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Que nous apprend la controverse sur la limitation à 80 km/h ?

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Dans quelques jours, il faudra ralentir : la vitesse maximum autorisée sur les routes départementales passera de 90 à 80 km/h. La controverse suscitée par cette limitation de vitesse offre l’occasion d’analyser la manière dont les savoirs scientifiques informent (ou non) les décisions politiques.

 

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Le décret vient tout juste d’être publié au Journal Officiel. Le 1er juillet prochain, les vitesses autorisées de circulation seront abaissées de 90 à 80 km/h sur plus de 400 000 km de routes départementales dépourvues de séparateur central. Depuis l’annonce, le 9 janvier 2018, de cet abaissement de la vitesse par le Premier ministre, Edouard Philippe, les prises de parole publiques s’enchainent et se confrontent. La controverse a même pu sembler particulièrement intense, notamment du fait d’une mobilisation continue et relativement soutenue de ses opposants et des nécessaires réaffirmations par l’exécutif de sa ferme intention d’appliquer la mesure. Tout récemment encore, des élus et des associations hostiles ont saisi le Conseil d’Etat pour demander l’annulation du décret pour « excès de pouvoir » ! Devant tant d’hostilité et tout au long de la séquence,  le premier ministre va d’ailleurs être érigé, par les médias et ses soutiens, en véritable figure du courage en politique, à l’image d’un Jacques Chirac imposant, en 2002, le déploiement des radars automatiques au bord des routes françaises.

Des argumentaires et une configuration d’acteurs sans surprise

Au cours de cette longue séquence, ce n’est pas le contenu des échanges qui surprend tant les discours des uns et des autres se révèlent sans surprise. D’un côté, l’objectif de sécurité routière est clairement mis en avant, même s’il est parfois et progressivement accompagné d’autres bases argumentaires : les économies de santé publique pouvant être réalisées, la baisse de la consommation d’essence, la protection de l’environnement ou même une réponse indirecte aux exigences de la lutte contre le changement climatique. Mais, aucun de ces objectifs secondaires ne parvient réellement à s’ancrer dans le débat et à retenir l’attention de l’opinion publique et des médias. De l’autre côté, on parle de racket de l’Etat, d’impôts déguisés, de liberté bafouée, de politique punitive, d’élitisme et de parisianisme et donc de mépris du monde rural, etc.

L’agrégation des acteurs mobilisés dans les deux coalitions qui s’opposent paraît tout aussi convenue. Les parties prenantes traditionnelles de la politique de sécurité routière s’y retrouvent pour un jeu de rôle là encore sans grande innovation. D’un côté, le gouvernement peut compter sur le soutien explicite d’associations de victimes (la Ligue Contre la Violence Routière – LCVR – joue un rôle moteur dans la mobilisation des ressources utiles) et d’experts en sécurité routière : les délégués interministériels successifs, des médecins et des chercheurs spécialisés écrivent et signent des tribunes dans la presse en faveur de la mesure. Ils publient également des travaux innovants, à l’image de l’étude de Claude Got publiée dans le JDD du 17 juin 2018. Ils contribuent à identifier et dénoncer les mensonges des opposants. Ils interviennent sur les plateaux et dans les radios. De l’autre côté, le groupe hétéroclite des opposants rassemble des associations d’usagers de la route (les motards en colère de la FFMC, 40 millions d’automobilistes), des partis politiques d’opposition (Les Républicains iront jusqu’à faire campagne sur ce sujet ! L’UDI a déposé un recours pour excès de pouvoir !), des élus locaux de tous bords (isolément ou à travers l’AFD), des parlementaires (un rapport sénatorial est rendu public au printemps puis remis au 1er Ministre à la veille de la publication du décret le 17 juin). Enfin, l’opinion publique, telle qu’elle est construite par les instituts de sondages (« 76 % des Français sont opposés à cette mesure ») et telle qu’elle s’exprime sur les réseaux sociaux, doit être intégrée dans cette large coalition hostile à la mesure.

L’intérêt majeur de cette séquence politique ne réside donc pas dans les manifestations d’hostilité ou la mobilisation qui se cristallise tout au long du premier semestre 2018, avec son lot de manifestations, de blocages, de tribunes et de pétitions dans la presse. Son véritable intérêt est de révéler la place aujourd’hui dévolue aux savoirs experts dans la formulation de l’action publique de sécurité routière. La controverse sur le 80 km/h offre une illustration particulièrement claire des usages des connaissances scientifiques dans la fabrique de l’action publique contemporaine.

Un usage instrumental des savoirs scientifiques ?

Du côté des promoteurs de la mesure controversée, devenus aujourd’hui les défenseurs de l’action gouvernementale, celle-ci a tout de suite été placée sous l’autorité du savoir scientifique. Peu s’en souviennent, mais le combat pour le 80 Km/h est rendu public, en 2015, par la démission de deux experts du CNSR suite au refus du ministre de l’intérieur de suivre l’avis de son comité d’expert sur ce sujet ! Avant même l’annonce de janvier 2018, ce sont les travaux d’experts qui sont mobilisés pour attester de la valeur des résultats attendus de la mesure. On va alors faire référence aux modèles de Nilsson et Elvik et s’y référer pour établir la diminution attendue de 400 tués sur les routes. Dans son discours du 9 janvier 2018, le Premier Ministre fait clairement référence aux savoirs scientifiques qui justifient la mesure qu’il prend. Les objectifs à atteindre étant clairement identifiés, les travaux scientifiques offrent des preuves empiriques qui aident à prendre la décision en suspens.

Dans ce cas précis, il s’agit d’une mesure de rupture destinée à mettre fin à trois années successives de remontée du nombre des tués sur les routes de France et à obtenir une diminution quantifiable des vies pouvant être sauvées. Et lorsque la contestation se développe, en mettant en avant l’ancienneté des travaux ou l’identité scandinave des deux chercheurs, la formule va être défendue par les résultats chiffrés de la politique menée en France entre 2002 et 2007. On a là un usage instrumental des savoirs scientifiques constitués et entretenus dans ce domaine.

Cette décision prend place dans une démarche de rationalisation de la fabrique des politiques publiques. Elle renvoie indéniablement à une approche technocratique de la formulation de l’action publique, assez conforme au modèle de gouvernement caractéristique de la Ve République. Plus précisément encore, elle témoigne d’une vision de la décision politique devant reposer sur des données probantes (Evidence Based Policy Making) qui, elle, est originaire du monde anglo-saxon et dont l’incarnation gouvernementale renvoie à la 3ème voie popularisée par Tony Blair, en Grande Bretagne, à la fin des années 1990. Il s’agit bien de tourner le dos à la démarche politique classique où l’idéologie et le marchandage servent de moteur à la décision. La recherche scientifique spécialisée fournit des résultats, des preuves empiriques, des conclusions qui aident à prendre la bonne décision politique. Les travaux et les résultats scientifiques sont envisagés comme une aide à la décision publique.

En regard de cette démarche, tout le travail des contestataires a consisté à tenter de délégitimer les résultats des travaux scientifiques mis en avant par l’exécutif et plus encore ici par ses soutiens. L’usage des savoirs scientifiques apparait alors plus directement politique.

Vers un usage stratégique des savoirs scientifiques

L’illustration la plus commune d’usage à la fois stratégique et tactique est le recours aux expérimentations dans l’optique de retarder une décision perçue comme trop controversée et jugée difficilement acceptable par les parties prenantes comme par les destinataires. On mobilise les scientifiques et leurs travaux pour convaincre d’agir ou au contraire demander d’attendre :  « further research is needed ! » comme disent les anglo-saxons dans une formule où se mêlent dérision et diplomatie. C’est un des arguments largement mis en avant dans les échanges de coups qui ont jalonné le semestre écoulé. Les opposants ont ainsi reproché à l’expérimentation voulue par Bernard Cazeneuve, en 2015, de reposer sur cette seule ambition tactique, avant de dénoncer l’absence de communication des résultats de l’expérimentation puis de lui reprocher son caractère peu scientifique et en conséquence l’absence de solidité ou de pertinence des conclusions à en tirer. Pour autant, l’expérimentation n’est pas qu’une opportunité politique pour gagner du temps. Elle permet de fait un apprentissage et contribue donc à enraciner la mesure même si les résultats de l’expérimentation ne sont pas jugés pleinement satisfaisants. Le gouvernement a d’ailleurs lui aussi joué de cette partition en annonçant une « clause de revoyure » en 2020, c’est-à-dire une sorte d’évaluation ex post des effets de la mesure et donc la possibilité pour le gouvernement d’entériner ou de remettre en cause la démarche !

Cet usage politique se perçoit aussi dans les efforts engagés pour délégitimer l’adversaire et sa décision, c’est-à-dire dans le refus d’accorder le label de la scientificité à la mesure comme à ceux qui s’y réfèrent. Les arguments scientifiques sont rejetés. La démarche scientifique présentée et ceux qui la portent sont délégitimés. Ainsi, pour les opposants, l’objectif ne serait pas de réduire le nombre des tués sur les routes, mais d’introduire un impôt supplémentaire. Le diagnostic ne serait pas non plus le bon : le problème ne serait pas la vitesse mais la qualité des infrastructures. Le problème ne serait pas général mais localisé aux zones accidentogènes. Les études mises en avant seraient trop anciennes, menées sur des réseaux routiers trop différents du notre, etc. La contestation des expertises (et des experts !) mobilisées va aussi passer par la fabrication d’autres « expertises » ou le détournement d’autres expérimentations : le cas du Danemark a, par exemple, fait couler beaucoup d’encres et beaucoup voyagé sur les réseaux sociaux. On va également mobiliser une contre-expertise. Le cas le plus flagrant ici est la mobilisation d’ « économistes » pour dénoncer le « coût » de la mesure et également « recalculer » le coût de l’insécurité routière.

Cet échange de coups introduit le caractère tout à fait relatif de la légitimité des expertises et savoirs mobilisés. Les savoirs experts ne sont qu’un type de savoirs parmi d’autres et certainement pas le plus reconnu. Ils circulent et sont repris, retravaillés par les différentes parties prenantes à la controverse.

Un rouage d’une entreprise intellectuelle bien plus large

Le spécialiste, capable de mobiliser des connaissances expertes pour contribuer au débat, n’est jamais qu’un des participants au débat et parmi beaucoup d’autres. La scène, qui illustre le mieux, cette situation est celle du plateau télévisé où l’expert, interrogé par un journaliste, va intervenir au côté des représentants des deux coalitions en compétition ou parfois face aux opposants, comme si son expertise faisait naturellement de lui le défenseur du point de vue gouvernemental dans le débat public ! D’autres fois encore, l’expert est absent, c’est alors la représentante des associations de victimes – le plus souvent de la LCVR dans ce débat – qui porte et diffuse cette expertise face à ses détracteurs. Les connaissances expertes sont alors prises dans une dynamique d’échanges où s’entrechoquent des représentations divergentes et où l’objectivité des savoirs est de fait niée, puisqu’ils étayent ici le discours gouvernemental. Cela pose la question de l’importance toute relative des savoirs scientifiques dans la controverse publique. Rien n’assure que les connaissances scientifiques l’emportent sur les affects et les idéologies mobilisées. Si le gouvernement et ses soutiens, dans cette action, ont peu dévié de leur stratégie initiale, ce n’est pas le cas de leurs opposants.

Assez rapidement, faute d’avoir réussi dans leur entreprise de délégitimation des savoirs experts mis en avant par la coalition porteuse de la mesure, la coalition adverse a modifié son discours en dénonçant une mesure décidée sans concertation et porteuse d’inégalités territoriales, puisqu’elle affecterait, selon ce discours, davantage les espaces ruraux et périurbains que les métropoles et les espaces urbanisés. Cette coalition adverse est également revenue à une mobilisation des ressources utiles à son entreprise des plus classiques, qu’il s’agisse de manifestations de motards et d’automobilistes, de la saisie de parlementaires ou même d’offensives judiciaires au lendemain de la publication du décret. Un travail de lobbying classique a également été entamé, en direction de l’opinion publique et des médias  mais aussi de publics intermédiaires et plus spécialisés. Ce sont d’abord les partis politiques d’opposition, à droite et à l’extrême-droite, qui ont voulu instrumentaliser la décision du Premier Ministre dans un combat finalement trop éloigné des enjeux de sécurité routière pour être entendu. Dans une démarche de dépolitisation de la controverse, ce sont ensuite les élus locaux et les parlementaires censés les représenter qui ont été mobilisés ; ce qui a été à l’origine de la mission sénatoriale. Mais l’extrême faiblesse scientifique de ce travail et l’absence de propositions utiles au gouvernement a paradoxalement crédibilisé davantage encore le discours expert et gouvernemental sur ce problème. Bref, cette séquence a aussi montré que les savoirs experts sont une composante parmi d’autres d’une entreprise intellectuelle bien plus large de définition des problèmes et de leurs solutions.

Cette mobilisation a sans doute paradoxalement facilité la victoire gouvernementale dans le bras de fer engagé. Elle a d’abord permis à la presse généraliste de se rendre compte, très progressivement, des faiblesses scientifiques du discours des opposants à la mesure et donc d’accueillir avec davantage de bienveillance les propositions de la coalition gouvernementale. Elle a ensuite permis au gouvernement d’intégrer dans son action les réponses aux principales critiques formulées. Les gains financiers vont être ciblés vers la prise en charge des blessés de la route ; le caractère « expérimental » de la mesure va être attesté par la clause de revoyure ; l’exigence d’amélioration des infrastructures routières, portée en particulier par la FFMC (Fédération Française des Motards en Colère), est intégrée. Enfin, cela a permis aux experts, et donc à la coalition gouvernementale qui en a fait sa ressource principale, de démontrer que les territoires ruraux et périurbains seront non pas les victimes de la mesure mais plus probablement les principaux bénéficiaires.

Bref, cette longue séquence d’affrontements autour d’une mesure d’apparence simple mais de fait très technique – les effets sur l’accidentalité de l’abaissement des vitesses de circulation autorisées – illustre que même si les savoirs scientifiques peuvent avoir une influence directe sur la prise de décision, la mobilisation stratégique des acteurs concernés peut emporter l’irréfutabilité scientifique dans un tourbillon de controverses qui fait qu’au final, c’est bien l’échange de coups politiques, le pouvoir conféré par les institutions et la mobilisation des ressources qui pèsent le plus dans la réussite de l’action publique.


Fabrice Hamelin

Politiste, Maitre de conférences HDR en science politique, université Paris-Est Créteil (UPEC)