Société

Post-scriptum sur les sociétés de recherche-création

Professeur de littérature et médias

La « recherche-création » est désormais à la mode en France, dans les milieux où des universitaires croisent des artistes. La parution imminente en français du livre d’Erin Manning et Brian Massumi proposant une version radicale de cette forme de Pensée en acte est l’occasion de se pencher sur les raisons de cette ferveur. L’hypothèse proposée ici est qu’on peut y voir l’émergence d’un nouveau mode de gouvernementalité. Nos sociétés de contrôle se fatiguent. Bienvenue aux sociétés de recherche-création !

La recherche-création, développée et théorisée depuis quelques années au Canada, se propose d’hybrider recherche scientifique et création artistique [1]. Le saut ainsi proposé entre l’expérimentation scientifique et l’expérience artistique a certainement de quoi plaire aux acteurs de terrain, qui se sentent tout autant à l’étroit dans les « universités-usines » que dans les « entreprises-cultures ». La recherche-création libère de l’usine en permettant de jouer à l’artiste, comme elle émancipe du spectacle en invitant à jouer au savant. Les institutions en attendent de nouvelles formes d’« innovations », relevant d’une invention à la puissance deux. Au-delà des instrumentalisations dont elle peut faire l’objet, on gagnerait toutefois à l’inscrire dans la série proposée par Michel Foucault et complétée par Gilles Deleuze pour rendre compte de la superposition (et non de la simple succession) de trois régimes de gouvernementalité [2].

Un quatrième régime de gouvernementalité ?

La première couche, on le sait, est celle de la souveraineté. Un roi enrégimente une population par la peur de son épée ou de son goupillon. Il règne en menaçant de faire mourir (ou de damner). La souveraineté ne commande qu’une obéissance extérieure : il suffit que les sujets ne se rebellent pas ouvertement contre l’affirmation formelle de domination. Le souverain règne d’autant mieux qu’il commande moins d’actions précises.

Le deuxième régime est celui de la discipline. Dès lors que les rapports d’interdépendance se complexifient, il ne suffit plus de mâter les rares rebelles : il faut former d’énormes masses de travailleurs aux compétences et aux obéissances nécessaires à faire fonctionner une machine productive incomparablement plus compliquée. La discipline commence par apprendre ou réprimer des gestes par peur d’une punition extérieure. Mais elle s’insinue rapidement dans des habitudes de soumission intériorisée. Elle moule les élèves, les apprentis, les employés, les citoyens, pour les c


[1]Cet article est une version résumée d’un post-scriptum à paraître dans la traduction française du livre de Erin Manning & Brian Massumi, Pensée en acte. Vingt propositions sur la recherche-création, Dijon, Presses du réel, novembre 2018.

[2]Le texte-clé de cette schématisation est Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers, Paris, Minuit, 1990/2003, p. 240-247.

[3]Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.

[4]Luc Boltanski & Ève Chiapello, Le nouvel âge du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[5]Erin Manning, Relationscapes. Movement, Art, Philosophy, Cambridge, MA, MIT Press, 2009.

[6]Voir Randy Martin, Knowledge LTD. On the Social Logic of Financial Derivatives, Philadelphie, Temple University Press, 2015. Tout le dossier Dériver la financepublié dans le n° 71 de la revue Multitudesdiscute les questions évoquées trop rapidement ici.

[7]Pierre-Damien Huyghe, Contre-temps, Rennes, B42, 2017.

[8]Brian Massumi, L’économie contre elle-même. Vers un art anti-capitaliste de l’événement, Montréal, Lux, 2018.

[9]Voir Cass Sunstein et Richard Thaler, Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Pocket, 2012.

[10]Erin Manning & Brian Massumi,Pensée en acte, op. cit..

[11]Christopher Wright et Daniel Nyberg, Climate Change, Capitalism, and Corporations. Processes of Creative Self-Destruction, Cambridge University Press, 2015.

Yves Citton

Professeur de littérature et médias, Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Co-directeur de la revue Multitudes

Rayonnages

Société

Notes

[1]Cet article est une version résumée d’un post-scriptum à paraître dans la traduction française du livre de Erin Manning & Brian Massumi, Pensée en acte. Vingt propositions sur la recherche-création, Dijon, Presses du réel, novembre 2018.

[2]Le texte-clé de cette schématisation est Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers, Paris, Minuit, 1990/2003, p. 240-247.

[3]Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Anthropologie des modernes, Paris, La Découverte, 2012.

[4]Luc Boltanski & Ève Chiapello, Le nouvel âge du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

[5]Erin Manning, Relationscapes. Movement, Art, Philosophy, Cambridge, MA, MIT Press, 2009.

[6]Voir Randy Martin, Knowledge LTD. On the Social Logic of Financial Derivatives, Philadelphie, Temple University Press, 2015. Tout le dossier Dériver la financepublié dans le n° 71 de la revue Multitudesdiscute les questions évoquées trop rapidement ici.

[7]Pierre-Damien Huyghe, Contre-temps, Rennes, B42, 2017.

[8]Brian Massumi, L’économie contre elle-même. Vers un art anti-capitaliste de l’événement, Montréal, Lux, 2018.

[9]Voir Cass Sunstein et Richard Thaler, Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision, Paris, Pocket, 2012.

[10]Erin Manning & Brian Massumi,Pensée en acte, op. cit..

[11]Christopher Wright et Daniel Nyberg, Climate Change, Capitalism, and Corporations. Processes of Creative Self-Destruction, Cambridge University Press, 2015.