Politique

Que mesure la popularité ?

Politiste

Yougov, Ifop, BVA… les entreprises de sondage font aussi leur rentrée, avec les traditionnelles enquêtes de popularité. Emmanuel Macron sort d’un été difficile, et le président de la République se retrouve au même niveau que François Hollande à la même époque, c’est-à-dire au plus bas. Mais que cela veut-il dire au juste ?

« La popularité d’Emmanuel Macron en chute libre », « impopularité record pour Emmanuel Macron », « record d’impopularité battu », « Emmanuel Macron atteint son niveau le plus bas de popularité », etc…. Tels sont les titres de beaucoup d’articles de presse consacrés aux dernières enquêtes d’opinion publiées sur la « popularité » du chef de l’État. La publication très régulière de ces chiffres de « popularité » donne parfois le sentiment d’une accumulation d’informations difficiles à comprendre : certains « sondages de popularité » semblent parfois se contredire dans leurs estimations du niveau de « popularité » : en baisse, en légère hausse, en recul de -2 points, en hausse de +1 point et tout cela parfois à quelques jours d’intervalle. Si en règle générale, les principaux instituts de sondage convergent dans leurs données et leurs analyses, des différences existent néanmoins quant à l’ampleur de la « popularité » ou de « l’impopularité ».

Pour mieux comprendre ces chiffres et ces données, un détour par quelques règles de méthode s’impose. Il ne faut tout d’abord jamais oublier que les sondages produisent des estimations ; c’est là leur « cœur de métier », leur vocation naturelle. Sonder et estimer est presque un pléonasme méthodologique. Les sondages, quelle que soit la discipline scientifique qui fait appel à eux, estiment des proportions qui souvent sont inconnues dans les populations sondées : on ne saura jamais quelle est la « vraie » proportion qui soutiennent Emmanuel Macron en ce jour car il n’existe pas (et ne peut exister dans une société démocratique, en tout cas) de « recensement des opinions » et d’obligation de se soumettre à un tel recensement. Les élections constituent le « juge de paix » de la popularité. On ne peut donc qu’estimer cette quantité par un sondage.

La question de la qualité de l’estimation et des techniques qui permettent d’inférer à partir du sondage quelle pourrait être la « vraie » proportion dans toute la population est la grande question de la statistique des sondages : marges d’erreurs, « intervalles de confiance » (les fameuses « fourchettes d’estimation »), correction des erreurs constituent l’alpha et l’omega du travail d’estimateur. Ces notions sont des notions de base de la statistique et plusieurs fois le débat est revenu en France de savoir si les estimations produites par les sondeurs (en ce qui concerne les intentions de vote, pas la « popularité ») ne devraient pas être accompagnées de la publication des marges d’erreurs. Il faut reconnaître ici que de très importants progrès ont été accomplis en ce domaine et que de plus en plus fréquemment les sondeurs produisent des guides de lecture de leurs estimations d’intentions de vote qui font référence aux marges d’erreurs.

Derrière l’emploi du même mot, se cachent des indicateurs en fait assez différents.

Mais en ce qui concerne les mesures de « popularité » s’ajoute à ces questions statistiques d’autres questions de méthode non moins sensibles. Si la méthodologie de réalisation des enquêtes d’opinion ne varie guère d’un institut de sondage à un autre (en France, aujourd’hui, le modèle dominant est celui d’une enquête réalisée online, auprès d’un échantillon national représentatif des électeurs dont la représentativité est obtenue par la méthode des quotas et dont la taille est souvent comprise entre 1000 et 2000 personnes interrogées), les différents instituts n’utilisent en fait pas les mêmes indicateurs de cette « popularité ». Derrière l’emploi du même mot, se cachent des indicateurs en fait assez différents.

Si l’on s’en tient, par exemple, à des exemples récents et à propos d’Emmanuel Macron, l’institut Elabe enregistre dans ses enquêtes « la confiance dans Emmanuel Macron pour affronter efficacement les principaux problèmes qui se posent au pays », Kantar-TNS pose une question proche mais sans référence à l’efficacité de l’action présidentielle (« Faites-vous confiance à Emmanuel Macron pour résoudre les problèmes qui se posent en France actuellement ? »), tandis que les autres instituts se démarquent par leurs indicateurs plus généraux : l’IFOP mesure la satisfaction générale (« Êtes-vous satisfait ou mécontent d’Emmanuel Macron comme président de la République ? »), BVA demande une opinion générale (« Quelle opinion avez-vous d’Emmanuel Macron en tant que président de la République ? »), Yougov mesure le « jugement porté sur l’action du président de la République », sans le nommer.

Cette pluralité de formulations de questions est sans aucun doute une bonne chose au plan méthodologique, elle illustre que la « popularité » est une notion à plusieurs facettes : la confiance, la satisfaction, l’appréciation sur la capacité à régler les problèmes, le bilan général que l’on prononce. Par ailleurs, elle garantit une forme de pluralisme à la fois des instituts de sondage et du débat démocratique. Mais le revers de la médaille est qu’elle rend le tableau plus difficile à lire : la publication régulière de pourcentages de « popularité », souvent publiés à quelques jours d’écart, est cohérente sur les tendances mais peut donner lieu à des fluctuations, voire à ce qui pourrait être perçu comme des incohérences : ainsi, au début de l’été, deux sondages publiés à quelques heures d’écart donnaient pour Emmanuel Macron une « popularité à la baisse », pour l’un, « à la hausse » pour l’autre. L’un des enjeux clefs de la publication et de l’interprétation des sondages de popularité est donc de toujours se ramener à une série statistiques cohérente : le suivi de la même mesure de popularité, réalisée par le même institut. On peut alors comparer les évolutions temporelles au sein d’une même série de données et comparer entre elles les différentes séries.

Les mesures de « popularité » passent sans doute à côté d’une partie du phénomène étudié, l’opinion intermédiaire.

La diversité dans les formulations des questions ne se retrouve pas dans les échelles de réponses que les instituts proposent à leurs enquêtés : pour échelonner la « popularité » mesurée, les instituts de sondages proposent de manière presque homogène une échelle de réponse en quatre points (par exemple : « tout à fait satisfait, plutôt satisfait, plutôt pas satisfait, pas du tout satisfait »). Là encore, ce choix de méthode a d’importantes conséquences : en n’offrant pas aux personnes qui répondent la possibilité de donner une réponse intermédiaire (une modalité de réponse du type « ni satisfait, ni insatisfait »), on tend à accentuer le contraste entre les deux pôles, l’un positif et l’autre négatif, de la « popularité » comme si celle-ci ne pouvait être qu’un choix binaire, être « populaire » ou « impopulaire ». Si les réponses qui mesurent la nuance entre ces deux pôles (par l’emploi de l’adverbe « plutôt ») permettent de prendre en compte les opinions qui ne sont pas tranchées, il n’empêche : par crainte de favoriser l’expression d’une opinion incertaine et difficile à interpréter, les mesures de « popularité » passent sans doute à côté d’une partie du phénomène étudié, l’opinion intermédiaire.

Les sondeurs prennent néanmoins en compte cette objection de deux manières : tout d’abord, l’échelle en quatre positions est parfois complétée par une question permettant l’expression d’une attitude plus mitigée. Ainsi, lors de son enquête sur le bilan d’image d’Emmanuel Macron un an après son élection, BVA demandait aux personnes interrogées si elles soutenaient ou s’opposaient à l’action d’Emmanuel Macron (et du gouvernement) mais proposait également une modalité de réponse intermédiaire (« Vous attendez de voir quels seront les résultats de l’action menée par Emmanuel Macron et le gouvernement avant de vous prononcer »). Il se trouve que cette modalité était choisie par 41% des personnes interrogées, manifestant ainsi un élément fondamental de la structure de la « popularité » d’Emmanuel Macron : la proportion de Français toujours incertains quant à leur jugement sur lui et qui attendent de voir les résultats.

Les sondeurs complètent également leurs mesures d’opinion par des questions ouvertes : celles-ci ont pris une importance certaine en France depuis une dizaine d’années. L’analyse des questions ouvertes permet d’enrichir considérablement l’interprétation des hausses ou des baisses de « popularité ». On dispose ainsi d’un matériau qualitatif très riche, permettant de mieux connaître les répertoires argumentatifs qui se cachent derrière l’expression d’une confiance ou d’un manque de confiance dans l’exécutif : si l’on prend le cas d’Emmanuel Macron, l’analyse des questions ouvertes disponibles dans certains baromètres de confiance et de popularité permet de voir que les opinions positives créditent sa volonté d’aller au bout de ses réformes et sa stature présidentielle tandis que les opinions négatives sont plus diversifiées et touchent aux politiques mises en place (« président des riches ») mais aussi à plusieurs facettes de l’image présidentielle (« arrogance », « hors sol », « monarque », entre autres).

Une autre série de questions méthodologiques se posent à propos de l’analyse des sondages de « popularité » et plus encore des commentaires et analyses qui les accompagnent. C’est la question du rapport au temps de ces analyses et commentaires. Le temps, la variable la plus essentielle, la plus difficile à comprendre, la plus susceptible de nous jouer des tours dans l’interprétation. La dimension temporelle de la « popularité » lui est indissociable : la « popularité », par définition se construit, se déconstruit, se fait et se défait. Elle est un objet mouvant. Inscrite dans le temps, l’analyse de l’évolution de la « popularité » en connaît toutes les difficultés d’analyse car le temps n’est pas une donnée homogène : le temps est scandé, il se compose de différents éléments. À l’intérieur de la boîte noire explicative qu’est le temps, on trouve différents objets : les conjonctures, les cycles, les périodes, les accidents sans lendemain, les rebonds sans signification.

Les différentes strates temporelles permettent de mieux comprendre à quel registre d’interprétation appartient la hausse, le rebond, la baisse ou la chute de « popularité ».

Ce n’est donc pas la « popularité » qui doit être étudiée pour elle-même : elle doit être, avant tout, comprise dans ses dynamiques et dans ses cheminements. Il est beaucoup plus important de comprendre une tendance de long ou moyen terme que de commenter le chiffre du jour. Les évolutions et les dynamiques font apparaître les différentes strates temporelles (court/moyen/long terme) et ces différentes strates temporelles permettent de mieux comprendre à quel registre d’interprétation appartient la hausse, le rebond, la baisse ou la chute de « popularité ». L’analyse des séries temporelles de la « popularité » présidentielle est d’ailleurs souvent analysée par les chercheurs en liaison avec les séries temporelles de données économiques. Une économie politique de la « popularité » est assez fortement développée par la sociologie électorale quantitative nord-américaine et permet d’identifier des « fonctions de popularité ».

Sur un autre plan, la question du temps apparait essentielle bien que peu développée par les sondages de « popularité ». Les évolutions temporelles que ces sondages permettent d’analyser sont des évolutions saisies à un niveau « agrégé » : le pourcentage de personnes qui se déclarent « satisfaites de l’action du président de la République » et qui varie d’un mois à l’autre. Mais ces données ne disent rien sur les évolutions individuelles : il est par exemple tout à fait possible qu’au niveau « agrégé » la « popularité » n’évolue pas alors même que beaucoup d’individus auraient changé d’opinion. Et il est possible que la « popularité » évolue alors qu’un noyau dur d’électeurs restent très stable dans son soutien à l’exécutif. Saisir les dynamiques temporelles au niveau individuel est pourtant essentiel pour comprendre le lien entre les décisions et actions de l’exécutif et la satisfaction ou insatisfaction qu’en ressentent les électeurs.

Au plan du raisonnement scientifique, attribuer la responsabilité de la hausse ou de la baisse de la « popularité » à telle ou telle décision, tel ou tel comportement ou choix, de l’exécutif, doit passer par l’analyse d’un corpus de données susceptible de permettre cette inférence. Dans l’idéal ce corpus de données consiste à observer les mêmes électeurs dans le temps ; on appelle cela des données de panel. Cette méthode de collecte des données permet d’analyser non seulement l’évolution des grandes masses de données (les pourcentages d’approbation de l’action de l’exécutif par électorats, catégories sociales, etc…) mais aussi et surtout l’évolution des opinions individuelles sous l’effet des expériences vécues et des modifications du contexte de production des opinions.

Ces considérations méthodologiques sont sans doute des questions de spécialistes ; mais les commentaires et analyses de cotes de « popularité » font souvent l’impasse sur la double précaution d’interprétation des effets du temps que nous avons présenté ci-dessus : une évolution ne se juge que par rapport à une tendance et à une période ; une évolution enregistrée au niveau « agrégé » peut masquer des tendances de sens contraire ou des tendances amplificatrices au niveau individuel. L’analyse politique gagne beaucoup en compréhension si l’on sait non seulement quelles catégories d’électeurs lâchent ou viennent soutenir la « popularité » de l’exécutif, mais aussi ce qui pousse les électeurs individuellement à le faire.

Une dernière série de remarques méthodologiques peuvent être faites à propos de la « popularité » : dans une recherche récemment publiée et très solidement documentée, le politiste Philippe Juhem a montré en quoi les baromètres de « popularité » enregistrent, d’une manière générale, davantage la position qu’occupent les acteurs politiques dans le jeu politique que leurs qualités personnelles. Tel nouveau Premier ministre ou ministre bénéficie d’un crédit de popularité davantage lié à sa soudaine exposition médiatique sous un nouveau jour qu’à ses qualités ou qu’à un soutien à son programme de gouvernement. Il conclut que « la trajectoire de popularité des personnalités politiques peut être déduite de la succession des positions qu’elles ont occupées, se voyant infléchie seulement lors d’un changement de statut ­: nomination, élection, avancée dans l’ordre probable de succession, scandale modifiant la structure de concurrence, etc. Un élu ne transfère pas de poste en poste une popularité liée à sa personne, au contraire, il revêt, lors de chaque nomination, le niveau de popularité correspondant à sa nouvelle position » (Le favori des sondages, Sociétés contemporaines, 2017).

L’analyse scientifique de la « popularité » renvoie ainsi, pour toutes les raisons évoquées ici, à un ensemble complexe d’interactions entre variables et de dimensions temporelles. Cela encourage à la prudence ou à la prise de recul dans l’interprétation des évolutions mensuelles de la « popularité ». La publication des cotes de « popularité » est ainsi tout à la fois un élément essentiel mais complexe d’interprétation des dynamiques de l’opinion publique.


Bruno Cautrès

Politiste, Chercheur CNRS au Cevipof, professeur à Sciences Po Paris

Pour une anthropologie publique

Par

Quel est le rôle de l'anthropologie aujourd'hui ? Afin de rendre le chaos du monde un peu plus intelligible, il faut qu'elle restitue son savoir à la société dont elle est autant un ouvroir qu'un miroir. Un... lire plus