Politique culturelle

La ville sonique

Sociologue

Paris, que l’on pourrait penser cacophonique, se révèle être une ville sonique pour qui s’attèle à redécouvrir les sons urbains. Mais comment le bruit peut-il devenir musique ? Présenté par le collectif Theatrum Mundi, le projet Voi[e,x,s] croise art et urbanisme en proposant de transformer un espace de la ville en scène pour une création en sons et mouvements.

Beaucoup d’entre vous peuvent se remémorer ce moment fameux dans La Prisonnière de Proust où le narrateur évoque les cris (ndlr: en français dans le texte) de Paris : «  j’entendais en eux comme le symbole de l’atmosphère du dehors, de la dangereuse vie [1] ». Dangereux car les cris du poissonnier, de l’affûteur de couteaux, et des autres marchands vantant leurs services et camelote, attirent Albertine, l’amante ambivalente que le narrateur espérait garder captive. Dans leur mixture, dans leur cacophonie, ces voix de la rue sont comme le chant d’une sirène pour Albertine, représentant sa libération du contrôle du narrateur.

En réalité, la cacophonie ne contrôlait pas la ville sonique. Chaque cri se devait d’être distinctif et aisément identifiable, car si quelqu’un souhaitait affûter ses couteaux ce matin-là, il n’était pas forcément intéressé par l’achat d’une bourriche d’huîtres. Les cris de Paris organisaient l’économie de la rue au travers du son. Socialement, ces cris suscitèrent la nostalgie : la nostalgie d’un Paris préindustriel où la rue était le lieu animé d’une vie haute en couleur. Culturellement, les cris semblaient, à des compositeurs tels que Marc-Antoine Charpentier et Reynaldo Hahn, des sources de mélodies populaires qui, en retour, pouvaient être transformés en art. Les cris, en somme, constituaient une ville sonique intelligible et cohésive, au lieu d’être déroutante et anarchique, et de fait un paysage sonore séduisant.

En d’autres termes, les cris de la ville sonique étaient fabriqués [made], plutôt que trouvés [found]. La distinction est importante. Après Proust, les artistes se sont inspirés de la distinction entre le fabriqué et le trouvé pour renforcer la valeur du trouvé, dans toute sa puissance disruptive et libératrice. La sculpture célèbre de Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, utilise du sable, du verre fendu, et des bouts de ficelles – des matériaux non-artistiques dont Duchamp pensait qu’ils insuffleraient une énergie nouvelle dans la fabrication artistique. Les voix éparses présentes dans Finnegan’s Wake de James Joyce proposent la même fonction énergisante. Mais la musique du XXe siècle n’a pas, elle, pris son inspiration dans l’idée de sons trouvés.

Les compositeurs, de Darius Milhaud au jeune Steve Reich, ont bien utilisé le klaxon des automobiles ou le vrombissement des pots d’échappement, mais ils le firent en pleine conscience, comme si ces sons étaient des interjections de la vie plutôt que des matériaux naturalisés pour l’art, tel que le firent Duchamp et Joyce. Les sons étaient toujours reconnaissables et intelligibles – exactement comme les cris de la rue. Même dans des morceaux abstraits, comme Des Canyons aux Étoiles… d’Olivier Messiaen, l’éoliphone, la machine à vent, est ici présente pour la symbolique de sa performance, transportant l’auditeur des profondeurs du canyon aux sommets des cieux, avant de le faire rechuter, plutôt que comme simple bruit ronronnant. En jouant cette pièce, j’ai toujours trouvé le son symbolique moins intéressant que la texture du piano et de l’orchestre qui amène à la fois musiciens et auditeurs dans un état étrange et libérateur.

Le défi esthétique de la ville sonique est d’incorporer les sons urbains comme revigorants, simplement parce que ces sons sont trouvés – de retrouver l’excitation, la liberté que le narrateur dans l’œuvre de Proust craint qu’Albertine n’expérimente dans la rue. En partie, notre projet s’essaye à cette redécouverte des sons trouvés – mais cette redécouverte doit faire face à un obstacle.

Bruit et musique

Si vous écoutez le bruit de la circulation, heure après heure, comme Jean Genet le fit depuis sa fenêtre de prison, ouverte mais scellée de barreaux, vous pourrez, comme lui, succomber à un « mortel ennui ». De tels bruits de la rue perdent leur sens lorsqu’ils sont répétés inlassablement. Quand je travaillais pour la chorégraphe américaine Trisha Brown, nous utilisions pour ses danses des sons trouvés que nous enregistrions à New York. Mais nous avons découvert que, comme un puissant narcotique, nous ne devions les utiliser qu’avec modération. Une soirée de danse accompagnée par le claquement des portes de voiture, des bruits de pas, et des quintes de toux pouvait, comme pour Genet dans sa cellule, provoquer la mort par ennui. C’est le problème esthétique des sons trouvés : comment les utiliser pour qu’ils énergisent les sens.

Dans ce défi esthétique se cache un énorme problème, celui de comprendre la relation entre bruit, et musique. Comment le bruit peut-il devenir musique ? Pas à travers les citations conscientes de Milhaud, ou les symbolismes de Messiaen : il doit y avoir une autre voie.

Proust suggère une réponse. Non seulement sa fameuse madeleine, mais tous les objets physiques dans son entourage réveillent des souvenirs et des associations avec d’autres objets. Cette surcouche, ce palimpseste de sensations, sont des façons de créer de la profondeur. Conservés d’envers nous, au sein de nos neurones, ils ne sont pas les symboles de ce qu’une sensation physique signifie mais, plutôt, une ribambelle d’associations, reliant dans notre mémoire un son à d’autres sons que nous avons entendus auparavant. Le bruit devient musique quand un son est choisi et corrigé pour qu’il excite les circuits neuronaux d’une multitude d’associations. Un son brut répété encore et encore tue ce processus d’association : il demeure bruit plutôt que matériel pour la musique.

En tous les cas, c’est ce que le travail de Marta Gentilucci dans Voi[e,x,s] me suggère. Elle travaille avec la matière brute, voix trouvées des habitants, des individus qui ne font que prononcer leurs noms ; Gentilucci travaille et forme les voix de telle façon que la simple répétition des noms n’émousse pas l’écoute ; les voix brutes parlées deviennent voix musicales.

Nouveaux outils pour l’art

Un tel art n’est possible que grâce à la technologie moderne, qui fournit à l’art de nouveaux outils. Notre collègue Brian Eno a mené des expériences durant les années passées avec des programmes informatiques qui font le travail de générer de la musique. Le compositeur établit les algorithmes basiques que la machine doit suivre ; le logiciel explore ensuite les possibilités inhérentes à ce circuit initial. Eno nomme ce genre de compositions « musique générative » et se trouve très heureux que l’ordinateur invente voix et textures qu’il n’avait lui-même jamais imaginées. L’attrait de Brian Eno pour ce procédé est plus figuratif : la présence du compositeur est en retrait alors que la machine propose une musique qui lui est propre.

Mais ce n’est pas de la musique improvisée. L’improvisation requiert une réflexion continuelle sur le rôle de l’interprète dans le riff, sur les détours et les complexités qui émergent dans le processus d’improvisation. La plus grande erreur qu’un auditeur puisse faire est de considérer que la musique est aveuglément, inconsciemment, spontanément créée. À la place, le musicien s’écoute dans l’acte d’improvisation, revisitant des idées et des sentiments alors qu’un nouveau matériau émerge. Mais, dans la musique générative, le musicien ou la musicienne a disparu en tant qu’autocritique ; il n’y a pas de recours une fois que la composition est mise en branle.

Je ne dis pas que la musique improvisée est meilleure que la musique générative – mais elle engage l’artiste plus franchement, et je dirais, est une musique pour laquelle l’artiste doit engager une certaine responsabilité autoritaire.

Pour Brian Eno, cependant, la musique est une version informatique de la fameuse déclaration de Roland Barthes à propos de la mort de l’auteur. Que gagne-t-on, que perd-t-on, en effaçant la figure de l’auteur ?

Ce texte de Richard Sennett a été écrit à l’occasion de la présentation à la MSH Paris Nord ce mercredi 26 septembre de Voi[e,x,s], un projet qui cherche à créer une œuvre d’art singulière dans la ville en transformant un espace de Paris en une scène théâtrale pour une expression en sons et mouvements. Ce projet est porté par Theatrum Mundi : un collectif d’artistes et d’urbanistes créé il y a six ans par Richard Sennett pour permettre aux artistes engagés de mieux connaître la ville, et aux urbanistes, si souvent prisonniers de la bureaucratie, de bénéficier d’un dialogue avec ces mêmes artistes. Aujourd’hui, depuis sa base londonienne, le collectif a développé des projets à New York, Rio de Janeiro, Beyrouth, Venise et Édimbourg, ainsi qu’à Paris.  


[1] Proust, Marcel. (1923) La Prisonnière. (Paris : Gallimard). p. 158.

Richard Sennett

Sociologue, Professeur à la New York University et à la London School of Economics, fondateur de Theatrum Mundi

Notes

[1] Proust, Marcel. (1923) La Prisonnière. (Paris : Gallimard). p. 158.