Politique

Le néo-populisme est un néo- libéralisme

Historien

Comment être libéral et vouloir fermer les frontières ? L’histoire du néolibéralisme aide à comprendre pourquoi, en Autriche et en Allemagne, extrême droite et droite extrême justifient un tel grand écart : oui à la libre-circulation des biens et des richesses, non à l’accueil des migrants.

Après le Brexit et la victoire de Trump en 2016, les observateurs de tous bords ont parlé d’un face-à-face entre populisme et mondialisme néolibéral. La colère du peuple aurait ainsi humilié « l’homme de Davos ». Il suffisait de considérer les défaites électorales que subissaient le centre et la gauche pour comprendre que les élites de ce monde récoltaient les fruits des inégalités et de l’aliénation démocratique qu’ils avaient semés. Et, tandis que pour The Economist, nous étions en présence d’un « nouveau fossé politique » entre les économies nationales « ouvertes » et « fermées », de nombreux chercheurs s’empressaient d’expliquer le repli sur soi comme relevant d’une réaction naturelle et inévitable face au creusement des inégalités.

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Cette année, les participants au Forum économique mondial, convaincus que la menace immédiate qui pesait sur leur existence même avait disparu, ont peut-être laisser échapper un soupir de soulagement. Pourtant, en Allemagne et en Autriche, les membres des droites dites populistes avaient fait leur entrée au parlement fin 2017 – victoire qui signifiait un nouveau tournant dans le récit du face-à-face évoqué plus haut. On analysait que le parti de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et le Parti de la liberté d’Autriche (FPÖ) recueillaient tous deux l’angoisse populaire suscitée par les conditions économiques et l’instabilité provoquée par les migrations massives.

Un examen plus poussé des porte-drapeaux de la Droite nous conduit cependant à nous demander si le clivage « petites gens / privilégiés » résume de manière adéquate la situation politique actuelle. Pourquoi l’un des négociateurs FPÖ de la coalition dirige-t-il un institut portant le nom du pape de l’ultra-libéralisme, Friedrich Hayek, lequel reçut des mains de George Bush la Médaille présidentielle de la Liberté en 1991 ? Pourquoi le délégué parlementaire à Munich du parti de l’AfD – et désormais président de la Commission du budget au parlement – est-il un bloggeur libertarien et un consultant en métaux précieux qui vendait, lors des conventions, des lingots signés des responsables du parti ? Et pourquoi bon nombre des conseillers universitaires et des principales têtes pensantes du parti sont-ils aussi membres de la Société du Mont Pèlerin, think tank créé par Friedrich Hayek ? Je pense notamment à Roland Vaubel, Joachim Starbatty et à l’un des responsables actuels du parti, l’économiste de formation et ancienne employée de Goldman Sachs, Alice Weidel.

En d’autres termes, que faisaient ces parfaits candidats pour Davos, à la tête de partis fondés sur la critique de l’Islam et l’opposition à l’immigration non blanche ?

Le néolibéralisme et le nativisme ne sont contradictoires qu’en apparence. L’histoire nous aide à comprendre que les partis « populistes » de l’Europe centrale représentent en effet une souche du libre-échangisme mondialisé (free market globalism) plutôt que sa contestation.

L’évolution de la démographie – une population blanche vieillissante face à une population non blanche en augmentation – a également poussé certains néolibéraux et libertariens de droite, comme Erich Weede, Gerard Radnitzky ou Hans-Hermann Hoppe, à repenser les conditions nécessaires du capitalisme.

A la fin des années 1930, un groupe d’intellectuels, dont Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et d’autres, adoptèrent le terme « néolibéralisme » pour dépasser le strict laissez-fairisme du libéralisme. La Grande Dépression alliée à la montée de la démocratie de masse donnaient à voir que le marché ne pourrait pas s’autoréguler. Brandissant leur bulletin de vote, les électeurs n’auraient de cesse de voter toujours plus de faveurs pour eux-mêmes – se prononçant donc en faveur d’une plus grande intervention de l’État dans l’économie – ce qui paralyserait la combinaison prix du marché/propriété privée, fondement même du capitalisme. Dès lors, comme je le décris dans un ouvrage récent, les néolibéraux ont appelé de leurs vœux des institutions capables de limiter les poussées démocratiques et de protéger la libre circulation du capital, des biens et (parfois, mais pas toujours) des individus par-delà les frontières.

Dans les années 1990, tout portait à croire que les vœux néolibéraux avaient été exaucés. L’OMC, l’Union européenne et le NAFTA (l’accord de libre échange nord-américain) – inaugurés tous trois en l’espace de deux ans – avaient verrouillé la politique libre-échangiste. Toute une série d’instruments juridiques nouveaux protégeaient désormais l’investissement international, tandis que le FMI et la Banque mondiale s’étaient convertis à des politiques de libre circulation des capitaux. Pourtant, alors que leur victoire semblait si proche, certains néolibéraux, en particulier en Allemagne et en Autriche, ont commencé à se poser des questions. Et si l’Union européenne n’était pas la gardienne de la concurrence capitaliste ? Et si elle ne faisait que reproduire les obstacles de la bureaucratie et de la redistribution à une échelle plus grande encore ?

L’évolution de la démographie – une population blanche vieillissante face à une population non blanche en augmentation – a également poussé certains néolibéraux et libertariens de droite, comme Erich Weede, Gerard Radnitzky ou Hans-Hermann Hoppe, à repenser les conditions nécessaires du capitalisme. Certaines cultures – voire certaines races – ne seraient-elles pas plus prédisposées que d’autres à faire fonctionner les marchés (market success) ? L’homogénéité culturelle ne serait-elle pas la condition sine qua non pour qu’il y ait stabilité sociale, conduite paisible des échanges commerciaux et jouissance de la propriété privée ? D’autres penseurs, au sein du Social Affairs Unit, segment de l’Institute of Economic Affairs établi en Angleterre sous la direction de Digby Anderson commencèrent à se demander si le relâchement des normes sexuelles dans les années 1960 n’avait pas également contribué à éroder les conditions de la reproduction du marché libre. This Will Hurt: The Restoration of Virtue and Civic Order, titrait d’une manière bien sombre l’une des publications dirigées par ce même Anderson. La convergence du néolibéralisme et du conservatisme social, si bien décrite par Melinda Cooper dans son récent ouvrage, devenait encore plus explicite.

Les néolibéraux se sont toujours souciés des conditions extra-économiques de la survie du capitalisme, mais, en règle générale, ils s’attachaient surtout aux lois, à la religion et à l’ordre moral. L’influence croissante des idées liées à la théorie hayekienne de l’évolution culturelle ainsi que la popularité grandissante des neurosciences et de la psychologie évolutionniste incitèrent de nombreuses personnes à invoquer les sciences. Pour Charles Murray, notamment, la recherche des fondements de l’ordre du marché exigeait d’aller « plus profond dans le cerveau », ou Deeper into the Brain comme l’écrit en l’an 2000 ce membre de la Société du Mont Pèlerin. D’autres, comme Detmar Doering, membre de la branche allemande de cette même Société, sont allés jusqu’à réhabiliter le darwinisme social. Comme devait le déclarer en 2014 Peter Boettke, économiste diplômé de l’université George Mason et président actuel de la Société, la sécurisation du capitalisme est passée de la question du « bon prix » à la question des « bonnes institutions » et enfin à celle de la « bonne culture ».

Ce qui est sans doute le plus frappant concernant ce « New Fusionism » est la manière avec laquelle ce mouvement mélange convictions néolibérales en matière de marché et affirmations psycho-sociales douteuses.

Bien que Boettke lui-même se soit ouvertement opposé à la résurgence d’un nationalisme d’exclusion, c’est à partir de réflexions proches de celles décrites ci-dessus que les partis « populistes » d’Allemagne et d’Autriche sont nés. Les libertariens et les néolibéraux ont formé des alliances avec les partisans du traditionalisme, du nationalisme et de l’homogénéité culturelle. Les néolibéraux de droite de ces nouveaux partis populistes n’ont pas rejeté la dynamique de la concurrence du marché : ils l’ont renforcée. Les libertariens partisans de la fermeture des frontières continuent d’exiger la libre circulation des capitaux et des biens – en revanche, ils s’opposent catégoriquement à la libre circulation d’un certain type de personnes.

Ce qui est sans doute le plus frappant concernant ce « New Fusionism » est la manière avec laquelle ce mouvement mélange convictions néolibérales en matière de marché et affirmations psycho-sociales douteuses. Leur obsession pour les tests d’évaluation de l’intelligence est particulièrement notable. Bien que le terme de « capital cognitif » soit habituellement associé aux marxistes français et italiens, le néolibéral Murray devait s’en emparer dès 1994 dans son ouvrage The Bell Curve pour décrire les différences d’intelligence héritable selon les groupes de population, différences quantifiables en QI. En bon disciple du théoricien de la race Richard Lynn, le sociologue allemand Erich Weede, co-fondateur de la Société Hayek (et qui reçut la médaille Hayek en 2012 ) considère l’intelligence comme le principal déterminant de la croissance économique. La richesse et la pauvreté des nations ne s’expliquent pas par l’histoire mais par les qualités irréductibles de leurs populations, dit l’ancien membre du directoire de la Bundesbank, Thilo Sarrazin, dont le livre LAllemagne disparaît : quand un pays se laisse mourir (Deutschland schafft sich ab) s’est vendu en Allemagne à plus d’1,5 millions d’exemplaires et a stimulé le succès des partis islamophobes comme l’AfD, dont le programme officiel affichait le titre Ne laissez pas mourir l’Allemagne.Sarrazin cite également Lynn et d’autres chercheurs de l’intelligence pour argumenter contre l’immigration en provenance de pays majoritairement musulmans et ce sur la base du QI.

Un article consacré à la montée de l’extrême-droite en Allemagne publié l’année dernière avait pour titre « Between Capital and Volk ». Cela a sans doute plus de sens de les combiner, comme le font eux-mêmes les partisans de ces partis « populistes » plutôt que d’en chercher le milieu. Nous pourrions alors parler de Volk Capital. Les néolibéraux de droite assignent des moyennes d’intelligence à des pays d’une manière qui collectivise et rend inné le concept de« capital humain ». Ils y ajoutent des connotations de valeurs et de tradition impossibles à saisir statistiquement, glissant peu à peu vers des notions d’essence nationale et de caractère national. En novembre 2017, Thilo Sarrazin partageait la scène avec Erich Weede lors du Freedom Forum organisé par la Société Hayek à Berlin. L’un comme l’autre défendaient l’étanchéité des frontières afin de préserver la stabilité des droits de propriété, et déploraient le fardeau que faisaient peser sur le budget d’État les immigrés qui « apportent avec eux peu ou aucun capital humain », selon Weede.

A la question « quel genre d’immigration serait souhaitable », Weede répondit : « l’opposé de celle que nous constatons en ce moment ».

Weede et Sarrazin énoncèrent un autre argument éloquent (et plutôt paradoxal) : la fermeture des frontières est nécessaire si l’on veut sauver la mondialisation. « Le savoir, les biens et les idées » devraient pouvoir migrer librement, déclara Sarrazin. Les personnes, en revanche, n’ont pas besoin de se déplacer « en grands nombres », cela n’ayant « engendré [jusqu’alors] qu’une détérioration ». Tandis que l’extension des chaînes de production et du commerce transfrontalier avait permis de redynamiser sur le plan économique des groupes distants de populations étrangères, l’immigration n’aidait que le petit nombre de personnes qui entreprenaient le périlleux voyage. « Même selon des critères purement humanitaires (rawlsiens), ajoutait Weede, il serait regrettable que les migrations massives menacent le libre-échange mondial. » Les personnes doivent demeurer fixes afin que le capital et les biens puissent être libres.

Notamment, les pauvres de ce monde doivent rester séparés des riches de ce monde. A la question « quel genre d’immigration serait souhaitable », Weede répondit : « l’opposé de celle que nous constatons en ce moment ». Pour sauvegarder la liberté économique et la stabilité sociale, et empêcher toute guerre civile, un terme doit être mis aux migrations incessantes venant des pays d’Afrique et d’Asie. Weede proposa deux solutions possibles fondées sur les réflexions de ses camarades de la Société du Mont Pèlerin. La première s’inspirait de la proposition faite par Gary Becker de vendre, pour un certain prix « le droit à immigrer » ; la seconde de celle de Richard Posner de faire passer des test de QI pour filtrer les aspirants migrants. Il ne s’agissait pas d’une fermeture brutale des frontières, mais d’une transition vers un état d’ouverture modifié, fondé sur les concepts néolibéraux de capital humain, d’économie du savoir, et de concurrence – des idées parfaitement admises dans les cimes de Davos.

La lecture des programmes officiels de l’AfD et du FÖP nous indique que le rejet de la mondialisation économique est hautement sélectif. Certes, ces partis condamnent l’Union européenne, mais leurs exigences en matière d’accroissement des échanges commerciaux et de concurrence restent tout ce qu’il y a de plus mainstream. L’AfD demande que les accords commerciaux soient supervisés par l’OMC, que les barrières imposées aux exportations en provenance des pays en voie de développement soient levées, et qu’on mette fin à l’aide internationale versée à ces mêmes pays. Le conservatisme fiscal frôle quant à lui l’absurde lorsque les auteurs des programmes de l’AfD et du FÖP exigent que les législateurs en dépassement de budget soient soumis à des sanctions pénales. Les deux partis appellent à la liberté de choix en matière d’établissement scolaire ainsi qu’à la fin des impôts sur la succession et des réglementations contraignantes, tout en promettant de nouvelles dépenses sociales. Le capitalisme d’économie de marché n’est pas rejeté mais ancré plus profondément dans des structures de familles conservatrices et dans un groupe identitaire que définit son opposition à la menace islamique. Conscient des échos avec l’économie sociale de marché ouest-allemande des années 1950, le parti de l’AfD a utilisé sciemment le même slogan que celui lancé par le Premier ministre de l’économie du pays et membre de la Société du Mont Pèlerin, Ludwig Erhard : « La prospérité pour tous ! »

En Allemagne et en Autriche, le populisme de droite contemporain est né au sein même du néolibéralisme, non pas contre lui. Il ne consiste aucunement en un rejet systématique du mondialisme mais est une variante de ce dernier, variante qui accepte la division du travail à l’échelle internationale avec de solides flux de biens transfrontaliers et même des accords commerciaux multilatéraux, tout en exigeant un raffermissement des contrôles pour certains types de migrations. Aussi nauséabonds que puissent être ces principes politiques, il ne faut néanmoins pas considérer les populistes comme des barbares aux portes du mondialisme néolibéral mais bien comme des descendants du courant de pensée néolibéral.

Le soi-disant affrontement des opposés n’est, en réalité, qu’une querelle de famille.

traduit de l’anglais par Hélène Borraz


Quinn Slobodian

Historien, Professeur associé d'histoire au Wellesley College

Mots-clés

Populisme