États-Unis

Où va la Cour Suprême ?

Historien

Donald Trump a nommé le conservateur Brett Kavanaugh pour remplacer Anthony Kennedy, fameux pivot parmi les 9 juges de la Cour Suprême américaine. Cette nomination d’une grande importance politique et idéologique a peu d’équivalents dans l’histoire récente des États-Unis mais ses enjeux sont-ils aussi figés que semblent l’annoncer l’exultation des conservateurs et le désespoir des progressistes ?

L’annonce de la démission du juge Kennedy le 27 juin, puis la désignation, par le président Trump, le 9 juillet – c’est-à-dire dans un temps record – de Brett Kavanaugh, juge à la Cour fédérale d’appel de Columbia, pour lui succéder à la Cour suprême des États-Unis ont déclenché le torrent habituel de prédictions sur l’évolution de la jurisprudence du plus haut tribunal américain. La consternation cauchemardesque des progressistes a fait écho à l’enthousiasme et à la satisfaction des conservateurs, persuadés qu’ils tiennent là la voix, aux deux sens du terme, qui va permettre d’inscrire le projet conservateur dans le marbre constitutionnel, un objectif qui leur échappe depuis les années 1960 et sur lequel les présidents Nixon, Reagan et Bush père et fils ont été mis en échec.

Trente et un ans après le rejet par le Sénat de la nomination de Robert Bork – étiage terminal de l’effort conservateur pour reconquérir la majorité à la Cour suprême –, le but était enfin atteint et on dressait déjà la liste des précédents détestés qui allaient être renversés par cette Cour qui possédait désormais une majorité conservatrice claire : Roe v. Wade, l’arrêt de 1973 qui constitutionnalise le droit d’une femme d’interrompre une grossesse avait déjà la tête sur le billot ; c’en était fini des programmes d’action positive (affirmative action) pour lutter contre les discriminations raciales et sexuelles ; le droit de propriété retrouverait sa primauté dans la hiérarchie des libertés, avec ces dommages collatéraux parfaitement acceptables que sont la protection de l’environnement ou des droits des salariés ; et puis les libertés religieuses seraient de nouveau au centre du contrat social américain, tandis que le Premier Amendement, dont l’interprétation stricte de sa clause de liberté d’expression avait déjà fait dire aux neuf sages dès 1978 que « l’argent, c’est du discours » (money is speech), permettrait à tous, personnes physiques comme morales, de dépenser sans compter et sans plafond dans les campagnes électorales.

Bref, avant même l’installation dans ses fonctions de Brett Kavanaugh, la restauration conservatrice était déjà en marche et les armées progressistes en déroute. Les conservateurs faisaient déjà leur marché dans le magasin des précédents à renverser, tandis que les progressistes, eux, annonçaient par avance le crépuscule des libertés et l’apocalypse. Cette lecture mécanique et performative de la désignation de Brett Kavanaugh est simpliste, voir mutilante ; elle obscurcit plus qu’elle n’éclaire ou révèle les véritables enjeux et leçons d’une nomination dont l’importance politique et idéologique possède peu d’équivalents dans l’histoire récente des États-Unis.

Les magistrats fédéraux aux États-Unis jouissent de ce privilège étrange qui est de pouvoir choisir le président qui va les remplacer.

Commençons par rappeler quelques éléments de procédure : tous les magistrats fédéraux des États-Unis, dont bien sûr les neuf juges de la Cour suprême, sont nommés à vie par le président avec, comme l’exige l’Article II de la Constitution des États-Unis, « l’avis et consentement » du Sénat. Pour les constituants de Philadelphie, il s’agissait par là à la fois de protéger l’indépendance du « moins dangereux des trois pouvoirs », selon l’expression célèbre de Alexander Hamilton, et de s’assurer que le chef de l’exécutif nommerait des juristes qualifiés, hors de tout favoritisme personnel. De ce fait, les magistrats fédéraux aux États-Unis jouissent de ce privilège étrange qui est de pouvoir choisir le président qui va les remplacer, si leur santé le leur permet.

Ainsi un juge conservateur peut-il anticiper son départ de la Cour en prévision de l’arrivée potentielle à la Maison Blanche d’un président progressiste, lui donnant par là le moyen de prolonger bien au-delà de son ou de ses mandats son influence sur l’équilibre des pouvoirs et la construction de la jurisprudence d’un tribunal qui, si l’on devait l’insérer dans le dispositif institutionnel français serait tout à la fois le Conseil constitutionnel, la Cour des Comptes, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation. À l’inverse, malgré ses 85 ans, Ruth-Bader Ginsburg, qui a été nommée en 1993 par le président Clinton, reste déterminée – elle l’a dit publiquement – à traverser la présidence Trump sans donner au 45ème président le loisir de la remplacer.

Rituel d’observation morbide mais inévitable, les deux camps idéologiques surveillent au quotidien la santé des neuf magistrats et ont inscrit leur âge dans un tableau digne de l’actuariat. Pour ces raisons, toutes les nominations ont des caractéristiques très spécifiques, y compris lorsqu’elles sont effectuées par le même président dans un espace-temps relativement réduit.

Exemple parfait, le contraste entre les enjeux et l’importance du remplacement de Antonin Scalia en 2017 et celui de Anthony Kennedy en 2018 est saisissant : au centre de la nomination de Neil Gorsuch en 2017 se trouvait la raison même pour laquelle le président Trump a pu disposer dès son entrée en fonctions d’une nomination à la Cour ; en effet, alors que le juge Scalia était décédé en février 2016  et aurait donc dû être remplacé par le président Obama, qui avait d’ailleurs proposé au Sénat la nomination de Merrick Garland, Mitch McConnell, le leader de la majorité républicaine à la Chambre haute, avait, par le recours à une série de procédures d’obstructionnisme, empêché que la Commission judiciaire puis le Sénat en séance plénière ne se déchargent de leur fonction d’avis et consentement.

Il est coutumier pour les opposants à une nomination de vouloir retarder la « confirmation » par le Sénat ; pour autant, jamais cet obstructionnisme ne s’était étalé sur 14 mois en privant un président en exercice d’un pouvoir constitutionnel qui lui est explicitement réservé. Alors qu’un président conservateur allait remplacer un magistrat conservateur par un autre sans modifier l’équilibre de la Cour, l’essentiel de la controverse portait sur les circonstances constitutionnellement douteuses dans lesquelles Donald Trump avait bénéficié d’une nomination qui aurait dû revenir à son prédécesseur. La temporalité n’était pas non plus problématique car un président en début de mandat jouit généralement d’un capital politique suffisamment fort pour surmonter les oppositions au Sénat.

En revanche, parce que le poste vacant à la Cour était, selon l’expression américaine, « le fruit de l’arbre empoisonné », la procédure d’avis et consentement au Sénat devenait le dernier bastion de résistance et de protestation face à ce que beaucoup de progressistes considéraient comme un hold-up constitutionnel. Or les Républicains, qui ne disposaient à la Chambre haute que d’une très faible majorité de 52 sièges sur 100 savaient que les Démocrates auraient forcément recours à la « flibuste », une manœuvre de blocage spécifique au Sénat qui exige une majorité qualifiée de 60 voix pour y mettre fin.

Après avoir torturé le règlement et la tradition du Sénat en bloquant la nomination de Merrick Garland, Mitch McConnell dut donc revenir à la charge en excluant, par un vote à la majorité simple, les nominations à la Cour suprême du champ d’application de la flibuste. Suivant que le sénateur McCain (qui souffre d’un cancer du cerveau) participait ou non au vote, 51 ou 50 voix suffiraient alors à confirmer le juge désigné et donc à permettre sa nomination. Cette dernière intervenait qui plus est dans un contexte post- ou pré-électoral qui rendait très supportable la pression sur ce petit groupe de sénateurs qui décident aujourd’hui du sort des nominations judiciaires: les deux ou trois républicains modérés qui n’ont pas suivi l’évolution idéologique du Parti de l’éléphant vers la droite et les quatre ou cinq Démocrates élus dans des États conservateurs qui avaient donné une majorité à Donald Trump en 2016.

On l’a beaucoup dit mais cela n’en reste pas moins fondamental, c’est le fameux « juge pivot » qu’il s’agit ici de remplacer.

Restaient donc deux points périphériques de controverse : un président qui n’avait jamais montré un quelconque respect pour l’indépendance du judiciaire et qui se refusait à fonctionner selon les normes et les rituels de la relation entre l’exécutif et le Sénat bouleverserait-il là encore l’orthodoxie procédurale ? Par ailleurs les Démocrates parviendraient-ils à saisir cette chimère de la procédure d’avis et consentement qui consiste à penser que, lors de leur audition devant la Commission judiciaire, les juges désignés vont répondre à des questions sur tel ou tel précédent ou sur un champ spécifique de la jurisprudence, qu’il s’agisse du droit à l’intimité, du droit de vote ou encore des pouvoirs et de l’immunité du président des États-Unis ?

Dans les deux cas, la réponse fut négative : Neil Gorsuch, tant par sa carrière et ses diplômes que par son positionnement idéologique, eût pu être nommé par n’importe quel président républicain depuis Eisenhower, de Nixon à Bush fils en passant par Reagan et Bush père ; les sénateurs démocrates n’obtinrent de l’impétrant que des platitudes convenues sur le contrôle de constitutionnalité des lois et un serment attendu d’indépendance et d’impartialité. Minutieusement préparée par l’exécutif, parfaitement exécutée et totalement prévisible à chacune de ses étapes, la nomination de Neil Gorsuch fut une forme de non-événement dans le sturm und drang de la présidence Trump qui joua juste et à contre-emploi et se retrouva donc gagnante sur tous les tableaux, en particulier dans la satisfaction de sa base évangélique qui se voyait là récompensée de son activisme bien au-delà de ce qu’avaient fait les prédécesseurs républicains de Trump.

La nomination de Brett Kavanaugh présente des enjeux et caractéristiques très différents : l’impact transformateur sur la jurisprudence de la Cour est infiniment plus fort ; la nomination intervient à quelques mois d’élections de mi-mandat particulièrement indécises mais aussi potentiellement très dommageables pour la présidence Trump. On l’a beaucoup dit mais cela n’en reste pas moins fondamental, c’est le fameux « juge pivot » qu’il s’agit ici de remplacer, celui qui, dans un système où les juges se prononcent pour casser ou confirmer la décision du dernier tribunal à avoir jugé à la majorité simple, peut faire pencher la balance de la Justice vers les conservateurs ou vers les progressistes.

Dans les domaines du mariage pour tous, de l’avortement, de l’action positive ou encore de la peine capitale, Anthony Kennedy avait rejoint le camp des progressistes et contribué à faire avancer les droits des minorités ; mais il ne faut pas oublier non plus que le même magistrat avait voté avec la majorité dans le fameux arrêt Bush v. Gore en 2000, qu’il défendait une vision très large du périmètre du pouvoir exécutif, était très suspicieux de toute tentative d’encadrer les dépenses de campagne ou encore qu’il a validé durant sa dernière année à la Cour le décret présidentiel sur l’entrée sur le territoire des États-Unis de ressortissants de six pays à majorité musulmane, privé les syndicats de la possibilité d’utiliser leurs cotisations à des fins partisanes, autorisé un pâtissier à refuser de confectionner un gâteau pour un couple homosexuel au nom de la liberté de culte ou encore remis en cause certaines protections traditionnelles dans l’exercice du droit de vote.

Cela signifierait une majorité conservatrice assurée sur une période au minimum de vingt ans, ce qui ne s’est jamais produit dans la période de l’après-guerre.

La très grande majorité de ces décisions fut à la majorité de 5-4, faisant de Anthony Kennedy le point d’équilibre idéologique médian de la Cour. Ce rôle échoit maintenant au président Roberts, ce qui est profondément inquiétant pour les progressistes lorsque l’on connaît ses positions sur les questions religieuses notamment. Autant statistiquement on peut s’attendre à une nomination tous les 30 mois, autant le remplacement du juge pivot dans une Cour également partagée entre conservateurs et progressistes fort prévisibles dans leurs votes représente une forme de comète de Halley du politique américain. Par ailleurs, au vu de la pyramide des âges à la Cour, il est plus probable que la prochaine nomination décide du remplacement d’un des deux juges les plus progressistes, Stephen Breyer (79 ans) ou Ruth Bader-Ginsburg (85 ans) qu’un juge conservateur. Cela signifierait une majorité conservatrice assurée sur une période au minimum de vingt ans, ce qui ne s’est jamais produit dans la période de l’après-guerre.

Par ailleurs, la nomination de Brett Kavanaugh est totalement enchâssée dans le scrutin du 6 novembre, et ce à de multiples niveaux. L’Administration Trump fera tout en son pouvoir pour que les auditions du juge désigné devant la Commisison judiciaire du Sénat puis le vote en séance plénière interviennent avant les mid-terms. Les Démocrates, pour soulager la pression extraordinairement forte qui pèse aujourd’hui sur Joe Manchin (Virginie occidentale), Heidi Heitkamp (Dakota du Nord), Joe Donnelly (Indiana), feront, eux, tout pour que la nomination ne soit examinée par la Chambre haute qu’après les élections. Les chiffres du scrutin présidentiel de 2016 se passent de commentaires sur des élus démocrates qui se représentent dans des États qui ont voté à 68% pour Trump en Virginie occidentale (contre 26% pour Hillary Clinton), à 63% dans le Dakota du Nord (contre 27% pour Hillary Clinton) ou encore à 57% dans l’Indiana (contre 38% pour Hillary Clinton). Côté républicain, la position de Susan Collins (Maine) et de Lisa Murkowski (Alaska) dont le vote en faveur de Kavanaugh est tout sauf acquis pourrait être terriblement difficile et potentiellement ostracisante à l’intérieur du Parti si elles devaient se prononcer avant le 6 novembre.

À la Chambre des représentants, la nomination, quel que soit le moment où elle interviendra, aura aussi un impact direct sur le scrutin, puisqu’elle est un élément de mobilisation chez les Républicains et de contre-mobilisation chez les Démocrates. En faisant porter son choix sur Brett Kavanaugh, dont le profil est en tous points similaire à celui de Neil Gorsuch, le président Trump a pris un seul risque, celui de faciliter l’obstructionnisme prévisible des Démocrates : le juge de la Cour fédérale d’appel de Washington a d’abord travaillé pour le procureur spécial Ken Starr qui enquêtait sur Bill Clinton dans le cadre de la procédure qui a mené à son impeachment, puis il passé deux années dans l’équipe des juristes de l’Administration Bush avant d’être nommé à son poste actuel en 2003 (il ne sera confirmé qu’en 2006). Cela signifie qu’il a produit des milliers de pages d’écrits que les sénateurs démocrates de la Commission judiciaire auront beau jeu d’abord d’exiger qu’ils les produisent (ce qui prépare à un inévitable affrontement autour du concept de séparation des pouvoirs et de la doctrine du « executive privilege ») et ensuite de demander à disposer du temps nécessaire pour les consulter dans leur intégralité avant les auditions.

Même si au jour où nous écrivons il est plus probable que Brett Kavanaugh obtienne in fine le consentement du Sénat, il est totalement impossible de dire dans quels délais la procédure arrivera à son terme, combien de capital politique le président Trump devra dépenser pour la faire arriver à bon port et quelles seront les retombées électorales dans une élection particulièrement indécise. Quoi qu’il arrive, cette nomination représentera une victoire pour la cause conservatrice, mais pas pour les raisons traditionnellement avancées.

Il est illusoire par exemple de penser qu’une Cour, aussi conservatrice fût elle, reviendrait dans les cinq prochaines années sur les précédents sur le mariage pour tous ou sur les droits des minorités sexuelles.

En effet, il faut rappeler que la Cour suprême est exclusivement (à l’exception de cas relevant de conflits entre les États ou de droit de l’amirauté) un tribunal d’appel. Elle ne peut donc pas, aussi large fût la majorité conservatrice, décider d’elle-même de statuer dans tel ou tel domaine de la jurisprudence qui ferait avancer la cause idéologique. Il lui faut de fait attendre que se présente à la saisine un cas qui puisse servir de bon « véhicule » à l’inflexion de la jurisprudence dans le sens souhaité. Que ce soit dans le domaine de l’affirmative action ou dans celui du droit à l’intimité, toutes les affaires ne possèdent pas le même potentiel transformateur ; certaines permettent une montée en généralité, d’autres se prêteront mieux à une décision plus technique et limitée dans sa portée.

Même si elle a été soigneusement préparée en amont par des organisations militantes qui auront choisi avec soin la cour la plus favorable (ou la plus hostile pour augmenter les chances d’appel) dans ce que les Américains appellent « court-shopping », nul n’est en mesure de garantir que l’affaire remontera jusqu’à la Cour suprême et que quatre juges accorderont la saisine. Chaque année, la Cour reçoit environ 7000 à 8000 demandes de saisine ; elle n’en accepte que 80 en moyenne. Par ailleurs, lorsque Alexander Hamilton, dans le Fédéraliste n°78 affirmait que la Cour était « le moins dangereux des trois pouvoirs », il le justifiait en expliquant qu’elle n’avait « d’influence ni sur l’épée, ni sur la bourse » et donc qu’elle « n’avait ni FORCE, ni VOLONTÉ, mais simplement son jugement et qu’elle devait donc dépendre de l’aide de l’exécutif même pour l’efficacité de ses jugements».

Le pouvoir de la Cour repose donc dans sa légitimité, aux yeux des Américains, de dire le sens de la Constitution en leur nom. Cela implique d’abord que la Cour, sauf très rares exceptions, ne revient pas sur la chose jugée par respect pour le précédent mais aussi par obligation de donner continuité et stabilité au droit. Il est illusoire par exemple de penser qu’une Cour, aussi conservatrice fût elle, reviendrait dans les cinq prochaines années sur les précédents sur le mariage pour tous ou sur les droits des minorités sexuelles. Par ailleurs, tous les précédents ne possèdent pas le même statut et Roe v. Wade par exemple a été élevé au rang de « super-précédent ». Toute remise en cause frontale ou radicale expose donc la Cour à des accusations de biais idéologique et la transpose au centre de l’arène politique, là où une majorité de juges, conservateurs comme progressistes souhaite ne jamais se retrouver car le haut tribunal devient alors un lieu ordinaire d’affrontement partisan et perd sa légitimité à interpréter le texte organique.

L’actuel président de la Cour suprême, John Roberts, comme nombre de ses prédécesseurs, préfère nettement une forme de minimalisme ou d’incrémentalisme judiciaire qui, petit à petit, va par exemple limiter les conditions concrètes dans lesquelles une femme peut interrompre une grossesse sans pour autant remettre directement en cause le droit théorique inscrit dans Roe v. Wade. À terme, le résultat sera celui visé par les conservateurs, a fortiori si leur majorité à la Cour venait à se renforcer, mais cela se fera selon un calendrier beaucoup plus long que le rythme biennal ou quadriennal des élections.

Mais, et c’est là le cœur du projet conservateur en matière judiciaire, les conditions sont aujourd’hui toutes réunies pour s’assurer de la fiabilité de l’entreprise. Le rejet de la nomination de Robert Bork en 1987 avait été à la fois un symptôme et un appel aux armes : si un juge doctrinaire dans son conservatisme, provocant dans sa critique radicale des grands précédents progressistes et parfaitement disposé à organiser leur renversement avait été rejeté par une majorité de sénateurs, c’était, selon les plus militants des conservateurs de l’époque, le reflet ou le symptôme de l’ambivalence des Républicains vis-à-vis du pouvoir judiciaire ; en effet, après avoir passé une grande partie des années 1960 et 1970 à dénoncer « l’activisme progressiste » et le dévoiement partisan de la Cour suprême et plus généralement des tribunaux fédéraux, il était difficile de pivoter vers un activisme conservateur et de défendre avec vigueur la nomination d’un juge sur des bases performatives directes, c’est-à-dire en affirmant publiquement que l’on souhaitait telle ou telle évolution précise de la jurisprudence.

En 1987, les fractures à l’intérieur même de l’Administration Reagan le confirmaient, les conservateurs n’étaient pas prêts. Il n’est donc pas surprenant qu’ils aient été « battus » par la machine progressiste de l’époque, qui était mieux organisée, mieux financée, qui possédait de meilleurs relais dans les médias et au Capitole, mais aussi dans la magistrature et surtout qui était parfaitement unie dans sa philosophie judiciaire.C’était largement grâce au judiciaire en effet que la cause des droits civiques avait progressé, celle de l’égalité des sexes aussi. En 1987, ce sont plus de trente ans d’activisme progressiste qui font parler leur expérience face à un mouvement conservateur désuni et néophyte.

On peut ainsi dire que le filtre par lequel passent les affaires qui arrivent devant la Cour suprême est aujourd’hui idéologiquement coloré en faveur des conservateurs.

Mais, de la même manière que la défaite de Barry Goldwater en 1964 fut le moment fondateur d’un nouveau parti républicain qui allait dominer le système politique américain jusqu’à l’élection de Barack Obama, le rejet de Robert Bork fut lui aussi fondateur. Les conservateurs allaient en effet constituer des réseaux de juristes qui se concentreraient sur trois institutions : les tribunaux fédérés, les tribunaux fédéraux de première instance et d’appel, et le Département de la Justice, en particulier le Office of Legal Counsel dont la tâche est de coordonner l’action devant les tribunaux de l’Administration. On privilégiait alors systématiquement la nomination de magistrats jeunes et idéologiquement fiables qui étaient formés, préparés et accompagnés lors du processus de confirmation devant le Sénat. En parallèle, se mettait en place dans les États et à l’échelle nationale un réseau de think tanks conservateurs qui exerçait une veille juridique pour identifier les affaires les plus prometteuses qui serviraient de « véhicule » à leurs objectifs de transformation de la jurisprudence. Des organisations qui préparaient, sur des domaines tels l’avortement, des textes de loi qu’elles soumettaient directement ou indirectement à des assemblées législatives d’État se créaient. Coordination entre ces différents acteurs et financement étaient assurés par des organisations nationales.

Les résultats sont particulièrement probants : depuis la nomination de Clarence Thomas à la Cour suprême en 1991, aucun juge nommé par un président républicain n’a « trahi » ou « déçu » les espoirs placés en lui (Bush père et fils n’ont nommé que des hommes) ; la cohésion idéologique des juges nommés par des présidents républicains est plus forte et plus marquée dans son conservatisme que la cohésion des juges nommés par des présidents démocrates qui sont, eux, moins éloigné du centre de gravité idéologique du judiciaire. Dès lors qu’une proposition de nomination rencontre une forte opposition, le mouvement conservateur est en mesure de déployer immédiatement un réseau de soutien avec de puissants relais médiatiques et des appuis parfaitement fiables au Congrès, ainsi que l’activation de relais dans les États qui permet de faire peser la variable électorale. On peut ainsi dire que le filtre par lequel passent les affaires qui arrivent devant la Cour suprême est aujourd’hui idéologiquement coloré en faveur des conservateurs.

Reste donc aux conservateurs américains à transformer l’essai, c’est-à-dire à réussir ce qui fait encore en 2018 la force et la résilience de l’État Providence et de l’héritage du mouvement des droits civiques: l’inscription dans le marbre constitutionnel des valeurs et des principes du conservatisme. Brett Kavanaugh est donc bien, en quelque sorte, le cosmonaute de cette nouvelle mission Apollo du conservatisme américain.


Vincent Michelot

Historien, Professeur d'études américaines à Sciences Po Lyon.

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