudre et à intégrer des systèmes de valeurs très différents entre eux. Elle ne les tolère toutefois en son sein que pour autant qu’ils sacrifient au rite de la quantification des profits, tel que le met en scène la prestidigitation financière. C’est cette hiérarchie exclusivement quantificatrice qui permet à l’extractivisme de faire l’impasse sur le renouvellement des ressources et des moyens de production dont il abstrait ses bénéfices. Mais c’est cette même hiérarchie qui en arrive aujourd’hui à buter dramatiquement à la fois contre les résistances du commun à des modes de privatisation suicidaires, contre les besoins assuranciels internes de la machine financière, et contre les limites de gouvernabilité inhérentes à toute structure hétérarchique.
En nous invitant à analyser notre monde en termes de classe vectorialiste, d’extractivisme, de strates archéologiques, de rente, de plèbe, de corruption, de réappropriation du capital fixe, d’hétéromation, de commun comme résistance à la privatisation, de logique sociale de la dérivation financière, de blockchains, de contrats intelligents et d’hétérarchie, la boîte à outils ébauchée dans les pages qui précèdent permet de bricoler au moins trois conclusions, très générales et très provisoires, quant aux perspectives d’évolution vers un avenir post-capitaliste.
En premier lieu, ce qui a longtemps fait la force de l’axiomatique capitaliste, à savoir sa capacité à intégrer les hétérogénéités pour autant qu’elles se soumettent à la loi de la quantification des profits, tend désormais à en faire la faiblesse : notre avenir post-capitaliste devra impérativement apprendre à « réévaluer la valeur » pour, comme nous invite à le faire Brian Massumi, inventer des dispositifs favorisant l’hétérarchie qualitative des valeurs, plutôt que leur hiérarchisation quantitative.
En deuxième lieu, par contraste avec les discours misérabilistes de la gauche bien-pensante, notre avenir post-capitaliste puisera ses ressources dans une plus juste mesure de la surabondance (d’information, de sensibilités, de savoirs, d’imaginations, de désirs, comme de moyens de production et de sources de plaisirs) qui caractérise notre époque historique : c’est de la dé-rivation, du débordement de cette surabondance qu’il faut espérer et faire advenir une sortie par le haut de l’ornière capitaliste.
Enfin, en troisième et dernier lieu, la forme et le destin de l’« autre chose » vers laquelle se dirige notre avenir post-capitaliste se décideront dans les façons dont nous parviendrons, dès aujourd’hui, à lutter contre l’auto-destruction extractiviste en promouvant des relations attentionnées à nos milieux d’existence, qu’il s’agisse de nos milieux naturels (physico-biologiques), de nos milieux sociaux, ou de nos milieux culturels. Or, cela implique à son tour une métamorphose, en profondeur et en parallèle, de nos médiarchies et de nos conceptions de l’attention. L’information ne minera le capital (vers autre chose que notre effondrement général) que dans la mesure où nous saurons traiter comme des biens communs à la fois la façon dont les media structurent nos attentions et la façon dont nos attentions vivifient ce qui nous en arrive. Le post-capitalisme sera ce que nos postes communicationnelles – nos vecteurs numériques et post-numériques – nous donneront les moyens d’en faire.
- * Après « Nous avons toujours été post-capitalistes » puis « Quand l’information mine le capital », « Vers une archéologie du capitalisme » et « La finance contre le capitalisme ? », ce texte constitue le cinquième et dernier volet d’une série d’articles proposés par AOC en prévision du prochain numéro de la revue « Multitudes», « Post-capitalisme ? » (avril 2018), disponible dans certaines bonnes libraires, auprès du diffuseur Pollen ou en ligne sur Cairn.