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Rwanda, de la responsabilité française

Historien

Guillaume Ancel, capitaine de l’armée française en 1994 lors de l’opération « Turquoise », déclarait en mars dernier, à propos de son livre témoignage, vouloir mettre « fin au silence » sur le rôle de la France dans le dernier génocide du XXème siècle. Après des années de relations tendues entre Paris et Kigali, le président rwandais rencontre ce mercredi son homologue français : l’occasion, là encore, de lever le voile sur les ambiguïtés des responsabilités françaises…

Le 16 mai 1994, sur le plateau du 20h de TF1, Jean-Hervé Bradol, responsable des programmes de Médecin sans frontières France au Rwanda, de retour de Kigali, met violemment en cause le rôle de Paris dans le génocide en cours. Face à un Patrick Poivre d’Arvor impassible, il lance avec gravité : « Le rôle de la France dans ce pays et les responsabilités de la France sont particulièrement écrasants. Les gens qui massacrent aujourd’hui, qui mettent en œuvre cette politique planifiée et systématique d’extermination sont financés, entraînés et armés par la France […]. On n’a entendu aucun responsable français condamner clairement les auteurs de ces massacres. Et pourtant ces gens sont bien connus de l’État français puisqu’ils sont entraînés et équipés par eux. » [1]

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Depuis le 7 avril 1994, ce petit pays alors surtout connu en Europe pour ses coopérants, ses collines verdoyantes et ses gorilles, se trouve plongé dans une vague de violences extrêmes : les Rwandais tutsi y sont exterminés, avec ordre et détermination, par des Forces armées rwandaises secondées par les milices Interahamwe (« ceux qui combattent ensemble ») et par une partie de la population civile hutu. Orchestré par le gouvernement intérimaire rwandais, le « génocide des voisins » vise à l’anéantissement complet des Tutsis du Rwanda.

Présentée comme neutre, strictement humanitaire et à durée limitée, l’Opération Turquoise bénéficie d’une attention médiatique immédiate.

Qualifiés d’Inyenzi (« cafards »), ces derniers sont considérés par les extrémistes comme des « ennemis intérieurs » complices d’un Front patriotique rwandais (FPR) qui revendique par les armes le droit au retour des familles tutsi exilées à la suite des pogroms anti-tutsi de 1959, 1963 et 1973. Après avoir évacué leurs ressortissants durant les premiers jours, Français, Belges et Américains font le choix de rapatrier leurs soldats et de soutenir la résolution 912 du 21 avril 1994 qui réduit le contingent de la mission de l’ONU au Rwanda à seulement 270 hommes. Plus préoccupé par la mort d’Ayrton Senna, l’élection de Nelson Mandela ou le siège de Gorazde, le monde se désintéresse du Rwanda de la mi-avril jusqu’à la mi-mai, semaines qui constituent le paroxysme du génocide.

La mise en cause très médiatique de l’exécutif français par MSF et les enquêtes de quelques journalistes bien informés conduisent pourtant le gouvernement français à changer de stratégie quelques jours après les commémorations du 50ème anniversaire du Débarquement et du massacre d’Oradour-sur-Glane. Alors que François Mitterrand et les membres de son gouvernement défendaient depuis la fin de l’opération d’évacuation Amaryllis l’idée que la France ne pouvait seule prendre en charge la sécurité du continent africain, une volte-face complète est opérée à la mi-juin avec l’envoi en mission dans la région des Grands Lacs de près de 2500 soldats français.

Présentée comme neutre, strictement humanitaire et à durée limitée, l’Opération Turquoise bénéficie d’une attention médiatique immédiate, reléguant à l’arrière-plan les critiques sur la proximité entre les autorités françaises et le gouvernement intérimaire responsable du génocide. Après la prise de Kigali par le FPR le 4 juillet 1994, les génocidaires organisent l’exil de près de 2 millions de leurs compatriotes qui fuient vers la zone contrôlée par les soldats français à l’est du pays. Ces derniers doivent alors gérer cet exode ainsi que l’épidémie de choléra qui affecte plusieurs dizaines de milliers de réfugiés. Les images diffusées par les médias des soldats français au chevet d’enfants mourants achèvent de replacer la France dans son rôle traditionnel de nation soucieuse de la protection des vies précaires.

Soutien à un parti favorable aux intérêts français, défense de la francophonie, amitiés personnelles et familiales, les raisons de l’aveuglement de la politique française au Rwanda sont complexes.

Depuis près d’un quart de siècle, les accusations portées par MSF en 1994 ont acquis beaucoup de consistance : les enquêtes conduites par des journalistes et des militants ont permis d’établir les différentes dimensions des responsabilités françaises au Rwanda[2]. Nous savons ainsi aujourd’hui que la France a soutenu politiquement, financièrement et militairement les perpétrateurs du génocide avant, pendant et parfois même après celui-ci, la réception des membres du gouvernement intérimaire à Paris en plein cœur du génocide étant un des symboles de ce dialogue et de ce soutien durable. Soutien à un parti favorable aux intérêts français, défense de la francophonie contre un FPR considéré comme pro anglo-saxon, amitiés personnelles et familiales, les raisons de cet aveuglement de la politique française au Rwanda sont complexes et ont été précocement interrogées, tant par la mission d’information parlementaire française de 1998 que par le rapport dirigé par Alison Des Forges Aucun témoin ne doit survivre.

Malgré ces révélations, les discours officiels sur le sujet sont restés crispés, marqués tantôt par un silence gênant, tantôt par des formes de désinformation empêchant une clarification durable des responsabilités françaises. Qu’il s’agisse d’anciens hauts responsables de l’exécutif français, d’anciens cadres de l’armée françaises ou de personnalités politiques de premier plan, des « entrepreneurs de mémoire » (terme qualifiant en sociologie des individus effectuant un travail de sélection et d’interprétation des faits au nom et au profit de leur groupe d’appartenance) se sont appliqués à défendre une vision idéale d’une France qui aurait joué un rôle exemplaire au Rwanda. Cette attitude de déni a contribué à alimenter durablement une véritable guerre de mémoires marquée par des formes de travestissement des faits et d’anathèmes prononcés au nom du patriotisme, de l’honneur de la France et parfois même de la vérité des faits. Comme pour l’affaire Dreyfus, Vichy ou la guerre d’Algérie, les mémoires françaises du génocide des Tutsi se sont ainsi construites de manière extrêmement polarisées et conflictuelles.

Si les conséquences mortifères des ambiguïtés des choix français sont désormais bien documentées, le témoignage livré récemment par Guillaume Ancel ouvre une brèche supplémentaire dans les écrans de fumée construits par certains défenseurs zélés de la « Grande France ». Capitaine au sein du 2ème régime étranger d’infanterie au moment de Turquoise, Ancel fait partie des militaires engagés au Rwanda et au Zaïre en cet été 1994 qui voit le monde découvrir le Rwanda entre quelques retransmissions télévisées de la coupe du monde de football aux Etats-Unis. Son récit confirme le déficit de connaissances que lui et ses camarades avaient de la situation. Les militaires français de Turquoise n’étaient informés ni la nature des massacres en cours, ni de l’identité des victimes et encore moins de celle des bourreaux qui restent pour eux les autorités légitimes et des interlocuteurs crédibles. Le lecteur peut ainsi suivre au jour le jour les différentes missions assurées par le capitaine et mieux saisir les contextes d’intervention ainsi que les différents niveaux d’information alors en possession des soldats français.

De manière plus essentielle encore, le témoignage de Guillaume Ancel confirme qu’au volet humanitaire de l’opération s’ajoute une dimension militaire. L’ordre préparatoire de mission reçu le 22 juin envisageait ainsi initialement un raid terrestre des troupes françaises sur Kigali. Une de ses missions – annulée au dernier moment à la suite d’un ordre provenant du poste de commandement de l’Élysée – consistait par ailleurs à stopper l’avancée des troupes du FPR par le recours à des frappes aériennes.

Les ambitions de l’état-major personnel de François Mitterrand quant à la possibilité d’empêcher une victoire totale du FPR étaient déjà connues. Les velléités offensives de Turquoise avaient déjà été interrogées dans le temps même de l’événement par plusieurs articles de presse et un colonel (Didier Tauzin alias « Thibaut ») avait même révélé à la presse, le 4 juillet 1994, vouloir « casser les reins du FPR » (propos rapporté par Le Figaro, Le Monde, Libération ou RFI). Pourtant, seul le témoignage de l’ancien membre du GIGN Thierry Prungnaud, recueilli par la journaliste Laure de Vulpian, avait permis d’exposer le point de vue critique d’un militaire engagé au Rwanda : Prungnaud soulignait déjà la confusion des informations reçues lors des débuts de l’opération, le désintérêt des cadres de l’armée pour le rôle humanitaire de Turquoise et l’abandon des rescapés Tutsi trouvés par hasard sur les collines de Bisesero le 27 juin, secourus seulement le 30 juin après que les miliciens aient exécuté un millier de civils supplémentaires en trois jours. Tous les autres témoignages livrés par des hauts gradés devant la mission d’information parlementaire, devant la justice ou encore dans des livres de témoignages tendent au contraire à taire les ambiguïtés de Turquoise et à bâtir un récit élogieux de l’engagement français.

Le but donné par Ancel à son témoignage est le suivant : « J’attends (…) qu’il contribue au débat sur le rôle de la France dans le dernier génocide du XXème siècle ». Le courage et la sincérité de ce témoignage risque de contribuer à briser la « culture du silence » dénoncée par Ancel. Celui-ci intervient en effet dans un contexte où de nouvelles révélations apparaissent sur le financement de livraisons d’armes au gouvernement intérimaire par une banque française, sur la présence des barbouzes Bob Denard et Paul Barril au Rwanda pendant le génocide ou encore sur la vision relativement fidèle aux faits que livrait la DGSE aux autorités françaises pendant le génocide, donnant ainsi à celles-ci les moyens théoriques d’identifier rapidement le génocide et de le condamner. La réouverture d’un vaste débat public est d’autant plus plausible que son témoignage est livré au moment où, malgré une ouverture encore très limitée des archives officielles françaises, la recherche scientifique progresse dans la connaissance de l’agenda et des niveaux de prise de décision des responsables politiques français.

Les bons spécialistes du dossier rwandais ne s’y sont pas trompés et tous accordent un intérêt justifié à ce témoignage. Les « derniers défenseurs de l’Empire » ont également compris la portée de ce récit puisqu’ils ont d’ores et déjà entrepris de salir la réputation de l’ancien officier de la force d’action rapide[3]. Il est vrai que les enjeux restent forts pour un certain nombre d’acteurs français de l’époque. L’imprescriptibilité du crime de génocide fait d’abord peser, pour toute personne ayant eu connaissance de la nature des faits sans tenter de les empêcher, le risque d’être un jour traduit en justice.

Comment ont été pensées les articulations entre les dimensions militaires, humanitaires et communicationnelles de Turquoise ?

Ce déni français se fonde par ailleurs sur la défense de la mémoire de François Mitterrand par un petit groupe d’acteurs bien conscients que les choix opérés à l’époque ne peuvent que contribuer à entacher le souvenir de l’ancien président et résonner fortement avec d’autres tâches sombres de son parcours personnel. Ces crispations résultent aussi de la manière dont l’épisode rwandais contribue à ternir durablement la réputation d’une armée française qui s’emploie, depuis la fin des années 1970, à faire oublier certaines de ses pratiques en Algérie en imposant l’image d’une armée de professionnels engagés au service des vies précaires. Des crispations qui s’expliquent enfin par la mobilisation récurrente des accusations contre la France par le pouvoir en place à Kigali dans le but de gêner Paris et d’affaiblir les capacités de nuisance de la diplomatie française.

Le témoignage de Guillaume Ancel est d’autant plus salutaire qu’il pourrait inciter d’autres militaires impliqués dans les opérations Noroit, Amaryllis ou Turquoise à livrer leurs récits et leurs expériences. De tels témoignages permettraient d’enrichir les connaissances sur plusieurs points encore délicats à éclairer. Comment ont été pensées les articulations entre les dimensions militaires, humanitaires et communicationnelles de Turquoise et qui a pris la décision de stopper la dimension militaire de l’opération et pour quelle raison ? Comment expliquer que les réfugiés de Bisesero aient mis trois jours à être sauvés dans un contexte où la dimension humanitaire de Turquoise était pourtant présentée à l’opinion comme le seul objectif de la mission ? Quels furent les rôles de Barril et Denard pendant le génocide et que savait l’Élysée de leurs présences sur le terrain et de leurs missions ?

On l’aura compris, nous disposons là d’un témoignage de première main qui, complété par d’autres récits de militaires ou de proches du pouvoir, devrait permettre d’affiner encore notre compréhension de la véritable nature des engagements français au Rwanda de 1990 à 1994.


[1] « Invité MSF », INA, JT, 20h, TF1, 16 mai 1994, 5 min 03.

[2] Citons notamment les enquêtes de Mehdi Ba, François-Xavier Verschave, Jean-Paul Gouteux, Patrick de Saint-Exupéry, Jacques Morel, Jean-François Dupaquier, Laure de Vulpian, Maria Malagardis ou David Servenay.

[3] Voir la critique de Michel Robardey, colonel en retraite et ancien officier de gendarmerie présent au Rwanda de 1990 à 1993, Guillaume Ancel, le faux rebelle sur son blog hébergé par Mediapart. Sur les activités de Michel Robardey au Rwanda : Jacques Morel, « Le lieutenant-colonel Michel Robardey et le génocide des Tutsi », http://jacques.morel67.free.fr/Robardey.pdf.

François Robinet

Historien, Maître de conférence à l'Université de Versailles-Saint-Quentin

Notes

[1] « Invité MSF », INA, JT, 20h, TF1, 16 mai 1994, 5 min 03.

[2] Citons notamment les enquêtes de Mehdi Ba, François-Xavier Verschave, Jean-Paul Gouteux, Patrick de Saint-Exupéry, Jacques Morel, Jean-François Dupaquier, Laure de Vulpian, Maria Malagardis ou David Servenay.

[3] Voir la critique de Michel Robardey, colonel en retraite et ancien officier de gendarmerie présent au Rwanda de 1990 à 1993, Guillaume Ancel, le faux rebelle sur son blog hébergé par Mediapart. Sur les activités de Michel Robardey au Rwanda : Jacques Morel, « Le lieutenant-colonel Michel Robardey et le génocide des Tutsi », http://jacques.morel67.free.fr/Robardey.pdf.