Economie

Du bon emploi de la formation professionnelle

Économiste

La loi « Pour la liberté de choisir son parcours professionnel », récemment présentée par la ministre du Travail Muriel Pénicaud, propose une nouvelle conception de la formation professionnelle. L’objectif – louable – étant de donner un accès égal à l’éducation à tous les travailleurs et leur permettre de s’adapter aux évolutions rapides des métiers, tout dépendra en fait des conditions de mise en œuvre de ladite réforme.

L’objectif de la formation professionnelle est souvent résumé à l’acquisition de compétences pour pourvoir les postes disponibles ou pour améliorer la productivité au poste de travail. Il faudrait qu’il y ait une adéquation parfaite entre les qualifications et la demande des entreprises. Or, si cet objectif peut se justifier à court terme, il ne permet pas d’améliorer durablement le niveau moyen de compétences, ni de limiter l’impact négatif sur l’emploi provoqué par les mutations économiques et technologiques.

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Le projet de loi « Pour la liberté de choisir son parcours professionnel » s’affranchit de cette conception qu’on pourrait appeler « adéquationniste », et qui prévaut depuis 40 ans. Elle donne accès à l’ensemble des travailleurs, et en particulier aux moins qualifiés, à des outils de maintien et de développement des qualifications. Parallèlement, la définition au niveau national des grandes orientations stratégiques de la formation professionnelle devrait permettre d’éviter que l’individualisation du marché du travail soit une nouvelle source d’inégalités.

Les faiblesses du système de formation professionnelle français sont largement documentées depuis plusieurs dizaines d’années grâces aux nombreuses études statistiques de l’INSEE, la Commission européenne ou encore de l’OCDE. Premièrement, les formations continues visant à pourvoir les postes disponibles et à améliorer la productivité au poste de travail sont privilégiées. Elles ne permettent donc pas aux salariés de changer de poste ou d’entreprises en cas de restructurations ou d’évolution des métiers. Deuxièmement, elles bénéficient principalement aux diplômés de moins de 40 ans. Troisièmement, la France se caractérise par un accès très limité à la formation pour les plus de 45 ans malgré le report de l’âge à la retraite et la rapidité des mutations technologiques qui nécessitent un effort de maintien et d’évolution renforcé des compétences. Quatrièmement, les inégalités d’accès varient fortement en fonction des secteurs. Cinquièmement, l’heure de formation est plus coûteuse en France que dans les autres pays de l’Union européenne.

L’accroissement des inégalités et le vieillissement nécessitaient autre chose qu’une enveloppe de droits portables et une énième redéfinition du rôle des multiples acteurs de la formation.

Pour aggraver les choses, les dispositifs qui jouaient un véritable rôle de promotion professionnelle et d’aide à la mobilité, comme le contrat de professionnalisation et le congé individuel de formation, ont été gérés de façon malthusienne [1]. Il en a résulté une exclusion du marché du travail par vagues successives des moins qualifiés et des seniors, et une trop timide diffusion des innovations dans l’ensemble du tissu productif français. Ces orientations ont pesé sur la croissance, favorisé les inégalités originelles et détérioré la compétitivité des produits et services Français à l’export.

La création du Compte de formation professionnelle a constitué un véritable tournant dans l’histoire des réformes françaises puisque les droits de formation étaient attachés au salarié. Mais l’évolution des technologies de production, la part relativement importante de salariés peu qualifiés en France, l’accroissement des inégalités et le vieillissement nécessitaient autre chose qu’une enveloppe de droits portables et une énième redéfinition du rôle des multiples acteurs de la formation.

De plus, la mondialisation a engendré une chute de la demande de travail répétitif (routine tasks) au profit d’une demande accrue de travailleurs capables d’effectuer des tâches nécessitant des initiatives personnelles. La demande de compétences cognitives, verbales et interpersonnelles a augmenté depuis les années 1990 tandis que les compétences techniques et les efforts physiques ne cessent d’être dévalorisés tant aux Etats-Unis qu’en Europe.

Or, les résultats du Programme OCDE pour l’évaluation internationale des adultes (PIAAC) ont montré que la France se distinguait par une proportion élevée de salariés ne maîtrisant pas la compréhension de textes complexes ni les concepts numériques. Bien sûr, la formation initiale compte pour beaucoup, mais l’influence de la formation continue est réelle puisque les études l’OCDE dévoilent que les compétences en littératie et en numératie se dégradent beaucoup plus rapidement avec l’âge en France que dans la plupart des 24 autres pays étudiés, en particulier pour les moins qualifiés. L’enjeu est donc de permettre à tous d’acquérir ou de garder des compétences facilitant la gestion et la maîtrise des changements technologiques, économiques et organisationnels pour ne pas être exclu du marché du travail.

Les politiques d’allègements de charge ne font que gérer transitoirement la déqualification d’une partie de la main d’œuvre.

Toutefois, la logique « adéquationniste », qui consiste à former pour pourvoir le plus rapidement possible les besoins des entreprises, les plans de sauvegarde de l’emploi et les nombreux « appels » à la baisse du coût du travail ont continué de faire des allègements de charge l’alpha et l’omega de la politique de l’emploi. Une telle politique ne résout pas le problème de l’obsolescence des compétences, et encore moins celui de l’accroissement des inégalités d’accès au marché du travail avec l’âge. En réduisant le coût de production des salariés victimes de la fin du taylorisme sans leur permettre d’acquérir de nouvelles compétences ou de développer les leurs, les politiques d’allègements de charge ne font que gérer transitoirement la déqualification d’une partie de la main d’œuvre. En revanche, la mise en place des formations non spécifiques au poste de travail pourrait limiter les sorties massives et régulières du marché du travail d’une partie des travailleurs.

Selon une étude menée par l’OCDE dans 14 pays, les travailleurs ayant perdu leur emploi sont ceux qui « mobilisaient le moins de compétences mathématiques, verbales, cognitives et interpersonnelles » avant le licenciement, et ils occupaient des emplois requérant un niveau de formation moins élevé que le niveau moyen. L’INSEE a aussi démontré que les travailleurs ayant bénéficié de formations continues sont moins souvent et moins longtemps au chômage que ceux n’ayant pas eu accès à de tels dispositifs. A contrario, les contrats de professionnalisation destinés avant tout aux personnes dont le niveau de qualification était inférieur au baccalauréat ont permis à trois quarts d’entre elles d’être en emploi six mois après la fin de leur contrat, selon la DARES.

Les travailleurs français ne sont pas considérés comme une source de croissance et de compétitivité potentielle, mais plutôt comme une charge, un frein à la compétitivité. Or, il ne peut y avoir de croissance, de progression des salaires ni de cohésion sociale sans une augmentation du travail, quantitatif bien sûr, mais surtout qualitatif. Il est étrange de voir combien ces évidences sont peu portées dans le débat public. N’importe quel pays en développement connait l’importance de l’éducation, de la formation continue et de la santé, mais il semble que le retard pris par la France en matière de qualification de sa main d’œuvre décourage toute politique de montée en gamme de son économie. La croissance ne résulte pas de la baisse des coûts, mais de la capacité à innover et à offrir des produits et des services recherchés par les consommateurs.

La productivité globale ne dépend que marginalement de la part d’ultra qualifiés mais est très réactive au niveau moyen de qualification.

Or, les caractéristiques de la main-d’œuvre française ne lui permettent pas d’accompagner les mutations technologiques ni de diffuser largement les innovations, au sein des entreprises. En effet, cela nécessiterait une augmentation de la proportion de personnes qualifiées dans la population active, un maintien des capacités cognitives des salariés en emploi, et une offre de formation évolutive, orientée vers le renforcement des compétences générales des moins qualifiés tout au long de la vie professionnelle. Plus la main d’œuvre est homogène, plus la productivité et élevée. La productivité globale ne dépend que marginalement de la part d’ultra qualifiés mais est très réactive au niveau moyen de qualification dont dépend la diffusion des innovations. Paradoxalement, la formation continue peut faciliter les créations d’emploi alors que la robotisation se développe.

En ciblant les moins qualifiés au centre du dispositif, la ministre du Travail veut avant tout faire de la formation professionnelle un instrument actif de réduction des inégalités et de maintien dans l’emploi. D’une part, le compte personnel de formation des salariés moins qualifiés sera crédité d’un montant supérieur à celui des qualifiés et ils seront accompagnés par un conseiller en évolution professionnelle pour éviter qu’ils se retrouvent seuls face aux choix de formations. D’autre part, les salariés à temps partiel auront les mêmes droits que ceux à temps plein. Enfin, les chômeurs pourront avoir accès à des modules de compétences de base et de savoirs numériques.

Cette réduction des inégalités d’accès à la formation continue par une forme de discrimination positive aura pour conséquence de limiter les sorties du marché du travail et le déclassement. De plus, elle facilitera la diffusion des innovations et participera ainsi au redressement de la compétitivité des entreprises et du potentiel de croissance de la France. Par ailleurs, la possibilité offerte aux salariés de choisir directement des formations certifiées, dans leur bassin d’emploi ou leur région pourrait permettre de sortir de la seule logique « adéquationniste ».

La réforme de la formation professionnelle donne théoriquement les moyens de développer des compétences ou des connaissances moins directement guidées par le « maintien dans l’emploi qu’ils occupent ». Mais pour que la loi ait un maximum d’impact, une attention particulière devra être portée aux publics ayant « peu d’appétence » pour la formation car elle s’apparente pour eux à un retour à l’école ou parce qu’ils supportent seuls la charge familiale. Les représentants des entreprises et des branches devront quant à eux soutenir la participation aux formations renforçant les compétences transférables même si ce n’est pas leur intérêt à court terme. Il faudra sans doute mettre en place des incitations comme des bonus-malus en fonction de l’implication des acteurs dans des formations certifiantes à destination des moins qualifiés et conditionner les allègements de cotisations sociales sur les bas salaires au financement de formations obligatoires d’actualisation des savoirs fondamentaux.

Les conditions de mises en œuvre de la réforme de la formation professionnelle vont être déterminantes pour éviter une nouvelle paupérisation d’une partie de la force de travail. Le gain collectif potentiel à attendre d’un système de formation accessible à tous permettant le maintien et l’évolution des compétences générales est très supérieur à la somme des gains individuels que peuvent en retirer à court terme les salariés et les chefs d’entreprise. L’enjeu est l’accélération de la croissance tendancielle, une augmentation plus rapide du PIB par habitant et une réduction des inégalités originelles.

 


[1] Pour plus de détail, cf le rapport Terra Nova « Entrer et rester dans l’emploi : un enjeu de compétitivité, un levier citoyen »

Mathilde Lemoine

Économiste, Group Chief Economist au Groupe Edmond de Rothschild, Présidente du rapport Terra Nova « Entrer et rester dans l’emploi : un enjeu de compétitivité, un levier citoyen » (2014)

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Notes

[1] Pour plus de détail, cf le rapport Terra Nova « Entrer et rester dans l’emploi : un enjeu de compétitivité, un levier citoyen »