En Irak, un renouveau politique en trompe l’œil
Ils étaient 24,5 millions d’électeurs enregistrés, attendus aux urnes pour s’exprimer sur la nomination de 329 députés parmi plus de 7000 candidats. Selon la Commission électorale, 44,52 % des inscrits ont voté, soit la participation la plus basse depuis la chute du régime de Saddam Hussein. Officiellement, le scrutin entendait marquer le début d’une réconciliation nationale et apporter un renouvellement de la classe politique au pouvoir depuis 2005. Cette régulation de la vie politique s’appuie sur plusieurs mécanismes, régulièrement décrits comme des garanties démocratiques, prévues par la Constitution de 2005 pour assurer le lien entre la population et ses représentants, comme par exemple : la mise en place d’un quota de 25% de sièges réservés aux femmes, neuf sièges réservés aux minorités ethniques et religieuses, ainsi que la répartition égalitaire des postes selon l’équilibre communautaire du pays. L’Assemblée élue est ainsi chargée de nommer un Premier ministre à la tête d’un nouveau gouvernement dont elle doit contrôler l’action politique.
Loin d’être le tournant annoncé, le scrutin vient entériner la monopolisation du pouvoir par les organisations politiques chiites
En réalité, le « changement » et la victoire contre l’EI que sacralisent les élections sont avant tout un moyen de légitimer la continuité, voir l’aggravation, de pratiques politiques autoritaires dans un contexte où la corruption généralisée paralyse l’action publique et empêche toute tentative de réformes. Loin d’être le tournant annoncé, le scrutin vient entériner la monopolisation du pouvoir par les organisations politiques chiites qui sont les principales gagnantes de la guerre contre l’EI.
La seule évolution se joue au sein de la scène politique chiite, qui est de plus en plus fragmentée avec l’arrivée en tête du scrutin de deux coalitions qui contestent la monopolisation du pouvoir depuis 2006 par le parti Dawa, la coalition Sa’iroun, représentée par Muqtada Al-Sadr, et la coalition Al-Fatifh, contrôlée par l’organisation Badr. Ce changement de rapport de force découle directement de la guerre contre l’EI qui a favorisé l’émergence d’une élite milicienne représentée par Al-Fatih et qui a conduit à une multiplication des manifestations organisées par le mouvement sadriste contre un pouvoir jugé corrompu et autoritaire.
Cependant, derrière ce moment électoral, on observe un retour à la situation prévalant lors du premier scrutin législatif de 2005 avec deux dynamiques qui risquent de déstabiliser à nouveau le pays : le développement de réseaux sécuritaires chiites appuyés sur des appareils miliciens qui viennent de remporter les élections, et l’imposition d’une nouvelle hiérarchie identitaire aux dépens de la population arabe sunnite. Ce contexte s’observe particulièrement dans les territoires disputés au nord du pays. C’est ainsi que le contrôle des provinces de Mossoul, Kirkouk, Salahaddin et Diyala est délégué par Bagdad à une nouvelle élite politico-milicienne qui espère utiliser les élections nationales, et les futurs scrutins provinciaux et municipaux, pour imposer durablement son pouvoir sur ce qui sont en train de devenir de véritables fiefs politiques.
Sur le plan politique, le scrutin législatif de mai 2018 marque l’éclatement de l’alliance nationale qui a fait face à l’EI depuis 2014 et une évolution du rapport de force entre les acteurs chiites. La liste favorite de ce scrutin, celle du Premier ministre sortant, Haïder Al-Abadi, n’arrive qu’en troisième position selon les premiers résultats. À la tête de la coalition Al-Nasr, il disposait pourtant de la puissante structure partisane du parti Dawa et avait réussi à organiser une campagne nationale, y compris dans les provinces reprises à l’EI, où des candidats de toute origine confessionnelle ont été présentés. Le maillage partisan reconstruit dans les régions arabes sunnites a permis à Al-Abadi de s’afficher comme le candidat de la réconciliation nationale, notamment en cooptant des représentants locaux capables de l’emporter dans leur province respective.
Cependant, il incarne l’inertie d’une élite irakienne inchangée depuis 2006. De plus, bien que la machine électorale de ce parti reste efficace, ce dernier est divisé par la compétition opposant Al-Abadi avec l’ex-Premier ministre Nouri Al-Maliki, lui-même en campagne à la tête d’une partie des réseaux politiques du parti Dawa. Cette lutte d’influence a paralysé l’action du gouvernement Abadi lors des dernières années, et l’a desservie durant le scrutin. Ainsi, malgré l’aura de la victoire contre l’EI et de la restauration de l’État irakien qu’incarne Al-Abadi, ce dernier est resté tributaire de nombreuses contraintes intrinsèques au fonctionnement de son appareil partisan.
Face au parti Dawa, deux coalitions « antisystème » ont donc su s’affirmer. D’une part, la coalition Sa’iroun alliant le Mouvement sadristes au parti communiste irakien, le turban à la faucille et au marteau, arrive en tête de scrutin. Elle a su mobiliser autour d’un discours nationaliste d’opposition au parti Dawa. Dotée de moins de ressources que son rival, cette coalition dispose de solides appuis locaux avec des réseaux de militants extrêmement actifs, notamment auprès des populations les plus paupérisées. Durant toute la guerre contre l’EI, les deux organisations ont su maintenir des mouvements de protestations dans tout le pays, leur permettant d’opérer une campagne inédite tandis que le parti Dawa a souffert d’un fort taux d’abstention.
D’autre part, la coalition Al-Fatifh, dirigée par Hadi Al-Ameri, arrive en deuxième position. Composée d’anciens cadres militaires de la mobilisation populaire, elle revendique également la « victoire » contre l’EI et a réussi à emporter des sièges au sein même des fiefs du parti Dawa. Ce succès traduit l’importance prise par une élite milicienne dont la guerre a considérablement renforcé le crédit auprès de la population, notamment dans le cas des brigades Badr, fer de lance de la mobilisation populaire de 2014. Cette coalition forme un nouveau groupe d’acteurs politico-militaires dont l’enjeu est de s’affirmer sur la scène politique nationale.
La campagne a surtout montré l’omnipotence des organisations chiites et la fragmentation de la scène politique.
Derrière leur lutte politique, ces trois coalitions présentent des programmes sensiblement similaires faisant la promotion d’une réforme globale des institutions, de la lutte contre la corruption, de la réconciliation et de la reconstruction de l’Irak. Néanmoins, la campagne des trois coalitions a surtout montré l’omnipotence des organisations chiites et un retour à la fragmentation de la scène politique qui fragilise le pouvoir central depuis 2005. On observe ainsi une absence du renouvellement de l’élite politique. Si le rapport de force a évolué, les cadres des trois coalitions sont tous dans les cercles de pouvoir depuis 2003. Cela s’est d’ailleurs traduit par un désintérêt de la population irakienne, faiblement mobilisée durant la campagne. De plus, si l’inconnu du scrutin résidait dans la capacité du mouvement sadriste et des élites miliciennes de la coalition Al-Fatih à s’imposer au niveau national, tout dépend encore de la capacité des différentes coalitions à s’allier pour former un nouveau gouvernement. Or, cette alliance dépend en grande partie de facteurs externes, soit d’un consensus incertain entre les États-Unis, l’Iran et l’Arabie Saoudite sur le futur de l’Irak.
Ces élections entérinent donc la monopolisation du pouvoir par les organisations politiques chiites, et se traduisent sur le terrain par la légitimation de réseaux sécuritaires chiites et l’avènement d’une nouvelle hiérarchie identitaire, aux dépens des habitants arabes sunnites.
Les réseaux sécuritaires chiites sont sortis renforcés de la guerre contre l’EI, à travers la « mobilisation populaire » (al-hashd al-sha‘bi) qui, depuis 2014, rassemble plus de cent mille miliciens autour des principales coalitions chiites citées plus haut. Le territoire irakien n’a jamais été aussi militarisé en termes de nombre de structures paramilitaires. Officiellement, ces dernières permettent un redéploiement de l’État irakien dans le pays, mais, dans les faits, ce sont les états-majors de chaque coalition chiite qui encadrent cette mobilisation ; elle-même structurée par un répertoire d’action milicien développé en Irak par les organisations chiites depuis leur retour d’exil en 2003. La « mobilisation populaire » a ainsi permis la mise en place de réseaux économiques et sécuritaires tenus par de nouvelles élites miliciennes locales qui à présent cherchent à se construire des fiefs politiques dans les districts qu’elles contrôlent.
À la tête de groupes armés composés d’habitants recrutés localement, ces élites disposent d’un fort ancrage social permettant un encadrement fin de la population, ce qui explique la baisse actuelle du nombre d’attaques de l’EI sur le territoire. De plus, pour assurer leur pouvoir, ces milices contrôlent au niveau de chaque district les institutions publiques locales, les municipalités et empêchent la construction de tout pouvoir alternatif au leur.
Cette nouvelle réalité sociopolitique constitue la clef du développement de l’Irak d’après-guerre et porte également les germes de futures violences. Par exemple, dans les différents districts repris à l’EI, on observe la légitimation de groupes armés locaux – alliées au parti Dawa, aux Badr, ou au mouvement sadriste – qui assoient leur autorité via des pratiques clientélistes, de répression et de racket de la population. Si ces réseaux sécuritaires limitent le redéploiement de l’EI sur le court terme, ils empêchent également une stabilisation de la situation et promettent un détournement massif de l’aide à la reconstruction. Sur le long terme, ce contexte a toutes les chances de dégénérer en luttes locales entre acteurs miliciens permettant un retour de l’insurrection.
La victoire contre l’EI a également confirmé l’avènement d’une nouvelle hiérarchie identitaire aux dépens des habitants arabes sunnites qui, depuis 2003, subissent la répression du nouveau régime. Derrière le discours officiel de réconciliation nationale affiché par les élections, la guerre a concrétisé la marginalisation des Arabes sunnites et leur stigmatisation en tant que communauté. Alors que l’étude des trajectoires individuelles des habitants montrait des profils encore majoritairement multicommunautaires avant 2014, on observe actuellement une rupture communautaire dans les relations sociales, politiques et économiques.
La victoire militaire des organisations chiites se traduit par épuration confessionnelle de certains territoires au nom de politiques sécuritaires et par une exclusion des Arabes sunnites des institutions publiques. Après avoir subi le régime totalitaire de l’EI, des déplacements de population massifs, des destructions et une répression par les milices aux ordres de Bagdad, les habitants arabes sunnites sont dans une situation de dénuement qui explique leur faible niveau de participation aux élections. Les candidats arabes sunnites cooptés par les coalitions chiites sont largement décriés par les populations qu’ils sont censés représenter. Ajouté à la militarisation du territoire, ce décalage entre les élites locales, candidates aux élections, et les habitants, renvoie à la situation de 2005 où le boycott des élections législatives par les Arabes sunnites avait brisé la confiance de la population dans les institutions « démocratiques » et contribué à accélérer le début d’une première guerre civile entre 2005 et 2007.
Les nouvelles élites communautaires ont pour point commun d’être cooptées par les organisations chiites au pouvoir à Bagdad.
Cette recomposition de la hiérarchie identitaire est particulièrement visible dans les territoires multicommunautaires du nord de l’Irak. Le redéploiement de l’État s’y traduit par la généralisation d’un modèle politico-milicien aux mains d’élites turkmène chiite à Kirkouk, shabak ou chrétienne dans la plaine de Ninive, yézidi dans le Sinjar, arabe sunnite à Mossoul, Salahaddin et Diyala. Ces élites ont pour point commun d’être cooptées par les organisations chiites au pouvoir à Bagdad. La situation de vide institutionnel, faute de moyens alloués aux services publics, profite à leur montée en puissance. Or, la pérennisation à moyen terme de ces nouvelles élites locales, supplétives de l’État central, mais sur lesquelles ce dernier exerce une autorité relative attise de nouveaux conflits identitaires. Politique de cooptation et concurrence milicienne entraînent des restructurations internes à chaque groupe ethnique ou religieux.
Par exemple, les élites politiques des populations chrétiennes de la plaine de Ninive, au nord de Mossoul, dépendent dorénavant de la stratégie de cooptation mise en place par Bagdad. Leur principal leader, Rayan al-Kildani, personnalité inconnue jusqu’à récemment, est allié aux brigades Badr dont le soutien lui permet de faire fonctionner sa propre milice connue sous le nom de Brigades de Babylone. Cette milice est prétendument chrétienne, mais mobilise aussi une partie de la jeunesse shabak chiite. Dans le Sinjar, les leaders communautaires yézidis pro-Bagdad ont également utilisé le soutien des milices chiites afin de s’imposer localement contre leurs rivaux soutenus par les partis kurdes irakiens – le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) – et par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Dans les régions arabes sunnites, Bagdad a recruté des miliciens proches du parti Dawa pour y assurer la sécurité. À Hawija – au sud de Kirkouk – deux brigades arabes sunnites affiliées à Badr, le Hashd Al-Zab et le Hashd Al-Wasfi, contrôlent ainsi le district avec 5 000 combattants recrutés localement. Ces deux brigades encadrent la population de manière autoritaire et exercent régulièrement des rackets contre les habitants et commerçants sommés de payer une taxe spéciale en échange de leur protection.
Les élections législatives du 12 mai entérinent donc une double victoire des organisations chiites. Une victoire militaire contre l’EI, mais également une victoire politique avec l’instauration de réseaux sécuritaires qui leur permettent de tenir le pays et d’en recomposer la hiérarchie identitaire au sein de la population. À l’inverse d’une résolution des problèmes structurels qui touchent l’Irak depuis 2003, les élections participent à une dynamique générale d’aggravation du contexte.
Officiellement, Bagdad est à nouveau un État fort capable de tenir un scrutin électoral sur l’ensemble de son territoire, mais, en réalité, les clivages entre les habitants sont de plus en plus nets dans un contexte de délitement global des structures étatiques, via la politique de décharge milicienne. Alors que la guerre contre l’EI continue sous forme de guérilla rurale, avec un harcèlement quotidien des forces irakiennes, l’absence de recul critique sur les dynamiques qui ont permis la « victoire » contre l’EI hypothèque l’apparente « normalisation » que ces élections représentent.